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Une Créature Sans Défense d’Anton Tchekhov


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Autant que ses nerfs fussent à nu après la forte crise de goutte qu’il avait eue pendant la nuit, Kistounov se rendit pourtant à son bureau le matin, et reçut, à l’heure habituelle, les visiteurs et les clients de la banque. Il avait l’air las, souffrant. Il parlait à peine, n’ayant presque que le souffle, comme un mourant1.

– Que désirez-vous ? demanda-t-il à une solliciteuse qui, vêtue d’une pelisse antédiluvienne, ressemblait beaucoup, de dos, à un gros stercoraire.

– Daignez considérer, Excellence, dit volubilement la visiteuse, que mon mari, l’assesseur de collège Chtchoûkine, fut malade pendant cinq mois, et tandis que, excusez-moi, il était alité à la maison et se soignait, on le mit à la retraite, Excellence, sans aucun motif. Lorsqu’ensuite j’allai toucher ses appointements, daignez considérer que l’on retint 24 roubles 36 copeks. « Pourquoi cela ? » demandai-je. On me répondit qu’il les avait empruntés à la caisse mutuelle et que les autres fonctionnaires étaient garants. Comment donc cela ? Pouvait-il emprunter quelque chose sans mon consentement ? Cela ne se peut pas, Excellence ! Et, pourquoi faire cela ? Je suis une femme pauvre ; je ne vis que de mes locataires… je suis faible, sans défense… chacun me moleste et je n’entends de personne une parole aimable…

Les yeux de la visiteuse se mirent à clignoter et elle chercha son mouchoir dans sa pelisse. Kistounov prit la supplique et commença à la lire.

– Permettez, dit-il en levant les épaules, qu’est-ce que c’est que ça ? Je n’y comprends rien. Visiblement, madame, vous ne vous adressez pas où il faut. En substance, votre supplique ne nous concerne pas. Veuillez vous adresser à l’administration où était employé votre mari.

– Eh ! eh ! petit père, j’ai déjà été en cinq endroits ! fit Mme Chtchoûkine. Et on n’a voulu accepter ma supplique nulle part. J’en avais même perdu la tête, mais mon gendre, Boris Matvèitch, que Dieu le conserve ! m’a conseillé de m’adresser à vous. « Adressez-vous, maman, m’a-t-il dit, à M. Kistounov. C’est un homme influent. Il peut tout faire pour vous. » Venez à mon aide, Excellence !

– Nous ne pouvons, Mme Chtchoûkine, rien pour vous… Comprenez-le donc ! Votre mari, autant que j’en puis juger, était employé dans le service de santé, et notre établissement est une administration entièrement privée, commerciale ; c’est une banque. Comment ne pas comprendre cela ?

Kistounov haussa de nouveau les épaules et passa à un monsieur en uniforme militaire, qui avait une fluxion.

– Excellence, dit Mme Chtchoûkine d’une voix chantante et plaintive, j’ai un certificat médical de la maladie de mon mari ! Le voici ; daignez le regarder !

– C’est parfait, je vous crois, dit Kistounov agacé. Mais je le répète, cela ne nous regarde pas. C’est étrange et même risible ! Votre mari ne sait-il pas où vous devez vous adresser ?

– Il ne sait rien, Excellence. Il ne fait que répéter : « Ce n’est pas ton affaire ! Va-t’en ! » Et c’est tout… Et de qui est-ce donc l’affaire ? Ils sont, voyez-vous, tous sur mon dos ! Sur mon dos !…

Kistounov se retourna vers la visiteuse et se mit en devoir de lui expliquer la différence qu’il y a entre l’administration du service de santé et une banque. Mme Chtchoûkine l’écouta attentivement, inclina la tête en signe d’acquiescement et dit :

– Oui, oui, oui… je comprends, petit père. En ce cas, Excellence, ordonnez que l’on me remette au moins 15 roubles. Je consens à recevoir la somme par fractions.

