Littérature Américaine – Livres pour enfants – Poésie Américaine – Stephen Crane – Le Signe Rouge Des Braves – Table des matières
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Chapitre XII > > >
Chapitre XI
Il prenait conscience que le vrombissement de fournaise de la bataille devenait de plus en plus fort. De grands nuages sales flottaient devant lui très haut dans l’air calme. Le bruit approchait. Les hommes se déversaient hors des bois et parsemaient les champs.
Comme il contournait un petit monticule, il vit que la route maintenant n’était plus qu’une masse hurlante de fourgons, de chariots et d’hommes. De la masse confuse qui grandissait jaillissaient exhortations, ordres et imprécations. Et tout ça était balayé par la peur. Les fouets claquaient et mordaient et les chevaux ruaient et tiraient. Les grands fourgons à dos blancs se tendaient et s’empêtraient dans leurs efforts comme des moutons trop gras.
Dans une certaine mesure, l’adolescent se sentait réconforté par ce qu’il voyait : ils battaient tous en retraite. Peut-être alors n’était-il pas si mauvais après tout. Il s’assit, et se mit à contempler les fourgons frappés de terreur : ils fuyaient comme des bêtes disgracieuses et dociles. Tous ces hommes qui rugissaient et fouettaient l’aidaient à grandir les dangers et l’horreur de l’engagement, afin qu’il pût essayer de se prouver à lui-même que la chose dont les hommes pourraient l’accuser, était en vérité justifiable. Il suivait du regard avec un grand plaisir la marche sauvage qui lui donnait raison.
Sur la route apparaissait maintenant la tête d’une colonne d’infanterie, qui avançait calmement droit devant elle. Elle glissait rapidement, en évitant les obstacles, et prenait ainsi le mouvement sinueux du serpent. Les hommes de tête poussaient les mules avec la crosse de leurs mousquetons. Ils piquaient les attelages, indifférents aux cris des conducteurs. Ces hommes forçaient le passage au niveau des parties les plus denses de la masse : butée, la tête de colonne poussait droit devant elle. Les conducteurs de chariots enragés lâchèrent pas mal de jurons terribles.
L’ordre de se faire un passage donnait à la colonne une aura imposante : ces hommes avançaient vers le cœur du vacarme. Ils allaient confronter la ruée avide de l’ennemi. Ils ressentaient la fierté de leur avancée irrésistible, alors que le reste de l’armée se poussait et piétinait le long de la route. Ils renversaient gaiement des chariots avec le sentiment que cela était sans importance du moment que leur colonne arriverait à temps au front. Cette priorité leur donnait un air grave et sombre. Les officiers avaient le dos très raide.
Comme il les regardait, l’adolescent sentait revenir le noir fardeau de son malheur. Il avait le sentiment de voir passer une procession d’hommes d’élite. L’abîme qui le séparait d’eux était aussi grand que s’ils dussent être des dieux armés de flammes et portant des bannières de soleil. Il ne pourrait jamais être comme eux ; il aurait pu pleurer tellement il désirait l’être.
Il chercha en lui-même la malédiction correspondante à la cause indéfinie, sur laquelle les hommes jettent les mots de l’opprobre éternel. Cette chose, – quelle qu’elle soit –, était responsable et non lui, se dit-il. C’est là qu’est la faute.
Cette colonne qui avait hâte d’arriver à la zone des combats, parut à l’adolescent abandonné à lui-même, quelque chose de plus beau qu’une héroïque bataille. On ne pouvait blâmer ces héros, pensa-t-il, en voyant leur longue ligne ardente. Ils pouvaient se retirer avec un parfait respect de soi, en faisant la révérence aux étoiles.
Il se demandait ce que ces hommes avaient bien pu prendre pour qu’ils soient dans une telle hâte à forcer leur passage vers les sombres hasards de la mort. En les contemplant, son envie augmenta au point qu’il désira échanger sa vie contre celle de l’un d’entre eux. Il aurait aimé avoir une force prodigieuse, se dit-il, se débarrasser de soi pour être meilleur. De rapides tableaux de lui-même, solitaire, – toujours le même –, se déroulèrent en lui ; silhouette bleue prenant désespérément la tête de charges enflammées, le pied en avant, et l’épée brisée mais hautement levée ; ou faisant face à un assaut de pourpre et d’acier, se faisant tuer calmement sur une place élevée, devant tous les regards. Il pensa au magnifique pathos que sa mort susciterait.
Ces pensées le soulagèrent quelque peu. Il sentait le frisson du désir de se battre. Dans ses oreilles il entendait le chant de la victoire. Il connut l’excitation d’une charge rapide et triomphale. La musique des pas cadencés, des voix coupantes, du claquement des armes de la colonne toute proche, lui faisait prendre essor sur les ailes rouges de la guerre. Durant de courts instants, il se sentit sublime.
