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Le Signe Rouge Des Braves de Stephen Crane


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Chapitre XX


Quand les deux jeunes amis se retournèrent avec le drapeau, ils virent qu’une bonne part du régiment était tombé, et le reste démoralisé revenait vers l’arrière. Les hommes s’étant rués vers l’avant comme des projectiles, avaient épuisé leurs forces. Ils battaient lentement en retraite, leurs visages encore tournés vers les bois qui crachaient toujours le feu, et leurs fusils répondant au vacarme. De nombreux officiers donnaient des ordres, leurs voix étaient perçantes.

– « Où diable allez-vous ? » demandait le lieutenant dans un hurlement sarcastique. Et un officier à la barbe rousse, dont la voix de trompette pouvait pleinement s’entendre, commandait : « Tirez sur eux ! tirez sur eux ! Que Dieu les damne ! » Il y eut une confusion de cris stridents, et l’on ordonna aux hommes de faire des choses contradictoires et impossibles.

L’adolescent et son ami eurent une petite lutte confuse autour du drapeau.

– « Donne-le-moi ! » « Non laisse-moi-le tenir ! » Chacun était satisfait qu’il soit en possession de l’autre, mais tenait à manifester sa volonté de prendre plus de risques pour lui-même en portant l’emblème. L’adolescent repoussa son ami avec rudesse.

Le régiment recula vers les arbres impassibles. Là il s’arrêta un moment pour faire feu sur quelques formes sombres qui s’étaient furtivement mises sur ses traces. À présent il reprenait sa marche, contournant les troncs d’arbres. Au moment où le régiment amoindri atteignit de nouveau l’espace découvert, il essuya un feu rapide et impitoyable. Il paraissait entouré par une multitude d’assaillants.

La plus grande part des hommes, découragés, l’esprit épuisé par tout ce tumulte, agissaient en somnambules. Ils acceptaient les volées de balles l’air exténué et soumis. Il était inutile de se battre contre des murs en granite. Et en prenant conscience qu’ils avaient tenté de conquérir l’impossible, ils semblaient envahis par le sentiment d’avoir été trahis. Ils fronçaient dangereusement les sourcils vers quelques-uns des officiers, plus particulièrement sur celui à la barbe rousse et sa voix de trompette.

Néanmoins, l’arrière du régiment était cerclé d’hommes qui continuaient à tirer avec colère sur l’avance ennemie. Ils paraissaient prêts à en découdre. Le jeune lieutenant était peut-être le seul qui échappait au désarroi général. Il oubliait qu’il avait le dos tourné vers l’ennemi. Son bras touché pendait raide le long de son corps. Par moment, il cessait de s’en rendre compte, et était sur le point de souligner un juron d’un grand geste de ce même bras. La douleur qui augmentait le faisait jurer avec une incroyable force.

L’adolescent avançait en glissant d’un pas incertain. Il surveillait ses arrières, un froncement de colère et d’amertume sur le visage. Il pensait prendre une belle revanche sur l’officier qui les avait traités, ses compagnons et lui, de muletiers. Mais il voyait bien que cela n’arriverait pas. Ses rêves s’étaient écroulés quand les « muletiers », diminuant rapidement en nombre, avaient balancé d’hésitation dans la petite clairière, et alors s’étaient rétractés. À présent leur retraite était pour lui une marche de la honte.

De sa face noircie, un regard aigu comme une dague pointait vers l’ennemi, mais sa plus grande haine était rivée sur l’homme, qui sans le connaître l’avait traité de muletier.

Quand il sut que lui et ses camarades avaient échoué à réussir quoique ce soit, avec le succès qui aurait donné à l’officier quelques petites morsures de remords, l’adolescent se laissa envahir par la rage d’un homme trompé. Cet officier, froid comme un monument, qui lâchait des épithètes avec tant d’insouciance, il ferait un joli cadavre, pensa-t-il. Il estimait cela si cruel qu’il fut incapable de vraiment trouver en lui un sarcasme en guise de réponse.

Il s’était imaginé une curieuse revanche en lettres rouges. « Nous sommes des muletiers, n’est-ce pas ? » Et maintenant il était contraint de s’en débarrasser.