– Ouf ! soupira Kistounov, rejetant la tête en arrière. On ne peut vous faire entendre raison. Comprenez donc que nous présenter une supplique est aussi cocasse que de déposer une demande en divorce dans une pharmacie ou à un bureau de garantie. On ne vous a pas payé le reliquat de votre dû, mais qu’y pouvons-nous ?

– Excellence, se mit à pleurnicher Mme Chtchoûkine, faites que je puisse prier éternellement Dieu pour vous ! Ayez pitié de moi, infortunée que je suis ! Je suis une femme sans défense, faible… Je suis tourmentée à la mort… Je suis en procès avec mes locataires. Je dois faire des démarches pour mon mari. Je fais actuellement mes dévotions et mon gendre n’a pas d’emploi… Il semble seulement que je mange et que je boive,… mais je tiens à peine sur pied… Je n’ai pas dormi de la nuit.

Kistounov eut un battement de cœur. Faisant mine de souffrir et plaçant une main sur son cœur, il se mit à recommencer l’explication à Mme Chtchoûkine. Mais la voix lui manqua…

– Non, dit-il, avec un geste découragé, pardonnez-moi, je ne puis vous parler. J’en ai même le vertige. Vous nous dérangez et vous perdez votre temps. Ouf !… Alexeï Nicolâïtch, dit-il à un de ses employés, expliquez, s’il vous plaît, les choses à Mme Chtchoûkine.

La réception terminée, Kistounov rentra dans son bureau, signa une dizaine de papiers, mais Alexeï Nicolâïtch était encore occupé avec la solliciteuse. Assis dans son bureau, Kistounov entendit longtemps l’alternance de deux voix : la basse monotone, retenue, de son employé et la voix aiguë et pleurnichante de Mme Chtchoûkine.

– Je suis, disait Mme Chtchoûkine, une femme sans défense, faible ; je suis une femme malade. De prime abord, il semble que je sois forte, mais, à y mieux regarder, je n’ai pas un seul tendon en bon état. Je tiens à peine debout et j’ai perdu l’appétit… J’ai pris aujourd’hui mon café sans aucun plaisir…

Cependant Alexeï Nicolâïtch lui exposait les différences qui existent entre les administrations et le système compliqué de l’expédition des papiers. Il se fatigua vite et se fit remplacer par le comptable.

– C’est une bonne femme singulièrement dégoûtante ! disait Kistounov indigné, faisant craquer ses doigts nerveusement et s’approchant sans cesse de la carafe d’eau. C’est une idiote, un bouchon ! Elle m’a accablé, et va les martyriser, la sale femme ! Ouf !… mon cœur bat !

Au bout d’une demi-heure, il sonna. Alexeï Nicolâïtch apparut.

– Que se passe-t-il là-bas, chez vous ? demanda-t-il languissamment.

– On ne peut rien lui faire comprendre, Piôtre Alexânndrytch ! Nous sommes tout à fait exténués. Nous lui parlons chèvre et elle nous répond chou…

– Je… ne peux plus entendre sa voix… j’en suis malade… je ne peux plus la supporter…

– Appelez le suisse, Piôtre Alexânndrytch, et qu’il la jette dehors !

– Non, non ! fit Kistounov effrayé. Elle va beugler. Il y a beaucoup d’appartements dans cet immeuble. On irait penser de nous Dieu sait quoi !… Tâchez mon ami, de lui faire entendre raison.

Au bout d’une minute, le bourdonnement d’Alexeï Nicolâïtch recommença. Un quart d’heure après, le fort ténor du comptable remplaça la basse.

– Remarqua-ble-ment sale femme ! faisait Kistounov indigné, en secouant nerveusement les épaules. Elle est bête comme le cheval gris ; que le diable l’emporte ! Il me semble que la goutte me reprend… Encore la migraine !…

Dans la pièce voisine, Alexeï Nicolâïtch, n’en pouvant plus, frappa enfin son front du doigt, puis la table.

