akirill.com

Le Signe Rouge Des Braves de Stephen Crane


Littérature AméricaineLivres pour enfantsPoésie AméricaineStephen Crane – Le Signe Rouge Des Braves – Table des matières
< < < Chapitre IX
Chapitre XI > > >


Chapitre X


L’homme en haillons resta debout, rêveur.

– « Hé bien, c’était un sacré bon soldat pour ce qui est du cran, n’est-ce pas » dit-il finalement d’une voix quelque peu craintive. « Un sacré bon soldat. » L’air pensif, il poussa du pied l’une des mains qui remua docilement. « Je me demande d’où il puisait ses forces? Je n’ai jamais vu un homme faire ça avant. C’était une drôle de chose. Hé bien c’était un sacré brave. »

L’adolescent voulait crier sa détresse. Il se sentait poignardé, mais sa langue resta comme morte dans le caveau de sa bouche. Il se jeta à nouveau au sol et recommença à agiter de sombres pensées.

L’homme en haillons avait toujours cet air profondément absorbé.

– « Écoute voir compagnon, » dit-il après un moment, – en parlant il gardait les yeux rivés sur le cadavre –, « Il nous a quittés, n’est-ce pas ? Et nous pourrions aussi bien chercher le diable à rester là. C’est terminé ici. Il nous a quittés non ? Il est bien là où il est. Personne ne le dérangera ici. Et je dois dire que je ne me porte pas très bien moi-même en ce moment. »

L’adolescent s’éveilla en écoutant le ton de cette voix, et leva un regard rapide vers l’homme. Il vit qu’il balançait de manière incertaine sur ses jambes et que son visage prenait une légère teinte bleuâtre.

– « Mon Dieu ! » s’écria-t-il « tu ne vas pas toi… pas toi aussi. »

L’homme aux haillons secoua la main : « J’abandonne jamais » dit-il. « Tout ce que je veux c’est une bonne soupe de pois, et un bon lit. Une bonne soupe de pois, » répéta-t-il d’un ton rêveur.

L’adolescent se releva : « Je me demande d’où il vient. Je l’avais laissé par là. » dit-il en pointant vers une direction. « Et maintenant je le retrouve ici. De plus il venait par là », et il montra une autre direction. Ils se tournèrent tous deux vers le corps comme pour lui poser la question.

– « Hé bien » dit finalement l’homme aux haillons, « il ne sert à rien de rester là à essayer de lui demander quoi que ce soit. »

L’adolescent acquiesça d’un signe de tête avec lassitude. Ils se mirent tous deux à considérer le cadavre durant un bon moment.

L’adolescent murmura quelque chose.

– « Hé bien, c’était un sacré brave, n’est-ce pas ? » dit l’homme aux haillons comme en réponse.

Ils se détournèrent et s’en allèrent. Durant un moment ils avancèrent d’un pas furtif, comme s’ils marchaient sur la pointe des pieds. Le cadavre continuait à sourire dans l’herbe.

– « Je commence à me sentir vraiment mal, » dit l’homme aux haillons, coupant court aux rares silences qu’il autorisait. « Je commence à me sentir très mal en point. »

L’adolescent gémit : « Seigneur ! » Il se demandait s’il allait être le témoin malheureux d’un autre rendez-vous sinistre. Mais son compagnon agita la main pour le rassurer : « Oh, je ne vais pas mourir, pas encore ! Il y a trop de choses qui dépendent de moi pour que je meure ! Non-monsieur ! Je ne cèderai pas ! Je ne peux pas me le permettre ! Tu devrais voir la bande d’enfants que j’ai, et tout le reste. »

L’adolescent jeta un bref regard à son compagnon, il put voir grâce à l’ombre qui couvrait son sourire, que l’homme essayait de plaisanter.

Alors qu’ils poursuivaient leur pénible marche, l’homme aux haillons continuait de parler :

– « De plus, si je meurs, je ne mourrais pas comme ce type. Quelle drôle de chose. Je m’écroulerais voilà tout, c’est tout ce que je ferais. J’ai jamais vu quelqu’un mourir comme ce type. Tu connais Tom Jamison, c’est mon voisin, il habite juste à côté de chez moi. C’est un brave type, ça oui, et nous avons toujours été bons amis. Vif aussi. Vif comme un piège d’acier. Hé bien quand nous nous battions l’après-midi, soudain il éclate en malédictions et injures en me criant : « Tu as été touché maudit imbécile, » qu’il me dit en jurant horriblement. Je me touche la tête, et quand je vois mes doigts, je comprends que je suis touché, y pas de doute. Je lance un grand cri et me mets à fuir, mais avant que je puisse m’éloigner, je fus touché au bras et la balle me fit presque tourner sur moi-même. J’avais peur avec tous ces tirs derrière moi, et je courus pour me mettre hors de portée ; mais j’avais salement encaissé. Je crois bien que j’aurais continué à me battre si ce n’est Tom Jamison. »Alors, il déclara calmement : « J’en ai deux, – des petites –, mais elles commencent maintenant à me taquiner drôlement. Je ne crois pas pouvoir marcher plus loin. »

Ils avançaient lentement et en silence.

