akirill.com

Le Signe Rouge Des Braves de Stephen Crane


Littérature AméricaineLivres pour enfantsPoésie AméricaineStephen Crane – Le Signe Rouge Des Braves – Table des matières
< < < Chapitre XIII
Chapitre XV > > >


Chapitre XIV


Quand l’adolescent s’éveilla, il lui sembla avoir dormi pendant des siècles et il se sentit ouvrir les yeux sur un monde neuf et surprenant. Des nappes de brouillard grisâtre se déplaçaient devant les efforts des premiers rayons de soleil. Et l’orient était sur le point de dévoiler sa splendeur. Des gouttes de givre lui glaçaient le visage, et immédiatement à son réveil il se lova tout au fond des couvertures. Il fixa un moment le feuillage au dessus de sa tête, qui remuait sous le souffle héraldique du jour.

Dans le lointain se faisaient entendre le grondement et les explosions d’une bataille. Il y avait dans ces bruits étouffés une insistance déprimante, comme s’ils n’avaient pas commencé et n’allaient pas finir.

Autour de lui les rangées et les groupes d’hommes vaguement aperçus durant la nuit, profitaient des dernières bouffées de sommeil avant de se lever. La douce lumière de l’aube mettait en évidence les traits exténués et maigres, et les visages poussiéreux : mais donnait des teintes presque cadavériques à la peau des hommes, et faisait apparaître sans vie leurs membres emmêlés. L’adolescent se leva avec un petit cri quand ses yeux glissèrent une première fois sur cette masse d’hommes pâles et sans mouvements, éparpillés sur le sol en tas serrés, dans des postures étranges. Son esprit perturbé lui faisait voir le sous-bois comme un charnier. Un instant il se crût parmi les morts, et n’osa bouger de peur que ces cadavres ne se lèvent et se mettent bruyamment à crier et gémir. Toutefois, il retrouva ses esprits en une seconde, et lança un juron compliqué sur lui-même. Il comprenait que le sombre tableau qu’il vit n’était pas la réalité présente, mais une simple vision.

Alors, il entendit le crépitement sec d’une flamme dans l’air froid, et tournant la tête, il vit son ami occupé à se démener autour d’un petit feu. Quelques autres silhouettes rares se mouvaient dans le brouillard, et il entendit le craquement sec et fort de coups de hache.

Il y eut soudain le son creux d’un roulement de tambour. Un cor lointain chanta vaguement. Les mêmes sonorités, variant dans leur puissance selon leur éloignement, arrivaient par delà la forêt. Les cors s’appelaient les uns les autres comme des coqs de combat. Le tonnerre proche des tambours du régiment roula.

La masse humaine se trouvant dans le bois remua. Les têtes se levèrent ensemble. Un long murmure de voix éclata dans l’air, rempli de jurons lâchés à voix basse. On s’adressa à d’étranges déités pour condamner ces heures matinales si nécessaires pour redresser le conflit. La voix de ténor péremptoire d’un officier résonna pour activer les mouvements engourdis des hommes. Les membres se démêlèrent. Les visages aux teintes cadavériques étaient cachés par des poignées se tortillant lentement sur des yeux : c’était le bain matinal du soldat.

L’adolescent se mit sur son séant, et donna libre cours à un bâillement énorme : « Tonnerre ! »lâcha-t-il d’un air maussade. Il se frotta les yeux, et alors levant la main, il tâta avec précaution le bandage de sa blessure. Son ami, s’apercevant qu’il s’était levé, s’éloigna du feu :

– « Hé bien, mon vieux Henri, comment te sens-tu ce matin ? » demanda-t-il.

L’adolescent bailla encore, puis il allongea les lèvres en une petite moue. Sa tête en vérité il la sentait précisément comme un melon, et il avait une sensation désagréable à l’estomac.

– « Oh, Seigneur, je ne me sens pas bien, » dit-il.

