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En Mer d’Anton Tchekhov


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En Mer

(Récit d’un matelot)

On ne voyait plus que les feux décroissants du port que l’on venait de quitter et le ciel noir comme de l’encre. Il soufflait un vent humide et glacé. Nous sentions sur nous des nuages pesants et devinions leur désir de se répandre en pluie, en dépit du vent et du froid.

Assemblés dans le faux-pont, nous – les matelots – tirions à la courte paille. On entendait nos rires bruyants et avinés. Quelqu’un, pour s’amuser, imitait le chant du coq.

Comme si, derrière la tête, j’avais eu un trou d’où se répandît dans tout mon corps du menu plomb glacé, un petit frisson me parcourut de la nuque aux talons. C’est de froid que je tremblais… et pour une autre raison encore que je veux raconter.

L’homme, à mon sens, est en général, abject, et il faut reconnaître que le marin est, parfois, plus abject que tout au monde, – plus abject que le plus dégoûtant animal qui a, pourtant, l’excuse d’être soumis à son instinct. Peut-être me trompé-je, parce que je ne connais pas la vie ; mais il me semble qu’un matelot a cependant plus de motifs que n’importe qui de se détester et de s’invectiver lui-même. Un homme qui peut à tout instant tomber d’un mât, disparaître à jamais dans les flots, et qui ne se souvient de Dieu que lorsqu’il se noie ou tombe la tête en bas, n’a besoin de rien et n’a aucun regret de ce qu’il laisse sur la terre ferme. Nous buvons beaucoup d’alcool et nous sommes dépravés parce que nous ne savons pas pour qui – en mer – on a besoin de vertu, et pourquoi faire.

Mais que, pourtant, je continue !

Nous tirions donc à la courte paille. Nous étions vingt-deux oisifs ayant fait notre quart, et, parmi ceux-là, deux seulement pouvaient avoir la chance de jouir d’un rare spectacle. Il se trouvait que la cabine, que l’on appelait la cabine des nouveaux mariés, était occupée ce soir-là. – Et il n’y avait, dans cette cabine, que deux orifices dont nous pouvions disposer. Après avoir percé la paroi avec un tire-bouchon, j’avais pratiqué moi-même l’un d’eux avec une petite scie. Un de mes camarades avait fait l’autre avec un couteau. Nous y avions travaillé tous les deux plus d’une semaine.

– Un trou te revient.

– À qui ?

On me désigna.

– L’autre à qui ?

– À ton père !

Mon père, vieux matelot voûté, au visage pareil à une pomme cuite, s’approcha de moi et me donna un coup sur l’épaule.

– Nous avons tous les deux de la chance aujourd’hui, mon gars, me dit-il. Tu entends, mon gars, la chance est tombée en même temps sur toi et sur moi ; cela doit vouloir dire quelque chose !

Il me demanda, impatient, l’heure qu’il était. Il n’était que onze heures.

Je sortis du faux-pont. J’allumai ma pipe et me mis à regarder la mer. Il faisait noir. Mais il faut croire que mes yeux reflétaient ce qui se passait dans mon âme, car je distinguais des formes sur le fond de la nuit, et je voyais ce qui manquait à ma vie, alors encore jeune, mais déjà gâtée…

À minuit, je passai devant le salon d’entre-pont et, par la porte, y jetai un coup d’œil. Le nouveau marié, un jeune pasteur à tête blonde, assis près de la porte, tenait un Évangile. Il expliquait quelque chose à une grande Anglaise maigre. La nouvelle mariée, jeune, bien faite, très jolie, assise près de son mari, ne quittait pas de ses yeux bleus sa tête blonde. Un banquier, grand et gros, vieil Anglais à figure rousse et repoussante, allait et venait dans le salon ; c’était le mari de la dame âgée avec laquelle causait le pasteur.

« Les pasteurs ont, me dis-je, l’habitude de discourir des heures entières. Il n’en finira pas jusqu’au matin ! »

À une heure, mon père, s’approchant de moi, me tira par la manche, et me dit :

– C’est le moment ; ils ont quitté le salon.