À présent il se couvrait le cœur du manteau de sa fierté, et tenait l’étendard debout. Il haranguait ses compagnons, leur poussant la poitrine de sa main libre. À ceux qu’il connaissait bien il fit de frénétiques appels, les suppliant par leurs noms. Entre lui et le lieutenant qui grondait et rageait à en perdre la tête, on sentait une camaraderie et une égalité subtile. La voix rauque ils se supportaient l’un l’autre en hurlant et protestant de toutes les manières possibles.

Mais le régiment était une machine usée. Les deux hommes parlaient inutilement à des êtres sans force. Les soldats qui avaient le cœur d’y aller, le faisaient lentement, étant continuellement secoués dans leur résolution de savoir leurs camarades glisser rapidement vers les lignes arrières. Il était difficile de penser à sa réputation quand d’autres ne pensaient qu’à leur peau. Les blessés furent abandonnés hurlants le long du sinistre trajet.

Les franges de fumée et les flammes fusaient toujours. L’adolescent, regardant attentivement au travers d’une ouverture subite dans le nuage de fumée, vit une masse de troupes brunes, qui se mêlait et grossissait jusqu’à ce qu’elle parût faite de milliers d’hommes. Un étendard aux couleurs ardentes jaillit comme un éclair devant sa vue.

Immédiatement, – comme si l’écart de la fumée l’annonçait –, les troupes aperçues éclatèrent dans un hurlement rauque, et une centaine de flammes jaillirent vers le groupe qui battait en retraite. Un nuage gris roula encore et s’interposa comme le régiment répliquait avec hargne. L’adolescent devait à nouveau compter sur son ouïe malmenée, qui tremblait et bourdonnait à cause du tumulte des cris et des tirs de mousqueterie.

Le chemin parut interminable. Dans la brume et la fumée, les hommes furent pris de panique à l’idée que le régiment perdait son chemin, et avançait dans une direction périlleuse. Un moment les hommes à la tête de la sauvage procession se retournèrent et revinrent pousser leurs camarades, hurlant qu’on leur avait tiré dessus depuis des endroits qu’ils croyaient être du côté de leurs propres lignes. À ce cri, une peur hystérique et une détresse envahirent les troupes. Un soldat, – qui jusqu’à présent avait eu l’ambition de tout faire pour que le régiment soit un petit groupe sage, qui progressât calmement au milieu des énormes difficultés qui surgissaient –, s’écroula soudain et enfouit son visage dans ses bras avec l’air de se soumettre à son destin. Un autre éclata en lamentations aiguës et sonores, remplies d’illusions naïves à propos d’un général. Les hommes couraient dans tous les sens cherchant des yeux un chemin de salut. Avec une calme régularité, comme si leurs trajectoires étaient prévues d’avance, les balles entraient sourdement dans le corps des hommes.

L’adolescent marchait, impassible au milieu de la foule, et le drapeau dans les mains, il fit un arrêt, comme s’il s’attendait à une tentative pour le faire tomber au sol. Inconsciemment il assumait l’attitude du porte-drapeau durant le combat de la veille. Il passa une main tremblante sur le front. Son souffle était pénible. Il étouffait durant cette courte attente du moment de crise.

Son ami vint vers lui : « Hé bien Henri, je crois que c’est le moment de se dire adieu…

– « Oh, la ferme damné idiot ! » répliqua l’adolescent, sans vouloir le regarder.

Les officiers peinèrent comme des politiciens en campagne électorale, afin d’amener la masse du régiment dans un cercle propre à faire face aux attaques. Le terrain était inégal et accidenté. Les hommes se nichaient dans les dépressions, et se tenaient le plus à l’aise possible derrière tout se qui était susceptible d’arrêter une balle.

L’adolescent nota avec une vague surprise que le lieutenant était debout, muet, les jambes écartées et l’épée tenue à la façon d’une canne. Il se demandait ce qui avait pu arriver à ses cordes vocales pour qu’il ne maudisse plus.

Il y avait quelque chose de curieux dans cette petite pause concentrée du lieutenant. Il avait l’air d’un bébé qui, ayant pleuré tout son saoul, levait des yeux fixes sur un jouet hors d’atteinte. Il était complètement absorbé par sa contemplation, et sa douce lèvre inférieure remuait sous les mots qu’il se murmurait à lui-même.

