Littérature Américaine – Livres pour enfants – Poésie Américaine – Stephen Crane – Le Signe Rouge Des Braves – Table des matières
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Chapitre XII
La colonne qui avait si résolument forcé les obstacles sur sa route était à peine hors de vue, que l’adolescent vit de noires vagues d’hommes glisser hors des bois et envahir les champs. Il sut aussitôt que leurs cœurs avaient perdu leurs fibres d’acier. Ils se débarrassaient de leurs équipements et de leurs tenues comme autant de pièges où ils s’étaient empêtrés. Ils chargeaient sur lui comme des bisons affolés.
Derrière eux s’élevait une fumée bleue, formant un nuage sur les sommets des arbres ; et à travers les buissons, il pouvait voir de temps à autre une lointaine lueur rose. La voix des canons éclatait dans un chorus interminable.
L’adolescent était frappé d’horreur, et suivait d’un regard perplexe et douloureux. Il en oubliait son propre combat contre la création. Il écartait les railleries qui naissaient en lui, à propos de la philosophie des déserteurs et les règles de conduite pour damnés. Il perdait tout intérêt pour lui-même.
La bataille était perdue. Les monstres arrivaient à grands pas irrésistibles ; l’armée sans secours dans les épais taillis et rendue aveugle par la nuit qui tombait, allait être avalée. La guerre, ce monstre rouge, la guerre, ce dieu gorgé de sang allait être rassasié.
Quelque chose en lui voulait crier. Impulsivement il voulut faire un discours de ralliement, chanter un hymne de bataille, mais il ne put qu’à peine ouvrir la bouche pour lâcher : « Pourquoi… pourquoi… qu’est-ce qui se passe ? »
Bientôt il se retrouva au milieu d’eux, qui bondissaient et couraient ; leurs faces livides brillaient au crépuscule. Ils paraissaient pour la plupart des hommes très robustes. Pendant qu’ils galopaient, le regard du jeune homme passait de l’un à l’autre. Ses questions incohérentes étaient ignorées. Ils ne faisaient pas attention à ses appels. Ils ne paraissaient pas le voir.
Quelques-uns balbutiaient comme des fous. Un énorme gaillard demandait au ciel : « Dis-moi où est la route du salut? Où est la route du salut ? » Comme s’il avait perdu un enfant. Il pleurait dans sa douleur et sa détresse.
À présent les hommes couraient dans toutes les directions. L’artillerie qui bombardait un peu partout fit se confondre toute idée de coin abrité, que ce soit vers l’avant, l’arrière, ou sur le flanc. Les repères s’étaient évanouis dans les ténèbres qui s’amassaient. L’adolescent commençait à s’imaginer au centre du terrible conflit, et il ne voyait aucune issue. De la bouche des hommes qui fuyaient sortaient des questions furieuses par millier, mais aucun d’eux ne donnait de réponse.
L’adolescent après s’être malmené pour rien en jetant des questions aux bandes de l’infanterie qui battaient en retraite sans lui donner la moindre attention, agrippa finalement le bras d’un homme. Ils pivotèrent sous l’élan de la course, et se retrouvèrent face à face.
– « Pourquoi… pourquoi… » balbutia l’adolescent, luttant avec sa langue réfractaire. L’homme s’écria : « Lâche-moi ! Lâche-moi ! » Sa face était livide et ses yeux roulaient furieusement. Essoufflé, il respirait bruyamment. Il tenait encore son fusil, peut-être avait-il oublié de le jeter. Il tirait avec frénésie sur le bras de l’adolescent, courbé et entraîné à plusieurs pas : « Lâche-moi ! Lâche-moi ! »
– « Pourquoi… pourquoi… » bredouillait l’adolescent.
– « Hé bien alors » rugit l’homme dans une grande colère. Adroitement il balança son fusil qui s’écrasa avec violence sur la tête de l’adolescent et s’enfuit.
Ses doigts mollirent sur le bras de l’autre. Ses muscles avaient perdu toute vigueur. Il crut voir la foudre s’abattre sur lui et le tonnerre gronder sourdement dans sa tête. Il ne sentit soudain plus ses jambes, et il s’écroula au sol en se tordant de douleur. Il tenta de se relever. Dans ses efforts contre le mal qui l’abattait, il paraissait lutter avec une créature invisible. Le combat fut sinistre.
Par moments il se mettait presque à moitié debout, battait l’air un instant, puis retombait à nouveau, s’agrippant à l’herbe. Son visage était d’une moiteur pâle. Des gémissements profonds et douloureux sortaient de lui.
Finalement en se contorsionnant il se remit sur les genoux et les mains ; et ainsi, comme un enfant qui apprend à marcher, se remit sur ses pieds. Les mains pressées sur ses tempes il marcha sur l’herbe en vacillant. Il lutta intensément avec son corps : ses sens engourdis poussaient à l’évanouissement et il s’y opposait obstinément, se représentant par l’esprit les dangers inconnus et les mutilations s’il venait à tomber dans ce champ. Il se raidit, imitant la manière du soldat de grande taille. Il pensa aux endroits retirés où il pourrait s’étendre sans risques. Pour en chercher un il lutta contre les vagues douloureuses qui l’assaillaient.
