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Le Signe Rouge Des Braves de Stephen Crane


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Chapitre VI


L’adolescent s’éveilla avec lenteur. Graduellement il reprenait position de façon à pouvoir se regarder. Un moment il scruta sa personne d’un air stupéfait, comme s’il ne s’était jamais vu avant. Alors il prit sa casquette posée au sol, et gigota dans sa veste pour être plus à l’aise ; puis se mettant à genoux il relaça ses bottes. Ensuite il s’essuya pensivement les traits qui dégageaient une forte odeur.

Ainsi, c’était enfin fini ! Le test suprême était passé. Les formidables et infernales difficultés de la guerre ont été vaincues.

L’adolescent était dans un contentement de soi qui touchait à l’extase. Il éprouvait les sensations les plus délicieuses de sa vie. Debout, comme hors de lui-même, il contemplait la scène qui venait de se dérouler. Il sentait que l’homme qui s’était battu ainsi ne pouvait qu’être magnifique.

Il se sentait un type bien. Il se voyait même porteur de ces idéaux qu’il croyait si loin de lui. Il sourit avec une profonde gratitude.

Il irradiait la tendresse et la bonne volonté envers ses camarades.

– « Hou ! ça a chauffé hein ? » dit-il d’un ton affable à un homme qui s’essuyait le visage ruisselant avec la manche de sa veste.

– « Tu parles ! » dit l’autre, en souriant d’un air amical. « Je n’ai jamais vu pareille chaleur ». Il s’allongea sur le sol les membres voluptueusement étendus. « Ah oui ! Et j’espère qu’il n’y aura plus de combats au moins jusqu’à la semaine prochaine. »

On se serrait la main en échangeant des amabilités sincères avec les hommes dont les traits étaient familiers ; mais avec qui maintenant l’adolescent sentait se nouer les liens du cœur. Il vint à l’aide d’un camarade blessé au tibia, et qui jurait, pour lui panser sa blessure.

Mais subitement des cris étonnés éclatèrent le long des rangs du régiment des novices : « Les voilà qui arrivent encore ! Les voilà qui arrivent encore ! » L’homme qui se prélassait au sol se remit debout en lâchant : « Seigneur ! »

L’adolescent jeta des regards rapides sur les champs. Il distinguait des formes qui s’élargissaient en masses depuis les bois distants. Il revit l’étendard penché qui courait sus devant.

Les obus qui pour un temps avaient cessé d’inquiéter le régiment, vinrent tournoyer encore ; ils éclataient sur les champs et au pied des arbres en farouches éclosions qui jaillissaient comme des fleurs guerrières.

Les hommes gémissaient. La joie disparue de leurs regards. Leurs visages souillés exprimaient maintenant un profond dépit. Leurs corps raidis bougeaient avec lenteur, et ils fixaient la frénétique approche de l’ennemi d’un air sombre. Esclaves qui peinaient à mort dans le temple du dieu Mars, ils commençaient à ressentir de la révolte contre les rudes tâches qu’il leur imposait.

Ils se plaignaient et s’inquiétaient : « Oh ! ç’en est trop ! Pourquoi n’envoie ton pas des renforts ? »

– « On va jamais t’nir cette deuxième volée. Je ne suis pas venu ici pour me battre contre toute la damnée armée rebelle ! »

Quelqu’un jeta un cri plaintif : « J’aurais souhaité que Bill Smithers me marche sur les doigts, plutôt que moi sur les siens. » Les jointures endolories du régiment craquèrent quand il se jeta péniblement en position pour repousser l’assaut.

L’adolescent avait le regard fixe. Sûrement, pensa-t-il, cette chose impossible n’allait pas se produire. Il s’attendait à ce que l’ennemi subitement s’arrête, et se retire en s’inclinant jusqu’à terre en guise d’excuse. Tout cela était une erreur.

Mais le tir commença quelque part sur la ligne de front, et se propagea comme une longue déchirure des deux côtés opposés. Les flammèches horizontales des tirs produisaient de grands nuages de fumée, qui retombaient en se balançant un moment sous la brise, tout près du sol, puis roulaient à travers les rangs comme par des ouvertures. Les rayons du soleil les teintaient d’ocre jaune, et l’ombre d’un bleu triste. Le drapeau était par moment avalé par cette masse vaporeuse, mais le plus souvent il rejaillissait, resplendissant sous le soleil.

L’adolescent avait le regard d’un cheval fourbu. Sa nuque tremblait de fatigue nerveuse, et les muscles de ses bras étaient engourdis et comme exsangues. Ses mains aussi paraissaient grandes et maladroites, comme s’il portait des mitaines invisibles. Et il y avait une grande incertitude quant à ses genoux. Les paroles dites par ce camarade juste avant d’ouvrir le feu, commençaient à lui revenir : « Oh ! dit, c’en est trop ! Pour qui nous prennent-ils ?… pourquoi qu’on ne nous envoie pas de renforts… J’suis pas ici pour me battre contre toute la damnée armée rebelle. »

Il commençait à exagérer l’endurance, l’habilité et la valeur de l’ennemi qui arrivait. Vacillant presque de fatigue, il s’étonnait au-delà de toute mesure devant une telle insistance au combat. Comme s’ils dussent être des machines d’acier. Il était déprimant de lutter contre de telles choses, condamnés, peut-être, à se battre jusqu’au coucher du soleil.