– « Tonnerre ! » s’exclama l’autre. « J’espérais que tu te sentirais mieux ce matin. Laisse-moi voir le bandage… Je crois que ça a glissé. »Il commença par essayer d’y remédier de façon malhabile sans y parvenir, jusqu’à ce que l’adolescent explose : « Bon sang ! » dit-il d’une voix irritée et coupante, « t’es l’homme le plus pendable que j’ai jamais vu ! T’as des moufles dans les mains ou quoi. Pourquoi, pour l’amour du ciel, n’y vas-tu pas plus doucement ? Si tu continues comme ça tu vas m’achever. Maintenant, vas-y doucement, et ne fait pas comme si tu allais accrocher un tapis. »

Il s’enflammait en commandant son ami avec insolence, mais ce dernier répondait avec douceur : « Allons, allons, viens maintenant, et prend un peu de nourriture », dit-il. « Alors peut-être tu te sentiras mieux. »

Près du feu, le jeune soldat à la voix forte veilla aux besoins de son camarade avec soin et tendresse. Il était très occupé à mettre en ordre les petites tasses noires en fer, qui erraient ça et là, y versant une mixture fluide aux tons métalliques prise dans un petit sceau en fer noirci par la fumée. Il avait un peu de viande fraîche, qu’il grilla en hâte sur une baguette. Il s’assit alors et contempla gaiement l’adolescent qui mangeait avec appétit. Ce dernier pris note du remarquable changement de son camarade, depuis ces jours de vie de camp au bord de la rivière. Il ne semblait plus si occupé par l’ampleur de ses prouesses personnelles. Les petits mots qui blessaient sa façon de voir ne le rendaient plus si furieux. Il n’était plus ce jeune soldat à la voix tonnante. Maintenant il y avait tout autour de lui un air de belle confiance. Il montrait une foi tranquille en ses capacités à poursuivre un but. Et cette confiance intérieure lui permettait de toute évidence d’être indifférent aux petits mots blessants que les autres lui jetaient.

L’adolescent était pensif. Il avait pris l’habitude de voir son camarade en enfant tapageur d’une audace due à son inexpérience, à son manque de réflexion, son entêtement, sa jalousie ; tout ça avec un courage de carton-pâte. Un arrogant bambin habitué à parader devant le portail de sa maison. L’adolescent se demandait d’où lui venait ce nouveau regard, alors que son camarade faisait la grande découverte que tellement d’hommes eussent refusé de se soumettre à ses soins. Apparemment l’autre avait grimpé sur un sommet de la sagesse, d’où il se percevait comme une chose très insignifiante. Et l’adolescent vit que désormais il lui serait plus facile de vivre dans son voisinage.

Son camarade posa la tasse de café, – si noircie qu’elle paraissait d’ébène –, en équilibre sur ses genoux : « Hé bien Henri, » dit-il. « Qu’est-ce que tu penses des chances qu’on a ? Tu crois qu’on va les battre ? »

L’adolescent resta un moment pensif : « Avant-hier » répondit-il finalement, avec un air provocant, tu aurais parié battre tout le bazar rien qu’à toi tout seul. »

Son ami le regarda quelque peu étonné : « L’ai-je dis ? » demanda-t-il. Il se mit à réfléchir. « Hé bien, peut-être que je l’ai dit » décida-t-il enfin. Du regard il fixa humblement les flammes.

L’adolescent était tout à fait déconcerté par ce surprenant accueil fait à sa remarque.

« Oh, non de toute façon tu n’aurais pas pu, » dit-il, essayant de se reprendre. Mais l’autre fit un geste désapprobateur : « Oh, tu n’as pas à t’en faire Henri, » dit-il. « Je vois que j’étais un joli grand niais en ce temps-là. » Comme s’il parlait d’un laps de temps qui se comptait en années.

Il y eut une petite pause.

– « Tous les officiers disent qu’on tient les rebelles dans un joli coin serré » dit son ami, se dégageant la voix pour avoir l’air naturel. « Ils semblent tous penser qu’on les a là où on a voulu qu’ils soient. »

– « Sur ça je n’en sais rien, » répondit l’adolescent. « Ce que j’ai vu là-bas sur la droite me fait plutôt penser le contraire. Hier de là où j’étais, ça avait l’air comme si nous recevions une sacrée volée.