Mettant la main sur le sommet de sa tête, il toucha timidement la blessure. La douleur brûlante qui suivit lui fit faire une longue aspiration au travers de ses dents serrées. Ses doigts étaient tachés de sang, il les fixa du regard.
Autour de lui il pouvait entendre le roulement des canons, violemment secoués, qui étaient traînés vers le front par des chevaux fouettés au galop. Un jeune officier sur un destrier couvert de boue faillit le renverser. Se retournant il vit cette masse de canons, d’hommes et de chevaux glisser le long d’une large courbe vers l’ouverture d’une barrière. De sa main gantée, l’officier faisait des mouvements excités. Les canons suivaient les chariots contre leur gré, à cause du fait qu’ils étaient traînés par les talons sans doute.
Quelques officiers de l’infanterie éparpillée pestaient et juraient comme des charretiers. Leurs voix grondeuses pouvaient s’entendre par-dessus le vacarme énorme. Parmi l’indescriptible mêlée qui se trouvait sur la route chevauchait un escadron de cavalerie. Le jaune passé de leurs revers luisait fièrement. Il y eut une terrible querelle.
L’artillerie s’assemblait comme pour un grand débat.
La brume bleutée du soir descendait sur les champs. Les lignes de la forêt étaient de longues ombres pourpres. Un nuage étendu le long de la partie ouest atténuait un peu cette rougeur du ciel.
Comme l’adolescent laissait derrière lui cette scène, il entendit les canons soudainement rugir. Il les imagina secoués d’une colère noire. Ils crachotaient et hurlaient comme des monstres d’acier défendant une porte. La douceur du crépuscule était saturée par ces terribles remontrances. À cela s’ajoutait le fracas déchirant de l’infanterie adverse. Se retournant derrière lui, il vit des éclats de lumière orange illuminer l’ombre distante. De soudains et délicats éclairs apparaissaient dans le ciel lointain. Par moments il crut voir des masses d’hommes qui se levaient.
Dans la nuit qui tombait, il hâta son pas. Le jour s’éteignit au point qu’il pouvait à peine distinguer un endroit où mettre les pieds. La ténèbre pourpre était pleine d’hommes qui conféraient dans un roulement confus de voix. Il pouvait les entrevoir qui gesticulaient tout contre le bleu sombre du ciel. Il semblait y avoir une grande mêlée d’hommes et d’armes éparpillés tout autour dans la forêt et les champs.
La petite route étroite était à présent comme sans vie. Il y avait des fourgons renversés comme des éboulis de rivière séchant au soleil : le lit du dernier torrent était rempli de chevaux morts et de morceaux éclatés d’armes de guerre.
Finalement, il sentit sa blessure se calmer et s’alléger. Néanmoins, il s’empêcha d’aller plus vite, craignant de la réveiller. Il évita le moindre mouvement à sa tête, prenant de nombreuses précautions afin d’éviter un faux pas. Il était très anxieux, et par anticipation son visage s’étirait en pensant à la douleur atroce qui suivrait tout faux pas dans les ténèbres.
En marchant, ses pensées se concentraient intensément sur sa blessure. Il y avait tout autour une sensation liquide et fraîche ; et il imagina le sang couler lentement par ses cheveux. Sa tête parut avoir gonflé au point qu’il pensa que son cou n’était plus fait pour elle.
Cesser d’avoir mal l’inquiétait davantage. Les petites voix aiguës de la douleur, pensait-il, qui criaient depuis le sommet de sa tête, exprimaient clairement le danger. Par elles il croyait pouvoir mesurer l’étendue de son mal. Mais quand elles gardèrent un silence menaçant, il s’en effraya, imaginant des doigts terribles qui lui agrippaient le cerveau.
Ce qui ne l’empêcha pas de penser à différentes choses qu’il avait faites dans le passé. Il se rappelait certains repas que sa mère avait cuisinés à la maison, et ceux dont il raffolait particulièrement occupaient la place d’honneur. Il voyait la table mise, les murs en bois de sapin qui luisaient doucement à la lumière du foyer. Il se rappelait aussi l’habitude qu’ils avaient prise, ses compagnons et lui, d’aller sur la berge ombragée d’un étang, à leur sortie d’école. Il voyait ses vêtements jetés en désordre sur l’herbe de la rive. Il sentait les éclaboussures de l’eau parfumée sur son corps. Le feuillage de l’érable qui les surplombait bruissait sous le vent la mélodie d’un été plein de jeunesse et de fraîcheur.
À présent une lassitude irrésistible l’envahissait. Sa tête penchait vers l’avant et ses épaules s’affaissaient comme s’il portait une lourde charge. Ses pieds traînaient sur le sol.
Il tenait sans cesse des arguments : se coucherait-il en s’étendant dans quelque endroit proche, ou se forcerait-il à marcher jusqu’à ce qu’il atteignît quelque havre. Il essayait de se débarrasser de la question, mais son corps persistait toujours dans la désobéissance et ses sens l’ennuyaient constamment.