Il pensa être sur le point d’aller au front. Vraiment il se vit, poussiéreux, le regard vide, essoufflé courant au front, arrivant au moment propice pour saisir à la gorge la noire et libidineuse sorcière des calamités.
Puis les difficultés de la chose commencèrent à lui venir en tête. Il hésita, balançant sur ses pieds d’un air embarrassé.
Il n’avait pas de fusil : il ne pouvait se battre avec ses mains, se dit-il avec amertume en réponse à ses rêves. Mais alors, les fusils on pouvait les ramasser : il y en avait en extraordinaire profusion.
De même, se dit-il encore, ce serait un miracle s’il pouvait retrouver son régiment… Hé bien il pourrait se battre avec n’importe lequel.
Il se mit à avancer lentement. Il marchait comme s’il avait peur de mettre le pied sur une mine. Il luttait avec ses doutes.
Il serait vraiment un moins que rien si l’un de ses camarades le voyait revenir ainsi, avec les preuves de sa fuite. Mais il se consolait en se disant que les hommes, tout à leurs combats, ne font pas attention à ce qui se passe à l’arrière, pourvu qu’aucune silhouette hostile ne vienne de là. Dans la mêlée il passerait aussi inaperçu qu’un homme sous une cape.
Mais quand la lutte connaîtra un moment d’accalmie, se dit-il, alors son destin inexorable lui amènera un homme qui lui demandera des explications. En imagination il ressentait déjà le regard scrutateur de ses compagnons, alors qu’il peinait douloureusement sur quelque mensonge.
Finalement, ces délibérations et ces objections finirent par lasser son courage, et absorber toute son ardeur. En examinant soigneusement bien la chose, il ne pouvait s’empêcher d’admettre leur importance ; cependant, l’échec de son plan ne l’avait pas complètement découragé.
Par ailleurs, des douleurs variées commençaient à se faire entendre. Leur présence l’empêchait de planer haut sur les ailes de la guerre ; il lui était impossible de se voir en héros illuminé. Il tomba la tête en avant.
Il ressentit une soif brûlante. Son visage était si terne et si sec qu’il crût que sa peau craquelait. Chacun de ses os était douloureux, et paraissait sur le point de se briser au moindre de ses mouvements. Il avait les pieds meurtris, et son corps criait famine. C’était plus fort qu’une faim directe. Il avait une sensation imprécise, comme un poids à l’estomac ; et quand il essaya de marcher, sa tête balança et il se mit à tituber. Il ne pouvait voir distinctement, de petites buées vertes flottaient devant ses yeux.
Secoué par toutes ces émotions il n’avait pas eu conscience de ses douleurs. Maintenant elles l’assiégeaient à grands cris ; et comme il fût forcé de les écouter son mépris de soi grandit. En désespoir de cause il se dit n’être pas comme les autres. Il admettait l’impossibilité pour lui de jamais devenir un héros. Il n’était qu’un niais et un lâche. Ces visions de gloire étaient si pitoyables ! Il gémit du fond du cœur et avança en titubant.
Quelque chose en lui le forçait à rester à proximité du champ de bataille, comme le phalène autour du feu. Il désirait grandement voir et s’informer. Il voulait savoir lequel gagnait.
Il se dit que malgré les souffrances sans précédent qu’il endurait, sa soif de victoire était intacte ; quoique, se dit-il en manière de semi-excuse, il savait qu’à présent une défaite de son armée voudrait dire tant de choses en sa faveur. Les assauts de l’ennemi disperseraient les régiments en fragments, et ainsi de nombreux hommes de courage, estima-t-il, seraient obligés de déserter les couleurs en fuyant comme des poules. On le prendrait pour l’un d’entre eux. Ils seraient des frères attristés par un commun malheur, et lui pourrait aisément admettre n’avoir pas fui plus vite ni plus loin qu’eux. Et si lui-même pouvait croire en la perfection de ses vertus, il pensait qu’il n’aurait pas de problème à convaincre les autres.
Il se dit en manière d’excuse pour cet espoir, qu’auparavant l’armée avait rencontré de grandes défaites, – et en quelques mois leur avait fait verser le sang et poussé à abandonner les croyances admises sur la guerre –, réémergeant à nouveau aussi brave et fraîche qu’au premier jour, rejetant dans l’oubli le souvenir du désastre, et réapparaissant avec la valeur et l’assurance des légions non conquises. La voix aigre des gens restés chez eux sifflera tristement pendant un temps, mais les généraux sont souvent contraints à écouter ces complaintes. Lui, bien sûr, n’aurait aucune mauvaise conscience à proposer un général en sacrifice, sans qu’il puisse dire lequel ; aussi ne pouvait-il ressentir de la pitié pour lui. Le peuple était loin et il ne concevait pas que l’opinion publique pût être juste à si longue distance. Il était tout à fait probable qu’on fasse du mal à un homme par erreur ; et qui, après être sorti de son étonnement dépensera peut-être le reste de sa vie à écrire des répliques aux chansons faites à propos de son échec hypothétique. Ce serait très malheureux, sans doute, mais un général dans ce cas était sans importance pour l’adolescent.
