Littérature Américaine – Livres pour enfants – Poésie Américaine – Stephen Crane – Le Signe Rouge Des Braves – Table des matières
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Chapitre XXII
Quand à nouveau les bois commencèrent à livrer passage aux troupes halées de l’ennemi, l’adolescent se sentit serein et confiant. Il eut un bref sourire quand il vit les hommes faire mouvement pour esquiver en baissant la tête les obus par poignées énormes qui leur passaient dessus avec de longs hurlements stridents. Il se tint droit et calme, examinant le début de l’attaque en une partie de la ligne de front, qui faisait une courbe bleue le long d’un versant de colline adjacente. Sa vue n’étant pas gênée par la fumée due aux tirs de ses compagnons, il eut largement la possibilité de voir une partie du dur combat. Ce fut un soulagement de savoir enfin d’où venait ces quelques-uns bruits qui grondaient à ses oreilles.
À courte distance il vit deux régiments mener une petite bataille isolée avec deux autres. C’était dans un espace découvert, un peu à l’écart. Ils s’enflammaient comme des parieurs, donnant et recevant d’effroyables volées. Les tirs étaient incroyablement féroces et rapides. Ces régiments étaient si pris par leur combat qu’ils oubliaient toute autre opération plus vaste de la bataille, et s’assommaient réciproquement avec une égale force.
Dans une autre direction, il vit une brigade qui avançait admirablement avec l’intention d’entraîner l’ennemi hors d’un bois. Ils passèrent hors de vue, et à présent il y avait dans le bois un vacarme des plus effrayant. Le bruit était indescriptible. Ayant provoqué ce prodigieux tintamarre, et apparemment l’ayant trouvé trop excessif, la brigade, après un moment, ressortit du bois le pas léger, en gardant sa belle formation pas le moins du monde dérangée. Il n’y avait pas trace de hâte dans ses mouvements. La brigade joyeuse, elle paraissait tendre fièrement le poing vers le bois qui hurlait.
Sur une élévation vers la gauche, il y avait une longue rangée de canons, rébarbatifs et hystériques, dénonçant l’ennemi, qui, en bas dans la forêt, se mettait en formation pour une autre attaque… L’impitoyable monotonie de tout conflit. Les décharges rondes et furieuses des canons donnaient des flammes pourpres et une grande et épaisse fumée. On pouvait avoir quelques brefs aperçus de groupes d’artilleurs très occupés. Derrière cette rangée de canons, une maison se tenait debout, blanche et calme, au milieu des obus qui explosaient. Des chevaux groupés et attachés à une longue barrière, tiraient frénétiquement sur leurs brides. Des hommes couraient ça et là.
La bataille isolée entre les quatre régiments dura un bon moment. Le hasard fît qu’ils poursuivirent, seuls, leur dispute, aucune intervention extérieure ne s’étant manifestée. Pendant quelques minutes ils se donnèrent des coups forts et sauvages, puis les régiments aux teintes plus claires flanchèrent et se retirèrent, laissant les lignes bleu sombre poursuivre leurs tirs. L’adolescent pouvait voir les deux drapeaux comme secoués par un rire parmi les restes de fumée.
À présent il y avait une accalmie chargée de menaces. Les lignes bleues firent mouvement, et changèrent quelque peu leur position ; et dans l’expectative, firent face aux bois silencieux et aux champs qui s’étendaient devant eux. Le silence était solennel et sacral, excepté une batterie distante qui, de toute évidence, incapable de rester tranquille, envoyait son faible roulement de tonnerre par-dessus le terrain. Cela irritait comme le bruit que feraient des gamins que rien n’impressionne. Les hommes s’imaginaient que cela empêcherait leurs oreilles aux aguets d’entendre les premiers bruits de la prochaine bataille.