Je descendis en un clin d’œil l’escalier raide et me rendis près de la paroi dont j’ai parlé. Entre elle et le bord du bateau, il y avait un espace, plein de poussière noire, d’eau et de rats. J’entendis bientôt les pas pesants de mon vieux père. Il se heurtait en grommelant à des sacs, à des caisses de pétrole.

Je trouvai mon orifice et en retirai la cheville carrée, en bois, que j’avais mis si longtemps à scier. Et je distinguai une fine mousseline à travers laquelle m’arrivait une douce lumière rose. En même temps, un parfum suffocant, très agréable, effleura mon visage brûlant. Ce devait être le parfum d’une chambre à coucher aristocratique. Il fallait, pour voir la chambre, écarter avec deux doigts la mousseline, ce que je m’empressai de faire.

Je vis des bronzes, du velours, de la dentelle : le tout baigné dans la lumière rose. Le lit était à une toise et demie de moi.

– Laisse-moi regarder par ton trou, me dit mon père, me poussant impatiemment de côté. Par le tien, on voit mieux.

Je me tus.

– Tu as, mon gars, de meilleurs yeux que moi, et ça t’est absolument égal de regarder de loin ou de près.

– Chut ! dis-je. Pas de bruit. On peut nous entendre.

La nouvelle mariée était assise au bord du lit. Ses petits pieds se balançaient au-dessus d’une descente de lit de fourrure. Elle regardait à terre. Le jeune pasteur, son mari, était devant elle. Il disait quelque chose, quoi exactement je ne sais ? Le bruit du bateau m’empêchait d’entendre. Le pasteur parlait avec entrain, gesticulait ; ses yeux brillaient. Elle écoutait, hochant énergiquement la tête.

– Du diable ! grogna mon père, un rat m’a mordu !

J’appuyai plus fortement la poitrine contre la paroi, comme si j’eusse craint que mon cœur n’en sortît. Ma tête brûlait.

Les nouveaux mariés causèrent longtemps. Le pasteur se mit enfin à genoux devant sa femme, et, tendant les bras, commença de la supplier. Elle continua de hocher la tête. Il se releva alors et se mit à arpenter la cabine. À l’expression de ses traits et de ses gestes, je compris qu’il la menaçait. La jeune femme se leva, se dirigea vers la paroi près de laquelle je me tenais et s’arrêta juste devant mon trou. Elle réfléchissait, immobile, et, moi, je dévorais des yeux sa figure. Il me semblait qu’elle souffrait, qu’elle luttait avec elle-même, qu’elle hésitait, et, en même temps, ses traits exprimaient la colère. Je n’y comprenais rien.

Nous restâmes ainsi vis-à-vis peut-être cinq minutes, puis elle s’éloigna, et, arrêtée au milieu de la cabine, fit apparemment signe à son pasteur qu’elle consentait. Il eut un sourire de joie, lui baisa la main et sortit de la cabine.

Au bout de trois minutes, la porte s’ouvrit et le pasteur, suivi du grand et gros Anglais dont j’ai déjà parlé, entra dans la cabine. L’Anglais s’approcha de la couchette et demanda quelque chose à la jolie femme. Pâle, sans le regarder, elle inclina la tête affirmativement.

Le banquier anglais sortit de sa poche une espèce de paquet, peut-être une liasse de billets de banque, et la tendit au pasteur. Celui-ci l’examina, compta et sortit en saluant. Le vieil Anglais ferma la porte derrière lui.

Je m’écartai du mur en bondissant comme si quelque chose m’avait piqué. Il me sembla que le vent brisait notre bateau en morceaux et que nous coulions.

Mon vieux père, cet ivrogne dépravé, me prit par le bras et dit :

– Partons d’ici ! Tu ne dois pas voir ça ! Tu es encore trop jeune…

Il tenait à peine sur ses jambes. Je le portai par un escalier raide et tournant sur le pont, où déjà tombait une vraie pluie d’automne…

(Vers 1894-1895).


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