Une fumée indolente roula lentement, avec indifférence. Les hommes s’abritant des balles, attendaient anxieusement qu’elle se levât et découvrît la situation désespérée du régiment.

Les rangs silencieux frissonnèrent soudain sous la voix impatiente du jeune lieutenant, qui hurla : « Les voilà qui arrivent ! Droit sur nous par Dieu ! » Le reste de sa phrase fût noyé par le roulement de tonnerre meurtrier des fusils de ses hommes.

Les yeux de l’adolescent s’étaient instantanément tournés dans la direction indiquée par le lieutenant éveillé qui s’agitait, et il vit les brumes traîtresses dévoiler un corps de soldats ennemi. Ils étaient si proches qu’il pouvait distinguer leurs visages. Comme il regardait, il sentit de l’estime pour eux. Il percevait aussi avec un étonnement vague que leurs uniformes étaient plutôt d’apparence gaie, avec leur gris clair souligné de revers aux teintes brillantes. Ces tenues semblaient toutes neuves.

Apparemment ces troupes s’étaient mises à avancer avec précautions, leurs fusils prêts à tirer, quand le jeune lieutenant les eut signalés et leur mouvement fut arrêté par la volée de tir du régiment des bleus. De cet aperçu bref, on su qu’ils ne savaient pas la proximité de l’ennemi à la tunique sombre, ou qu’ils s’étaient trompés de direction. Presque instantanément ils disparurent complètement à la vue de l’adolescent sous la fumée due à la riposte énergique de ses compagnons. Il écarquilla les yeux pour connaître l’effet de leur tir, mais la fumée resta suspendue devant lui.

Les deux corps de troupe rapprochés échangeaient les coups comme des boxeurs sur un ring. Des coups de feu irrités et rapides partaient successivement des deux camps. Du fait de leur situation désespérée les hommes en bleu, plus concentrés, saisissaient l’occasion de se venger, étant à portée de tir. Le tonnerre de leurs coups de feu augmentait en force et en détermination. La ligne incurvée de leur front s’illumina d’éclairs, et l’endroit résonna du vacarme des baguettes des fusils. L’adolescent esquivait en se déplaçant et en baissant la tête ; et durant un moment il put avoir quelques vues décevantes sur l’ennemi. Ils apparaissaient nombreux et répliquaient vivement. Pas à pas ils semblaient avancer vers le régiment des bleus. L’adolescent s’assit tristement au sol le drapeau entre les genoux.

Comme il remarquait la méchante humeur de ses camarades, qui se battaient comme des loups cernés dans un bois, l’adolescent eut la douce pensée que si l’ennemi était sur le point de submerger ce régiment, – avec qui on avait voulu faire le ménage dans les bois –, et en faire un captif, il aurait la consolation de se rendre la tête haute.

Mais les tirs de l’adversaire commencèrent à faiblir. Il y avait moins de balles qui déchiraient l’air ; et enfin, quand les hommes cessèrent le tir pour voir où en était le combat, ils purent seulement voir une sombre fumée qui flottait. Le régiment resta silencieux et observa. À présent un capricieux hasard faisait que l’écran de fumée dense qui les ennuyait constamment, commençait à se rétracter et disparaître. Les hommes virent un terrain vidé de ses combattants. La scène eut été complètement déserte si ce n’était les quelques cadavres jetés là, tordus en des formes fantastiques sur le gazon.

À la vue de ce tableau, de nombreux hommes en bleu bondirent de derrière leurs abris, et firent quelques pas de danse joyeuse et maladroite. Leurs yeux étaient enflammés, et des cris d’exaltation rauques jaillirent de leurs gorges sèches.

Ils commençaient à comprendre que les évènements essayaient de prouver leur impotence. Ces petites batailles avaient, de toute évidence, tenté de montrer que les hommes ne savaient pas se battre. Quand sur le point de confirmer ces opinions, durant le petit duel, ils avaient montré qu’il n’y avait rien d’impossible, qu’ils pouvaient rendre coup pour coup ; et ainsi, ils avaient pris revanche sur l’ennemi, et surmonté leur peur.

L’élan d’enthousiasme était à nouveau en eux. Ils regardaient autour d’eux avec un air de grande fierté, ressentant une nouvelle confiance dans les armes graves, mais toujours sûres qu’ils tenaient en main. C’était des hommes.


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