Subitement les canons sur les positions élevées rugirent des mises en gardes. Un bruit de rafales commençait à s’entendre dans les bois. Il augmenta avec une étonnante rapidité, jusqu’à devenir une profonde clameur de bruits qui enveloppait toute la terre ; et les craquements déchirants glissèrent le long des lignes jusqu’à atteindre un rugissement interminable. Pour ceux qui étaient au milieu du bruit, ce fut comme si l’univers entier explosait. C’était les vrombissements et les concussions d’une gigantesque machinerie, si complexe que les étoiles en paraissaient insignifiantes. Les oreilles de l’adolescent en étaient pleines. Il ne pouvait plus rien entendre.
Sur une pente où serpentait une route, il vit des ruées sauvages et désespérées d’hommes, vers l’avant et vers l’arrière, en des surgissements d’émeutes répétés. Ces parts d’armées qui s’opposaient étaient comme deux longues vagues qui déferlaient l’une sur l’autre, follement, en des points ordonnés. Ces vagues enflaient d’avant en arrière. Parfois un côté proclamait des coups décisifs par ses hourras et ses hurlements, mais un moment après c’était l’autre côté qui criait son triomphe. L’adolescent vit un jaillissement de formes légères courir comme des lévriers vers les lignes ondulantes des bleus. Il y eut pas mal de hurlements, et à présent ils se retiraient avec une grande quantité de prisonniers. À nouveau encore, il vit une vague des bleus déferler avec une si grande force contre une obstruction des tuniques grises, qu’elle parût les faire disparaître du sol, et ne rien laisser qu’un gazon piétiné. Durant leurs mortelles et rapides ruées d’avant en arrière, les hommes hurlaient tout le temps comme des fous.
On disputa âprement quelques endroits abrités, – partie de barrière, groupe d’arbres –, comme si c’était là des trônes d’or ou des lits de perles. À chaque instant apparemment, ces endroits choisis subissaient un assaut désespéré, et la plupart d’entre eux passaient comme des jouets entre les mains des deux forces en lutte. L’adolescent ne pouvait dire, d’après les étendards qui volaient dans toutes les directions, comme de l’écume pourpre, quelles couleurs triomphaient.
Son régiment amoindrit s’ébranla en avant avec une férocité intacte quand son tour arriva. Et lorsqu’à nouveau les hommes furent assaillis par les balles, ils éclatèrent en des cris barbares à la fois de douleur et de rage. Ils baissaient la tête comme pour accompagner de leur intense haine les obus qui continuaient à pilonner l’ennemi. Les baguettes faisaient un furieux tintamarre comme leurs mains impatientes bourraient leurs fusils de cartouches. La ligne de front du régiment n’était plus qu’un écran de fumée opaque traversée par des points brillants en jaune et rouge.
Déjà souillés par le précédent combat, ils le furent encore et complètement en un temps étonnamment court. Pas une fois ils ne furent aussi barbouillés et sales. Se balançant d’avant en arrière, tendus par l’effort, balbutiant sans cesse, ils avaient l’air, – avec leurs corps vacillants, leurs faces noircies et leurs regards fiévreux –, d’étranges et affreux démons qui dansaient lourdement la gigue dans la fumée.
Le lieutenant de retour, après être allé se faire un pansement, produisit depuis un fond caché de son esprit, des jurons nouveaux et remarquables pour l’urgente situation. Il balança des chapelets de superlatifs comme un fouet sur le dos de ses hommes ; et il était évident que ses efforts précédents n’avaient pas le moins du monde entamés ses ressources.
L’adolescent, encore porteur du drapeau, ne se sentait pas inoccupé. Il était profondément absorbé en tant que spectateur. Les chutes et les incertitudes du grand drame le faisaient se pencher vers l’avant, le regard intense, les traits du visage légèrement contorsionnés. Parfois il balbutiait, les mots lui venaient en exclamations inconscientes et grotesques. Il ne se rendait pas même compte qu’il respirait, que le drapeau pendait silencieusement au dessus de lui, tellement il était absorbé.
