Littérature Américaine – Livres pour enfants – Poésie Américaine – Stephen Crane – Le Signe Rouge Des Braves – Table des matières
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Chapitre XIX
L’adolescent considéra l’étendue qui lui faisait face. Ces frondaisons paraissaient maintenant cacher la puissance et l’horreur. Il était conscient des préparatifs de l’attaque, pourtant il vit du coin des yeux un officier qui arrivait au galop en agitant son képi, comme un gamin à cheval. Soudain il sentit une tension et une palpitation courir parmi les hommes. La ligne se jeta en avant avec lenteur, comme un mur qui tombe, lâchant une respiration convulsive qui se voulait un cri de guerre ; et le régiment entama son parcours. L’adolescent fût poussé et secoué un moment avant qu’il ne comprenne tout le mouvement, mais aussitôt après il plongea vers l’avant et se mit à courir.
Il fixa du regard un bouquet d’arbres distant et élevé, où il estima que l’ennemi pouvait se rencontrer, et il y courut comme vers une cible. Il crut vraiment que la question était de se débarrasser au plus vite d’un sujet déplaisant ; et il courut désespérément, comme un criminel en fuite. Son visage durcissait et se tendait sous l’effort. Ses yeux fixes avaient une flamme sombre et menaçante. Avec sa tenue sale et en désordre, ses traits rouges et enflammés surmontés par le chiffon crasseux et taché de sang, son fusil qui balançait furieusement et le tintamarre du reste de son attirail, il avait l’air d’un soldat fou.
Comme le régiment quittait sa position et se mettait à découvert, les bois et les taillis devant lui s’éveillèrent. Les flammes bondissaient de toute part. La forêt faisait une terrible dénégation à son approche.
Pendant un temps la ligne avança en un élan régulier. Puis l’aile droite bondit en avant, dépassée à son tour par l’aile gauche. Ensuite le centre rua vers le front, jusqu’à ce que le régiment prenne la forme d’un coin à fendre ; mais un instant après les buissons qui faisaient obstacles, les arbres, et l’inégalité du sol fit éclater la tête, l’éparpillant en groupes détachés.
L’adolescent, agile, prenait inconsciemment de l’avance ; fixant toujours du regard le bouquet d’arbres. Tout près de là, on pouvait entendre le cri de ralliement de l’ennemi, et les petites flammes des fusils qui en jaillissaient. Les balles sifflaient, et les obus passaient en vrombissant au dessus des arbres. L’un d’eux tomba directement au milieu d’un groupe qui courait, explosant dans une fureur pourpre. Le temps d’une seconde on vit un homme, presque au dessus de l’explosion, se couvrir le visage des mains pour se protéger les yeux.
D’autres hommes fauchés par des balles, agonisaient de façon grotesque. Le régiment laissait derrière lui une consistante traînée de corps.
Ils passèrent dans une atmosphère plus dégagée. La nouveauté du paysage devant eux leur fit l’effet d’une révélation. Quelques hommes manœuvrant furieusement une batterie de canons, apparaissaient pleinement devant eux, et les lignes d’infanterie qui leur faisaient face étaient marquées par les écrans et les franges de fumée grise.
L’adolescent avait l’impression de tout voir. Chaque brin d’herbe verte était clair et bien marqué. Il crut être conscient du moindre changement dans la fine et transparente vapeur qui flottait par masses indolentes. La moindre rugosité sur les troncs d’arbres gris ou marron était visible. Ainsi que les hommes du régiment, avec leurs yeux affolés, leur visage en sueur, courant comme des fous, ou tombant comme s’ils eussent été jetés la tête la première en tas de cadavres bizarres, – tout était compris dans sa vision. Son cerveau enregistrait toutes ces impressions de manière automatique mais forte ; si bien que plus tard tout était clairement visible et compréhensible pour lui, sauf ce que lui-même faisait là.
Il y avait une frénésie dans cette ruée furieuse. Les hommes, piquant droit devant de manière folle, éclataient en cris de guerre dignes d’une foule barbare ; mais hurlés de façon si étrange qu’ils éveilleraient le veule comme le stoïque. Ce qui donnait en apparence un enthousiasme qu’on ne pouvait réfréner, même par le feu et le fer. C’était le genre de délire inconscient et aveugle aux obstacles, qui finissait par rencontrer le désespoir et la mort. Le moment sublime d’une absence d’égoïsme. C’est pourquoi, peut-être, l’adolescent se demandera, plus tard, la raison de sa présence en cet endroit.