– « Tu crois ? » s’enquit son ami. « Je pensais que nous les avions rudement secoués hier. »

– « Pas le moins du monde, » dit l’adolescent. « Mon Dieu ! mon ami, des combats tu n’as rien vu. Hé bien !… » Alors une pensée lui vint subitement : « Oh ! Jim Conklin est mort ! »

Son ami eut un sursaut : « Quoi ? C’est vrai ? Jim Conklin ? »

L’adolescent parla lentement : « Oui. Il est mort. Touché au flanc. »

– « Ne me dis pas que c’est vrai. Jim Conklin… pauvre type ! »

Tout autour d’eux, il y avait d’autres petits feux de camp, entourés d’hommes avec leurs petits ustensiles noircis. Depuis l’un de ces feux proches arriva soudain l’enchaînement continu d’éclats de voix coupantes. Il apparut que deux soldats agiles embêtaient un énorme barbu, lui faisant renverser du café sur sa tenue, au niveau du genou. Enragé, l’homme se mit à jurer en long et en large. Piqués par son langage, ses tourmenteurs s’étaient immédiatement dressés contre lui, l’abreuvant d’insultes aussi vindicatives qu’injustes. Probablement une bagarre allait suivre.

L’ami se leva vers eux, faisant avec ses bras des gestes pacificateurs.

– « Hé là, les gars, à quoi ça sert maintenant de faire ça ? » dit-il. « Nous allons être en face des rebelles dans moins d’une heure. Quel bien y a-t-il à se battre entre nous ? »

L’un des soldats agiles se tourna vers lui avec violence, le visage cramoisi : « Tu n’as pas besoin de venir par ici avec tes prêches. Je suppose que tu n’approuves plus les bagarres depuis que Charlie Morgan t’a donné une raclée ; et je ne vois pas de quoi tu te mêles, ou un autre que toi. »

– « Hé bien, oui, » dit l’ami avec douceur. « Mais je n’aime pas voir… »

C’était un argument confus.

– « Hé bien, c’est lui… » dirent les deux soldats, indiquant leur adversaire avec des doigts accusateurs.

L’énorme soldat était tout à fait rouge de colère. Il indiqua les deux autres avec sa grande main tendue comme une serre : « Hé bien, ils… »

Pendant ce temps qui passa en argumentation, le désir d’échanger des coups parut avoir passé, malgré qu’ils se dirent encore beaucoup de mal. Finalement, l’ami revint à sa place, et il ne passa pas beaucoup de temps pour que ces adversaires pussent être vus ensemble formant un groupe amical.

– « Jimmie Rogers dit que je dois me battre avec lui aujourd’hui après la bataille, » dit l’ami en se rasseyant. « Il dit qu’il ne permet pas qu’on s’occupe de ses affaires. Je n’aime pas que les gars se battent entre eux. »

L’adolescent dit avec un rire : « T’as pas mal changé. Tu n’es plus du tout comme tu étais. Je me rappelle quand toi et cet irlandais… » il s’arrêta et se mit à rire à nouveau.

– « Non, je n’étais pas comme ça, » dit son ami pensivement. « C’est assez vrai. »

– « Hé bien je ne voulais pas dire… » commença l’adolescent.

L’ami fit un autre geste désapprobateur : « Oh, tu n’as pas à t’en faire, Henri. »

Il y eut une autre petite pause.

– « Le régiment avait perdu plus de la moitié des hommes hier, » remarqua finalement l’ami. « J’ai pensé, bien sûr, qu’ils étaient tous morts, mais Seigneur ! La nuit dernière ils continuaient à arriver jusqu’à ce qu’il paraît qu’après tout, nous n’en avions pas perdu beaucoup. Ils étaient éparpillés dans les environs, à se promener dans les bois, à se battre avec d’autres régiments et tout. Juste comme t’as fait. »

– « Ah oui ? » dit l’adolescent.


< < < Chapitre XIII
Chapitre XV > > >

Littérature AméricaineLivres pour enfantsPoésie AméricaineStephen Crane – Le Signe Rouge Des Braves – Table des matières

Copyright holders –  Public Domain Book

Si vous aimez le site, abonnez-vous, mettez des likes, écrivez des commentaires!

Partager sur les réseaux sociaux

Consultez Nos Derniers Articles


© 2023 Akirill.com – All Rights Reserved

Leave a comment