Une formidable ligne ennemie approcha dangereusement à portée de tir. On pouvait nettement les apercevoir : des hommes grands et maigres, le visage excité, qui couraient à grands pas vers une barrière abandonnée.
À la vue du danger les hommes cessèrent immédiatement leurs malédictions dites d’un ton monocorde. Il y eut un moment de silence tendu avant qu’ils n’épaulent leurs fusils, et ne tirent une consistante volée vers leurs ennemis. On ne leur avait pas donné l’ordre de tirer ; les hommes en reconnaissant la menace, avaient immédiatement donné libre court à leurs flots de balles sans attendre le mot d’ordre.
Mais l’ennemi fut rapide à gagner la ligne de protection formée par la clôture abandonnée. Ils glissèrent derrière elle avec une remarquable célérité, et depuis cette position ils commencèrent vivement à tailler en pièce les hommes en bleu.
Ces derniers concentrèrent leurs énergies pour une grande lutte. Des dents serrées et blanches brillaient fréquemment sur les faces poussiéreuses. En grand nombre, les têtes surgissaient vers l’avant et vers l’arrière, flottant dans une mer de fumée livide. Ceux qui étaient derrière la clôture criaient et hululaient fréquemment de manière provocante et railleuse, mais le régiment maintenait un silence tendu. Peut-être qu’à ce nouvel assaut les hommes se rappelèrent ils leur surnom d’éboueurs, ce qui rendait leur situation trois fois plus amère. Pour tenir leur position et repousser ce joyeux corps de troupe ennemi, ils se concentraient à en perdre haleine. Ils se battaient avec une vivacité et une sauvagerie manifeste dans leurs expressions.
L’adolescent avait résolu de ne pas bouger quoiqu’il arrive. Les quelques traits de mépris qui s’étaient profondément lovés dans son cœur avaient généré une haine étrange et indicible. C’était clair pour lui que sa revanche finale et définitive devait se parfaire par son corps couché, mort ; contorsionné mais splendide sur le champ de bataille. Ce serait une réplique poignante pour l’officier qui les avait traités de muletiers, et puis d’éboueurs ; car dans toutes les tentatives forcenées de son esprit à trouver quelqu’un qui serait responsable de ses souffrances, et ses tumultueuses agitations, il saisissait toujours l’homme qui l’avait si ridiculement surnommé. Et c’était son idée, vaguement formulée, que son cadavre serait pour ces yeux-là un grand et amère reproche.
Le régiment saignait abondamment. Les bleus commençaient à tomber par grappes avec de sourds gémissements. Le sergent d’ordonnance de la compagnie de l’adolescent fût touché à la joue. Ses tendons ayant été arrachés, sa mâchoire pendait très bas, découvrant l’antre large de sa bouche qui n’était plus qu’une bouillie sanguinolente et pulsante de chair et de dents. Et avec tout ça il essayait de crier. Dans ses tentatives il y avait une gravité effrayante, comme s’il croyait qu’un seul grand cri le soulagerait.
L’adolescent le voyait à présent qui allait vers l’arrière. Sa force ne paraissait pas le moins du monde amoindrie. Il courait vite, jetant des yeux fous pour avoir du secours.
D’autres encore tombèrent aux pieds de leurs compagnons. Quelques-uns des blessés rampèrent au loin vers les arrières, mais beaucoup restèrent inertes, leurs corps tordus en des formes impossibles.
L’adolescent chercha des yeux son ami un moment. Il vit un jeune homme véhément, barbouillé de poudre, repoussant de saleté, et il sut que c’était lui. Le lieutenant aussi n’était pas touché dans sa position à l’arrière. Il continuait à jurer, mais maintenant c’était avec l’air de quelqu’un qui usait de sa dernière réserve.
Car le tir du régiment avait commencé à décroître, jusqu’aux coups sporadiques et la voix robuste, qui venait étrangement de rangs si mince, faiblissait rapidement.
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