Littérature Américaine – Livres pour enfants – Poésie Américaine – Stephen Crane – Le Signe Rouge Des Braves – Table des matières
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Chapitre XV
Le régiment se tenait en formation au bord d’un chemin, attendant l’ordre de marche, quand subitement l’adolescent se rappela le petit paquet, mis dans une enveloppe d’un jaune passé, que le jeune soldat à la voix forte lui avait confié avec des mots lugubres. Ce qui le fit tressaillir. Il lâcha une exclamation et se tourna vers son camarade : « Wilson ! »
– « Quoi ? »
Son ami à côté de lui regardait pensivement vers le sol. Pour une raison ou pour une autre son expression à ce moment-là était très soumise. L’adolescent qui le regardait de biais se vit contraint de changer d’avis : « Oh rien, » dit-il.
Son ami tourna la tête vers lui quelque peu surpris : « Hé bien, qu’est-ce que tu allais dire ? »
– « Oh rien » répéta l’adolescent.
Il décida de ne pas lui faire ce coup. Il suffit que la chose l’ait mis de bonne humeur. Il n’était pas nécessaire de lui jeter ce paquet à la tête aussi maladroitement.
Plus que son ami il fut possédé par la peur, il avait vu combien c’était facile de blesser les sentiments avec des questions. En voyant son ami si changé, il s’était rassuré qu’il ne le mettrait pas au supplice avec une curiosité insistante ; mais il était sûr qu’aux premiers moments de détente il lui demanderait de lui raconter ses aventures de l’avant-veille. À présent il se réjouissait d’avoir une petite arme, avec quoi il figerait son camarade aux premiers signes d’une enquête serrée. Il maîtrisait la situation. C’était plutôt lui qui pouvait lancer les traits de la dérision.
Dans un moment de faiblesse, l’ami avait parlé de sa propre mort avec des sanglots. Il avait délivré une oraison funèbre avant son terme, et sans doute mis dans son paquet de lettres des souvenirs variés destinés à ses parents. Mais il n’était pas mort, et ainsi s’était livré aux mains de l’adolescent. Ce dernier se sentait immensément supérieur à son ami, mais il inclinait à la condescendance, et adoptait avec lui un air de bonne humeur protectrice.
Maintenant il avait retrouvé toute sa fierté. À l’ombre de cette renaissance florissante, il se tenait debout, le pas ferme et confiant ; et comme rien à présent ne pouvait être découvert, il ne craignait pas de confronter le regard de ses juges, et ne permettait à aucune de ses propres pensées de le garder d’être virile. Il avait commis ses fautes dans l’ombre, il était donc encore un homme.
En vérité, quand il se rappela ses aventures d’hier et les considéra avec du recul, il commença d’y voir quelque chose d’admirable. Il pouvait faire le fier et se comporter en vétéran.
Il écarta de sa vue les douleurs oppressantes du passé. Il pensait à présent aux longues tirades contre la nature, comme des sottises nées des conditions où il se trouvait. Il ne les rejetait pas entièrement parce qu’il ne se rappelait pas tout ce qu’il avait dit. Il inclinait à voir ses révoltes passées avec un sourire indulgent. Peut-être qu’elles furent bonnes en leur période.
À présent il se disait que seuls les maudits et les damnées rageaient de bonne foi contre les circonstances. Rares sont ceux qui le font jamais. Un homme qui a l’estomac bien solide et du respect pour ses compagnons, n’a pas à reprocher quoi que ce soit qu’il considère comme erroné dans le déroulement du monde ; ou même celui de la société. Laissons les malheureux railler, quant au reste ils peuvent s’amuser en paix.
Depuis qu’il se sentait à l’aise et content, il n’avait aucun désir de remettre les choses en ordre. En vérité il ne protestait plus qu’elles ne le fussent. Comment tout n’allait-il pas bien quand toute sa joie de vivre lui était revenue. Lentement s’affirmait en lui la conviction que dans tous ses discours de révolte il s’était ridiculement mépris. La nature était chose admirable fonctionnant avec une magnifique justice. Le monde était juste, merveilleux et grand. Le ciel qui souriait tendrement était doux et plein d’encouragement pour lui.
À présent quelque poète recevait son mépris. Hier, dans sa misère il avait pensé à certains auteurs. Les vers dont il se souvenait, lui revenaient brisés, détachés, par fragments. Pour ces gens, il avait ressenti à ce moment-là, un regard chaleureux et fraternel. Ils avaient sillonné les chemins de la douleur, et ils avaient décrit des paysages sombres de façon que d’autres puissent en jouir avec eux. En ce moment-là, il était sûr que leur esprit contemplatif et sage sympathisait avec lui, faisait pleurer les nuages sur lui. Il marchait seul, mais il y avait là cette pitié, antérieure.