Il leva doucement son fusil, et après un coup d’œil sur la masse éparpillée sur les champs, tira sur un groupe qui avançait au pas de course. Alors il s’arrêta et, autant qu’il le pouvait, se mit à scruter la fumée. Il eut une vue changeante de terrains couverts d’hommes, qui couraient en hurlant comme de petits diables pris en chasse.

Pour l’adolescent, c’était là un assaut de dragons redoutables. Il devenait comme cet homme du conte qui perdait ses jambes à l’approche du monstre rouge et vert. Il restait dans une sorte d’écoute horrifiée. Il paraissait fermer les yeux, attendant d’être avalé.

Un homme à ses côtés, qui jusqu’à présent avait actionné son fusil avec fièvre, s’arrêta soudain et se mit à fuir avec les hauts cris. Un jeune homme dont le visage portait une expression de courage exalté, – la majesté de celui qui ne craint pas de donner sa vie –, fût en un instant frappé d’abjection. Il blêmit comme quelqu’un qui soudain prend conscience qu’il se trouve au bord d’une falaise à minuit. Ce fût une révélation. Lui aussi jeta son arme à terre et prit la fuite. Son visage ne portait nulle honte. Il détala comme un lièvre.

D’autres commencèrent à se défiler sous la fumée. L’adolescent tourna la tête, et, sortant de sa transe, – à ce mouvement qui lui donnait l’impression que le régiment l’abandonnait –, vit les quelques silhouettes qui fuyaient.

Il jeta alors un cri de terreur et tourna sur lui-même. Durant un moment, au milieu de toute cette clameur, il fût comme le froussard proverbial. La destruction menaçait de toute part.

Aussitôt il se mit à courir à grandes enjambées vers l’arrière. Il avait perdu son fusil et sa casquette, et sa veste déboutonnée enflait sous le vent. Son sac à cartouche rebondissait furieusement, et sa gourde s’entortillait dans son dos au bout de sa corde mince. Sur son visage il y avait toute l’horreur des choses imaginées.

Le lieutenant surgit devant lui en vociférant. L’adolescent vit ses traits cramoisis déformés par la colère, et il le vit qui donnait un coup du plat de son épée. Sa seule pensée durant l’incident fut que le lieutenant devait être une créature singulière pour s’intéresser à pareille chose en pareil moment.

Il courut en aveugle. Deux ou trois fois, il tomba ; et il se heurta l’épaule si lourdement contre un arbre, qu’il s’écroula tête en avant.

Depuis qu’il avait tourné le dos au combat, sa peur avait pris une ampleur extraordinaire. La mort qui pouvait l’atteindre dans le dos était de loin plus effrayante que celle qui l’avait menacé de face. Quand il y pensa plus tard, il prit conscience qu’il était préférable de faire face à ce fantôme effrayant, plutôt que de le fuir en restant toujours à sa portée. Les bruits de la bataille étaient comme autant de pierres qui le lapidaient, et il savait qu’elles allaient l’écraser.

Alors qu’il courait, il se mêla avec d’autres. Vaguement il vit des hommes à ses côtés, et entendit des bruits de pas derrière lui. Il crut que tout le régiment fuyait, poursuivit par le fracas menaçant de la bataille.

Le bruit des pas qui l’accompagnaient dans sa fuite, furent pour lui l’unique et maigre soulagement. Il sentait vaguement que la mort devait choisir d’abord les hommes les plus proches : les premiers morceaux offerts au monstre étaient donc ceux qui le suivaient. Aussi il déploya le zèle d’un coureur fou pour les maintenir derrière lui. Il y eut une véritable course.

Comme, toujours en tête, il traversait un petit champ, il se retrouva dans un terrain ciblé par les obus. Avec de longs sifflements aigus, ils passaient à une vitesse effrayante au dessus de sa tête. En les entendant, il les imagina pourvus de rangées de dents cruelles qui grimaçaient. L’un d’entre eux atterrit devant lui, et l’éclair livide de l’explosion lui barra en effet le chemin qu’il suivait. Il rampa à quatre pattes sur le sol, puis se relevant poursuivit sa course à travers les buissons.

Quand il arriva en vue d’une batterie en action, il fût grandement étonné et intrigué. Ici les hommes semblaient poursuivre tranquillement leur routine, tout a fait inconscients de leur destruction imminente. La batterie se disputait avec un lointain antagoniste, et les artilleurs étaient en admiration devant leurs propres tirs. Ils se penchaient tout le temps sur leurs canons avec des gestes attendris. Tout en leur donnant des tapes affectueuses, ils semblaient les encourager avec des paroles tendres. Les canons, indomptables et fermes s’exprimaient avec une égale bravoure.