À présent l’effort déployé dans la course avait absorbé l’énergie des hommes. Comme par un accord tacite ceux qui étaient en tête commencèrent à ralentir le pas. Les volées de balles dirigées contre eux avaient eu l’effet d’un coup de vent contraire. Le régiment s’ébroua et souffla, parmi les arbres impassibles il commença à hésiter et faiblir. Les hommes, le regard tendu, se mirent à attendre que l’un des écrans de fumée distants se déplaçât et découvrît la scène devant eux. Après les gros efforts déployés, le souffle court, ils revenaient à la prudence. À nouveau ils redevenaient de simples hommes.
L’adolescent crut vaguement avoir parcouru des milles, et pensa être maintenant de quelque manière, dans une terre nouvelle et inconnue.
Depuis le moment où le régiment cessa d’avancer les rafales hostiles de la mousqueterie devenaient un rugissement continu. De longues et nettes franges de fumée s’épanchaient. Du sommet d’une petite colline, des flammes jaunes, vomies au ras du sol, jetaient des sifflements inhumains dans l’air.
Les hommes en arrêt, eurent l’occasion de voir quelques-uns de leurs camarades tomber avec des cris et des gémissements. D’autres, peu nombreux, étaient à leurs pieds, inertes ou hurlants de douleur. Et durant un instant, les hommes debout, l’étreinte sur leurs fusils relâchée, virent le régiment qui diminuait. Ils paraissaient perplexes et stupides. Ce spectacle semblait les avoir paralysés, subjugués par une fascination fatale. Très raides, ils suivaient les scènes qui se déroulaient autour d’eux, et s’entre-regardaient en baissant les yeux. Leur halte silencieuse avait quelque chose d’étrange.
Alors, par-dessus le tumulte de bruits qui les entouraient, s’éleva le rugissement du lieutenant. Il s’élança soudain à grands pas vers l’avant, ses traits enfantins noirs de rage :
– « En avant, bande d’idiots ! » vociféra-t-il. « En avant ! vous ne pouvez pas rester ici. Vous devez avancer » dit-il encore, mais on ne comprenait pas la moitié de ce qu’il disait.
Il se mit à courir vers l’avant, la tête tournée vers ses hommes : « En avant ! » criait-il. Les hommes le regardaient avec des yeux vides et ronds comme des citrouilles. Il fût obligé de s’arrêter et revenir sur ses pas. Il se tint alors debout le dos à l’ennemi, et lâcha d’énormes malédictions à la face de ses hommes. Tout son corps vibrait sous le poids et la force de ses imprécations. Et il put enchaîner les jurons avec la facilité d’une jeune fille enfilant des perles.
L’ami de l’adolescent s’éveilla. Se jetant soudainement en avant, il se mit à genoux, et tira un coup enragé vers les bois d’où l’on continuait à faire feu. Cette action secoua les hommes de leur torpeur. Ils ne se massaient plus comme des moutons. Paraissant soudain prendre conscience de leurs armes, ils commencèrent aussitôt à tirer. Aiguillonnés par leurs officiers, ils se mirent à avancer. Comme une charrette prise dans une ornière boueuse, le régiment démarra abruptement avec pas mal de secousses. Les hommes à présent s’arrêtaient presque à chaque pas pour charger et tirer ; de cette manière, ils avançaient lentement d’arbre en arbre.
La résistance enflammée qui leur faisait front grandissait à mesure qu’ils s’approchaient, jusqu’à ce que toute avance parut arrêtée par les maigres et jaillissantes langues de feu ; et plus loin sur la droite une menaçante démonstration de force pouvait parfois être vaguement aperçue. La récente fumée émise devenait un nuage si dense, que cela rendait difficile pour le régiment de progresser intelligemment. En traversant chacune de ces masses ondoyantes, l’adolescent se demandait ce qui lui ferait face de l’autre côté.
Les hommes de tête avançaient péniblement jusqu’à ce qu’un espace à découvert s’interposa entre eux et les lignes embrasées. Là, accroupis et craintifs derrière quelques arbres, les hommes s’accrochaient désespérément, comme menacés par une vague. Ils avaient l’air farouche, et comme surpris par la furieuse perturbation qu’ils avaient déclenchée. Ils avaient une expression d’ironique importance durant la tempête. Leurs visages montraient aussi l’absence d’un quelconque sentiment de responsabilité quant à leur présence à cet endroit. C’était comme si on les y avait entraînés. Dans ces moments suprêmes, l’instinct animal dominant ne leur permettait plus de se rappeler les causes majeures des situations dans lesquelles ils se trouvaient. Toute l’affaire paraissait incompréhensible à bon nombre d’entre eux.