Une défaite justifierait son comportement. Il pensa que cela prouverait, d’une certaine manière, qu’il avait fuit dès le début à cause de son pouvoir supérieur de perception. Quelques qui prédit sérieusement une inondation devrait être le premier à grimper sur un arbre. Ce qui prouverait vraiment qu’il est un prophète.
Une justification morale était considérée par l’adolescent comme une chose très importante. Sans ce baume, il ne pouvait, pensa-t-il, porter durant toute sa vie l’insigne douloureux de son déshonneur. Avec un cœur qui lui assurait constamment qu’il était méprisable, il ne pouvait vivre sans qu’à travers ses actes, cela soit évident pour tous les hommes.
Si l’armée avançait victorieuse, il était perdu ; si le fracas de la bataille indiquait que les drapeaux de son armée pointaient vers l’avant, il n’était plus qu’un misérable condamné. Il serait contraint de s’enfermer à jamais dans la solitude, et le pied indifférent des hommes piétinerait ses chances d’avoir une vie accomplie.
Comme ces pensées traversaient rapidement son esprit, il s’en détourna et essaya de les écarter. Il se dénonçait comme traître, et se disait être le plus indicible égoïste au monde. Sa conscience lui donnait l’image de soldats mettant leurs corps par défi devant la lance des démons hurlants des batailles ; et en voyant leurs cadavres saigner dans ce champ de bataille imaginaire, il se dit être leur meurtrier.
À nouveau il eût préféré mourir, au point d’envier un cadavre. En pensant aux tués, il nourrit un grand mépris pour quelques-uns d’entre eux, comme s’ils étaient coupables de leur mort. Ils pouvaient avoir été tués par le plus chanceux des hasards, se dit-il, avant qu’ils n’eussent eu l’opportunité de fuir, ou avant qu’ils ne fussent réellement testés. Pourtant, ils recevront le traditionnel laurier. Il cria amèrement que leurs couronnes étaient volées, et leurs robes de glorieuse mémoire imméritées. Néanmoins, il se dit encore que c’était une grande pitié qu’il ne fût pas comme eux.
Une défaite de l’armée lui aurait donné les moyens d’éviter les conséquences de sa fuite. Néanmoins, il considérait à présent qu’il était inutile de penser à une telle possibilité. On lui avait appris que le succès pour cette formidable machine des bleus était certain, qu’elle réaliserait des victoires comme un appareil produirait des boutons. À présent il se débarrassait de toutes ces spéculations, et se tournait vers le credo du bon soldat.
En se convainquant de l’impossibilité pour l’armée de subir une défaite, il se fit une belle histoire avec quoi il pût revenir au régiment et détourner les traits de la dérision qui ne manqueraient pas. Mais il craignait si mortellement ces traits qu’il lui fût impossible d’inventer une histoire crédible. Il examina de nombreuses possibilités, mais les rejeta une par une comme inconsistantes. Immédiatement il voyait ce qu’il y avait de vulnérable en eux.
Par ailleurs, il craignait beaucoup qu’une flèche méprisante ne lui mît le moral au plus bas avant qu’il n’ait eu le temps de s’expliquer.
Il imagina tout le régiment qui disait : « Où est Henri Flemming ? Il a déserté c’est ça ? Oh, mon Dieu ! » Il se rappela les différentes personnes dont il était tout à fait sûr qu’elles ne le laisseraient pas en paix pour ça. Sans doute ils l’interrogeraient en se moquant et riraient en le voyant hésiter à répondre en tremblant. Au prochain engagement, ils le surveilleraient pour voir s’il fuirait encore.
Où qu’il aille dans le camp, il rencontrerait des regards insolents qui s’attarderaient cruellement sur lui. En s’imaginant passer devant un groupe de camarades, il pouvait entendre quelqu’un dire : « Le voilà qui part ! » Alors comme toutes les têtes se tourneraient en même temps vers lui, il voyait leur large rire moqueur. Il croyait entendre quelqu’un faire une remarque drôle à voix basse, sur quoi les autres se mettraient à crier comme des coqs et à caqueter comme des poules. Il n’était plus qu’une figure de la déchéance.
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