Les canonniers, précis dans leurs manœuvres, avaient l’enthousiasme tranquille. À chaque occasion ils levaient les yeux vers la petite colline masquée par la fumée, et d’où leur répondait la batterie hostile. L’adolescent les prit en pitié et poursuivit sa course. Idiots méthodiques ! Imbéciles automates ! Le plaisir de planter des obus au milieu de la formation ennemie paraîtra si peu de chose, quand l’infanterie viendra de la forêt, balayant tout sur son passage.

L’air calme d’un jeune cavalier qui faisait bondir son cheval excité, comme s’il était dans la paisible cour d’une ferme, l’impressionna profondément. Il savait qu’il regardait un homme sur le point de mourir.

Il ressentait de la pitié aussi pour les canonniers, debout, six bons camarades en formation courageuse.

Il vit une brigade arriver en renfort pour soulager ses compagnons harcelés. Escaladant un monticule, il la vit glisser avec aisance, se maintenant en bon ordre malgré les difficultés du terrain. La ligne bleue des troupes, parsemée d’éclats métalliques portait la projection de brillants étendards. Les officiers hurlaient.

Cette vue l’emplissait d’étonnement. Quelle sorte d’hommes composait cette brigade qui se hâtait vivement pour tomber dans la bouche infernale du dieu de la guerre ? Ah, ils devaient être d’une extraordinaire espèce ! À moins qu’ils n’aient rien compris… les imbéciles !

Un ordre furieux provoqua l’agitation dans l’artillerie. Un officier sur son cheval cabré faisait des gestes de maniaque avec ses bras. Les chariots quittaient les arrières en se balançant, les pièces d’artillerie faisaient demi-tour, et la batterie détala. Les canons, le nez pointé au sol, grognaient comme des hommes résolus et braves qui rechignent à courir.

L’adolescent poursuivit son chemin, modérant le pas depuis qu’il avait quitté la zone des tumultes.

Plus tard il arriva devant un général de division sur son cheval, dont l’oreille tendue paraissait s’intéresser à la bataille. Le cuir brillant et finement travaillé de la selle et de la bride jetait des éclats d’or. Sur un si splendide destrier, l’homme tranquillement assis sur la selle paraissait terne.

Un groupe de cavaliers galopait ici et là avec des tintements sonores. Par moment le général était entouré de cavaliers, et d’autres fois il était tout à fait seul. Il paraissait très sollicité, comme un homme d’affaires dans un marché instable.

L’adolescent tourna discrètement autour de l’endroit. Il n’osa s’approcher de trop près pour écouter ce qui se disait. Peut-être que le général, incapable de comprendre la situation chaotique, allait-il faire appel à lui pour s’informer. Ce qu’il pouvait faire : il savait tout ce qui se passait. Certainement que les troupes au combat étaient dans une position très difficile ; et n’importe quel imbécile pouvait voir que s’ils ne battaient pas en retraite pendant qu’il en était encore temps… hé bien…

Il ressentait le désir de se jeter sur le général, ou du moins s’en approcher pour dire crûment ce qu’il pensait exactement de lui. C’était criminel de rester calmement dans cet endroit sans rien faire pour arrêter le massacre. Il déambula dans une impatience fiévreuse, s’attendant à ce que le commandant de la division fasse appel à lui.

Alors qu’il tournait en rond avec prudence, il entendit le général irrité qui appelait : « Tompkins, file voir Taylor, et dit lui de pas tant se presser, dit lui de stationner sa brigade à la lisière du bois, et de détacher un régiment… Je pense que le centre va céder si on ne le soutient pas un peu, dit lui de faire vite. »

Un jeune homme svelte sur un élégant cheval alezan, saisit ces brèves paroles de la bouche de son supérieur. Dans sa hâte de remplir sa mission, il fit bondir son cheval du pas au galop dans un nuage de poussière.

Un moment plus tard, l’adolescent vit le général se redresser brusquement sur sa selle : « Oui, par le ciel, ils ont réussi ! » L’officier se pencha en avant, son visage enflammé par l’excitation. « Oui par le ciel, ils les ont stoppés ! Ils les ont stoppés ! »

Il se mit à rugir avec vivacité à son équipe : « Nous allons les battre maintenant. Nous allons les battre maintenant. On les aura c’est certain ». Il se tourna brusquement vers un aide de camp : « Hé là… toi Jones… vite… cavale derrière Tompkins… va voir Taylor… dit lui de foncer dedans… sans jamais reculer… comme les flammes… n’importe comment ».

Tandis que l’autre officier galopait derrière le premier messager, le général rayonnait comme un soleil. Dans son regard il y avait le désir de chanter un hymne triomphal. Il répétait sans arrêt : « Ils les ont arrêtés par le ciel ! »

Son excitation fit ruer son cheval, et joyeusement il le talonna en jurant contre lui. Le général fit une petite fête à dao de cheval.


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