– « Tu parais très mal en point toi aussi » dit enfin l’homme aux haillons. « Je parie que t’en as pris une plus méchante que tu ne crois. Tu ferais mieux de prendre soin de ta blessure. Faut pas négliger pareille chose. Elles peuvent être intérieures la plupart du temps, et c’est comme ça que ça fait plus de dégâts. Où as-tu été touché ? » Mais il poursuivit sa harangue sans attendre de réponse. « J’ai vu un type qui avait reçu un pruneau dans la tête, quand mon régiment était tranquillement à attendre une fois. Et tout le monde qui lui criait : « t’as été touché John ? C’est grave ? », « non » qu’il répondait. Il paraissait agréablement surpris, leur racontant comment il se trouvait. Il dit qu’il ne ressentait rien. Mais mon Dieu ! la première chose que ce type a su, c’est qu’il était mort. Oui il était mort, raide mort. Alors prends garde veux-tu. Tu peux avoir quelque blessure vicieuse toi aussi. On peut jamais dire. Où c’est qu’elle se trouve la tienne ? »

Depuis le début de cet entretien, l’adolescent perdait le pas, marchait de manière sinueuse. Exaspérer il lâcha un cri en faisant un furieux mouvement de la main : « Oh ! ne m’embête pas ! » dit-il.

Il enrageait tellement contre l’homme aux haillons qu’il aurait pu l’étrangler. Ses compagnons paraissaient toujours prendre des rôles intolérables : à chaque fois ils faisaient se lever le fantôme de sa honte avec leur curiosité. Il se tourna vers l’homme aux haillons comme quelqu’un aux abois. « Maintenant ne m’embête plus » répéta-t-il avec un air menaçant et désespéré.

– « Hé bien, Dieu m’est témoin que je ne veux embêter personne » dit l’autre. Il y avait un léger accent de désespoir dans sa voix quand il répondit. « Dieu sait que j’ai assez d’ennuis comme ça. »

L’adolescent qui tenait un amer débat avec lui-même, en jetant des regards de haine et de reproches sur l’homme, dit alors d’une voix dure : « Adieu ! »

L’homme aux haillons le regarda avec un profond étonnement.

– « Hé !… Hé compagnon, où que tu vas ? » demanda-t-il d’un air hésitant. L’adolescent en le regardant voyait bien que lui aussi, comme l’autre commençait à agir de manière stupide et bête : ses pensées s’embrouillaient dans sa tête.

– « Maintenant… là… écoute voir… là… toi, Tom Jamison… là maintenant… J’en veux pas… ça ne sert à rien ; où que tu vas ? »

L’adolescent indiqua vaguement : « Par là » répondit-il.

– « Hé bien… maintenant écoute voir… maintenant » dit l’homme, délirant à la manière d’un idiot. Sa tête était penchée vers l’avant et ses paroles incohérentes. « Tu peux pas faire ça maintenant… ça se peut pas… je te connais va maudit tête de cochon. Tu veux t’en aller, et marcher avec une méchante blessure. C’est pas bon… maintenant… Tom Jamison… c’est pas bon. Tu veux bien me laisser prendre soin de toi Tom Jamison. C’est pas bon… pour toi… d’aller comme ça… avec une aussi méchante blessure… c’est pas bon… c’est pas juste… c’est pas bon… »

Pour toute réponse l’adolescent grimpa par-dessus une clôture, et s’en alla. Il pouvait entendre l’homme aux haillons qui gémissait plaintivement. Il se retourna vers lui et dit avec colère : « Quoi ? »

– « Écoute voir… maintenant Tom Jamison… maintenant… c’est pas bon. »

L’adolescent s’en alla. Se retournant, il vit de loin l’homme en détresse qui tournait en rond sans savoir où aller.

Maintenant il souhaitait qu’il fût mort. Il croyait envier ces hommes dont les corps étaient éparpillés sur l’herbe des champs et les feuilles mortes de la forêt.

Les simples questions de l’homme aux haillons furent pour lui comme autant de coups de couteau. Ils disaient que la société chercherait cruellement son secret jusqu’à le dévoiler au grand jour. L’insistance tout à fait inopinée du compagnon qu’il venait de quitter lui fit sentir qu’il ne pouvait garder son crime secrètement enfoui dans son sein. Sûr d’être amené au grand jour par l’un de ces traits qui assombrissent le ciel, et qui sont constamment à piquer, découvrir et proclamer tout haut ces choses qu’on aurait voulu tenir à jamais cachées. Il admettait ne pas pouvoir se défendre contre une telle vigilance. C’était au-delà de ses capacités.


< < < Chapitre IX
Chapitre XI > > >

Littérature AméricaineLivres pour enfantsPoésie AméricaineStephen Crane – Le Signe Rouge Des Braves – Table des matières

Copyright holders –  Public Domain Book

Si vous aimez le site, abonnez-vous, mettez des likes, écrivez des commentaires!

Partager sur les réseaux sociaux

Consultez Nos Derniers Articles


© 2023 Akirill.com – All Rights Reserved

Leave a comment