– Bref, dit-il, ce n’est pas une tête que vous avez sur les épaules, mais voilà quoi…

– Allons, allons, assez !… fit la vieille se fâchant. Cogne ainsi pour ta femme, espèce de lézarde ! Tiens un peu tes mains en repos…

Alexeï Nicolâïtch la regardant avec exaspération, comme s’il voulait l’avaler, dit d’une voix calme, étranglée :

– Hors d’ici !

– Quoi ? se mit soudain à hurler Mme Chtchoûkine. Comment osez-vous ! Je suis une femme faible, sans défense. Je ne permettrai pas ! Mon mari est assesseur de collège. Lézarde, va ! J’irai trouver l’avocat Dmîtriï Kârlytch, et il ne restera rien de toi ! J’ai fait condamner trois locataires. Pour tes paroles insolentes tu ramperas à mes pieds. Je me plaindrai à votre général2. Excellence ! Excellence !

– Hors d’ici, peste ! siffla Alexeï Nicolâïtch. Kistounov ouvrit la porte et regarda dans la salle.

– Qu’y a-t-il ? demanda-t-il d’une voix plaintive.

Mme Chtchoûkine, rouge comme une écrevisse, roulant les yeux, pointait les doigts en l’air au milieu de la salle. Rouges aussi, visiblement exténués, les employés de la banque l’entouraient et s’entre-regardaient.

– Excellence ! fit Mme Chtchoûkine se précipitant vers Kistounov. Tenez, celui-ci, celui-là même… (Elle désigna Alexeï Nicolâïtch) s’est frappé le front du doigt, puis a frappé la table… Vous lui avez donné l’ordre d’examiner mon affaire et il se moque de moi ! Je suis une femme faible, sans défense… Mon mari est assesseur de collège et je suis moi-même fille d’un major !

– Bien, madame… fit Kistounov gémissant. J’examinerai… Je prendrai des mesures… Partez… Après !…

– Mais quand toucherai-je, Excellence ? J’ai besoin d’argent aujourd’hui même !

Kistounov passa sur son front une main tremblante, soupira et recommença à expliquer.

– Madame, je vous ai déjà dit que c’est ici une banque, une société privée, commerciale… Que voulez-vous donc de nous ? Comprenez bien que vous nous gênez.

Mme Chtchoûkine l’écouta en soupirant.

– Oui, oui,… reconnut-elle. Seulement, Excellence, faites-moi la grâce de m’obliger à prier éternellement pour vous. Soyez pour moi un père. Défendez-moi. Si le certificat médical ne suffit pas, je puis avoir une attestation du commissariat… Ordonnez que l’on me verse l’argent.

Kistounov y vit trouble. Il exhala tout l’air qu’il avait dans les poumons et se laissa choir, à bout de forces, sur une chaise.

– Combien voulez-vous toucher ? demanda-t-il d’une voix faible.

– Vingt-quatre roubles trente-six copeks. Kistounov sortit son portefeuille, y prit un billet de 25 roubles et le tendit à Mme Chtchoûkine.

– Prenez et… partez !

Mme Chtchoûkine enveloppa l’argent dans son mouchoir, et, la figure plissée en un doux, délicat et même coquet sourire, elle demanda :

– Excellence, mon mari ne pourrait-il pas rentrer en place ?

– Je pars… je suis malade, dit Kistounov d’une voix languissante. J’ai un affreux battement de cœur…

Après son départ, Alexeï Nicolâïtch envoya Nikîta acheter des gouttes de laurier-cerise, et, après en avoir absorbé vingt gouttes chacun, les employés se mirent tous à travailler.

Mme Chtchoûkine resta encore deux heures dans le vestibule, causant avec le suisse et attendant que Kistounov revienne.

Elle revint le lendemain.

1887.


1 Tchékhov a repris cette nouvelle presque mot pour mot dans une de ses farces : L’Anniversaire de la fondation. Œuv. compl, t. XVI, p. 235 et sq. – (Tr.).

2 À votre directeur, ayant rang de général. – (Tr.)


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