Enfin, il entendit une voix réconfortante tout près de son épaule :
– « Tu parais dans un sale état mon garçon ? »
L’adolescent ne leva pas la tête, mais acquiesça, la bouche épaisse : « Oui !… »
L’homme à la voix riante le prit fermement par le bras : « Hé bien, » dit-il avec un gros rire, « je vais dans ta direction. Toute l’équipée va dans ta direction. Et je crois que je peux te donner un coup de main. » En marchant, il avait l’air d’un homme ivre aux bras d’un ami.
Comme ils avançaient, l’homme interrogea l’adolescent et l’aida dans ses réponses comme s’il parlait à un enfant. Parfois il introduisait des anecdotes.
– « De quel régiment es-tu ? Hein ? Lequel est-ce ? Le 304e de New York ? Hé bien de quel corps est-ce ? Oh, c’est ça ? Je croyais qu’ils ne s’étaient pas battus aujourd’hui… ils sont là-bas vers le centre. Oh, ils y ont été hein ? Alors, presque tout le monde a eu sa part du combat aujourd’hui. Par Dieu ! Je me suis donné pour mort pas mal de fois. On tirait, on hurlait de partout ; il faisait un noir d’enfer, au point où je ne savais plus de quel côté j’étais pour sauver mon âme. Parfois je croyais sûrement me trouver avec ceux de l’Ohio, parfois je jurais être du méchant bout, avec ceux de Floride. C’était la situation la plus diablement confuse que j’aie jamais vue. Et dans toute cette forêt, il y avait une pagaille énorme et constante. Ce serait un miracle si l’on retrouve nos régiments cette nuit. Mais très bientôt on va rencontrer des tas de gardes et de gendarmes, et je ne sais quoi d’autres. Hé ! En voilà qui partent avec un officier, je crois. Regarde sa main qui traîne. Je parie que des combats il en a eu jusque-là. Il ne voudra plus beaucoup parler de sa réputation et tout quand ils vont lui scier la jambe. Pauvre type ! Mon frère porte la même moustache. Au fait comment que t’as fait pour te retrouver par là ? Ton régiment est loin d’ici n’est-ce pas ? Hé bien je crois qu’on peut le retrouver. Tu sais il y a eut un garçon qui a été tué dans ma compagnie aujourd’hui, et cela m’a fait penser à ce monde et tout. Jack était un bon gars. Par le diable, ça te frappe comme la foudre de voir le vieux Jack juste abattu comme ça. Nous étions là à attendre les ordres bien peinards, quoiqu’il y avait des hommes qui couraient dans tous les sens tout autour de nous ; et pendant que nous étions à attendre ainsi, arriva un type grand et gros. Il commença par tapoter le coude de Jack en disant : « Hé dis-moi, par où qu’c’est le chemin de la rivière ? » Et Jack ne faisait aucune attention à lui, et le type qui continuait à tapoter sur son coude, en répétant : « Hé dis-moi, par où qu’c’est le chemin de la rivière ? » Jack, tout le temps regardait droit devant lui essayant de guetter l’arrivée des sudistes à travers le bois ; et un bon moment il n’a fait nulle attention à ce type, mais il se tourna finalement et dit : « Oh va au diable et trouve-le toi-même ce chemin vers la rivière ! » Et juste alors, une balle lui éclata violemment le côté de la tête. Il était sergent. Ce furent là ses derniers mots. Tonnerre ! J’espère qu’on va sûrement retrouver nos régiments cette nuit. Ça va être une longue chasse. Mais je crois qu’on peut le faire. »
Durant la quête qui suivit, l’homme à la voix enjouée parut au jeune soldat en possession d’une baguette magique. Il marchait dans le labyrinthe de l’épaisse forêt avec un étrange bonheur. Lors des rencontres avec les gardes et les patrouilles il fit montre d’une finesse de détective, doublée d’une audace de gamin des rues. Ce qui paraissait un obstacle devenait une aide. Alors que son compagnon usait de tous les moyens pour les sortir de leur triste situation, l’adolescent, le menton sur la poitrine, se tenait raide comme une planche.
La forêt ressemblait à une vaste ruche où les hommes bourdonnaient en des cercles frénétiques ; mais son enthousiaste compagnon le conduisît sans erreur, jusqu’à ce qu’enfin il se mit à glousser de satisfaction et de joie : « Ah ! c’est là que vous êtes ! tu vois ce feu ? » L’adolescent acquiesça d’un signe de tête stupide.
– « Hé bien, c’est là qu’est ton régiment. Et maintenant adieu mon vieux, et bonne chance ! »
Durant un instant une main chaleureuse et forte serra les doigts alanguis de l’adolescent, et alors il entendit un sifflement enthousiaste et brave tandis que l’homme s’éloignait à grands pas. Alors que cet homme qui fût si amical pour lui sortait de sa vie, l’adolescent se rendit soudain compte qu’il n’avait pas une seule fois vu son visage.
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