Dans une certaine mesure, il était maintenant un homme qui avait réussi, et il ne pouvait désormais tolérer en lui-même un quelconque esprit de camaraderie avec les poètes. Il les abandonna. Leurs litanies sur les sombres paysages n’avaient plus d’importance pour lui depuis que son regard neuf les illuminait. Les gens qui parlent de sombres paysages sont des idiots.
Il finit par exprimer un formidable mépris pour une telle race de pleurnichards.
Il se sentait l’enfant de la force. À travers la paix du cœur, il voyait la terre comme un jardin où la mauvaise herbe de la souffrance ne croissait pas. Ou, peut-être, le peu qu’il y en avait se trouvait dans les coins obscurs, où personne n’était obligé de les voir, jusqu’à ce qu’une enquête ridicule se fasse. Et de toute façon, il s’en faisait de superficielle.
Il revenait à sa vieille foi en le succès final et extraordinaire de sa vie. Comme d’habitude, il n’était pas troublé par les procédés à suivre. C’était écrit, parce qu’il était un être accompli. Il voyait bien qu’il était choisi par les dieux. À travers les chemins effrayants et merveilleux, il était conduit vers la gloire. Bien sûr, il était satisfait de son mérite.
Il ne pensait pas beaucoup aux batailles qui se déroulaient directement devant lui. Il n’était pas essentiel qu’il les prît en considération dans ce qu’il avait à faire. On lui avait enseigné que bon nombre d’obligations dans la vie peuvent être aisément évitées. Les leçons d’hier disaient que la récompense était lente et aveugle. Avec ces faits devant les yeux, il ne crut pas nécessaire de s’enfiévrer à propos des perspectives qui s’offraient durant les vingt quatre heures à venir. Il pouvait laisser le hasard faire les choses. De plus, il y avait cette foi en lui-même qui avait secrètement fleuri. La confiance, comme une petite fleur grandissait en lui. Il était un homme d’expérience maintenant. Il avait été parmi les dragons, se dit-il, et il s’était assuré qu’ils n’étaient pas aussi hideux qu’il se l’était imaginé. De plus, ils étaient inefficaces, leurs coups étaient imprécis. Le plus souvent un homme de cœur les défierait, et les défiant en réchapperait.
Par ailleurs, comment pouvaient-ils le tuer lui l’élu des dieux destiné à la grandeur ?
Il se rappelait comment ces hommes avaient fui la bataille. Alors qu’il revoyait leurs faces terrorisées, il ressentit du mépris pour eux. Ils avaient mis dans leur fuite plus d’affolement qu’il n’était nécessaire. Ils s’étaient comportés en faibles mortels. Quant à lui, il avait fui de manière digne et discrète.
Il fût éveillé de ces rêveries par son ami, qui après s’être nerveusement agité dans les alentours épiant un moment les arbres, s’était mis à tousser en manière d’introduction et dit : « Fleming ? »
– « Oui ? »
L’ami mit la main à sa bouche et toussa à nouveau. Il s’agita nerveusement sous sa veste.
– « Hé bien, » déglutit-il enfin, « je crois que tu pourrais aussi bien me les rendre ces lettres. » Son regard s’assombrit et le sang inonda ses joues et son front.
– « Très bien Wilson, » dit l’adolescent. Il ouvrit deux boutons de sa veste, y fourra la main et retira le paquet. Comme il le tendait à son ami, ce dernier détourna son visage.
Il fut lent à produire le paquet, parce que durant cet acte il avait essayé d’inventer un commentaire insigne sur ça. Il ne put rien concevoir qui fut remarquable. Il était contraint de laisser son ami s’en tirer sans être inquiété avec son paquet. Il s’estima considérablement pour cela. C’était généreux de sa part.
À côté de lui son ami paraissait souffrir une grande honte. En le regardant, l’adolescent sentait son cœur devenir plus courageux et plus fort. Il n’avait jamais été poussé à rougir comme ça pour ses actes, il était un individu aux qualités extraordinaires.
Il pensa avec une pitié condescendante : « Mauvais ça ! très mauvais ! le pauvre diable, il est dans une mauvaise passe ! »
Après cet incident, et en revoyant les scènes de bataille dont il fût témoin, il se sentait tout à fait en mesure de retourner chez lui, pour faire battre le cœur des gens avec des histoires de guerre. Il se voyait dans l’atmosphère chaleureuse d’une pièce, racontant des histoires à des auditeurs. Il pourrait exhiber les lauriers. Les siens seraient insignifiants, quoique dans un district où ils sont rares, ils pourraient briller.
Il voyait son audience fascinée, l’imaginant comme la figure centrale de scènes enflammées. Et il imaginait la consternation et les interjections de sa mère ainsi que de la jeune femme du séminaire, buvant ses récits. Leur vague et féminine foi en la personne aimée, réalisant des actes de bravoure au champ de bataille sans risquer sa vie, serait détruite.
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