Comme ils étaient ainsi en arrêt, le lieutenant à nouveau commença à vociférer des blasphèmes. Sans prendre garde à la menace vindicative des balles, il continuait à supplier, réprimander et maudire. Ses lèvres, d’une courbure naturellement enfantine et douce, prenaient à présent des contorsions malsaines. Il jurait par toutes les divinités possibles.
Un moment il agrippa l’adolescent par le bras : « Avance, tête de lard ! » rugit-il. « En avant ! Nous allons tous être tués si on reste ici. Nous n’avons qu’à passer ce groupe. Et alors… Le reste de son idée disparut dans un sombre voile de malédictions.
L’adolescent tendit le bras : « Passer par là ? » Sa bouche faisant une moue dubitative et horrifiée.
– « Certainement. Juste passer par-dessus ce groupe ! On peut pas rester ici » cria le lieutenant. Il approcha son visage tout près de celui de l’adolescent secouant sa main bandée : « En avant ! » À présent il s’accrochait à lui comme pour une bagarre. Comme s’il avait l’intention de traîner l’adolescent à l’assaut par l’oreille.
Le soldat ressentit une soudaine et indicible indignation contre son officier. D’une torsion farouche il se débarrassa de lui : « Allons-y ensemble alors ! » hurla-t-il. Il y avait un amer défi dans sa voix.
Ils coururent ensemble le long de la ligne du régiment. L’ami se précipita derrière eux. Faisant face aux étendards, les trois hommes commencèrent à hurler : « En avant ! En avant ! » Ils dansaient et tournaient comme des sauvages en délire.
Le drapeau, obéissant à l’appel, pencha sa forme scintillante et glissa vers eux. La masse d’hommes ondula un moment indécise, et alors avec un long hurlement de détresse, le régiment amoindri se lança en avant pour entamer sa nouvelle étape.
La masse se mit à courir à travers champs. C’était une poignée d’hommes inutilement jetée à la face de l’ennemi. Les flammèches jaunes jaillirent instantanément vers eux. Une énorme quantité de fumée bleue étaient en suspension devant eux. Les explosions étaient formidables et assourdissantes.
L’adolescent couru comme un fou pour atteindre le bois avant qu’une balle ne le touche. Il rentrait la tête comme un joueur de football. Dans sa hâte il avait les yeux presque fermés, et la scène devant lui n’était que confusion et violence. Sa bouche écumante portait un dépôt de salive à la commissure des lèvres.
En lui-même, pendant qu’il se ruait en avant, naquit un amour, une tendresse désespérée pour cet étendard à côté de lui. C’était une création belle et invulnérable. Une déité radieuse qui penchait sa forme sur lui, le geste impérieux. Une femme en rouge et blanc, à la fois aimante et vindicative, qui l’appelait de sa voix espéranto : puisqu’aucun mal ne pouvait l’atteindre, il lui conférait la puissance. Comme si le drapeau pouvait sauver des vies, il courut tout près, et un cri de supplication lui vint à l’esprit.
Dans la folle précipitation il prit conscience que le sergent qui portait les couleurs avait soudain flanché, comme frappé d’une matraque. Il resta à l’arrière sans mouvements, excepté ses genoux qui tremblaient.
Il fit un bon et s’accrocha au mat. Au même instant, son ami s’en saisit par l’autre côté. Ils tirèrent dessus furieusement, de toutes leurs forces, mais le porte-drapeau était mort, et le cadavre ne voulut pas se dessaisir de son dépôt. Un moment il y eut un face à face sinistre. Le mort se balançant le dos penché, paraissait tirer obstinément, de manière ridicule et horrible, pour garder le drapeau.
Cela ne dura qu’un instant. Ils dégagèrent furieusement le drapeau des mains du mort, et comme ils se détournèrent à nouveau, le cadavre se tortilla en avant la tête penchée. Un bras balança vers le haut, et la main à moitié fermée retomba comme une lourde protestation sur l’épaule de l’ami, qui ne s’en rendit même pas compte.
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