Littérature Américaine – Livres pour enfants – Poésie Américaine – Stephen Crane – Le Signe Rouge Des Braves – Table des matières
< < < Chapitre XVII
Chapitre XIX > > >
Chapitre XVIII
La ligne des bleus, en désordre, eut quelques minutes de répit ; mais durant cette pause, la lutte dans la forêt devenait si formidable que les arbres parurent secoués par les tirs et le sol trembler sous la ruée des hommes. Les coups de canon s’y mêlaient en une longue et interminable succession. Il semblait difficile de vivre sous pareille atmosphère. La poitrine oppressée, la gorge serrée, les hommes désiraient ardemment de l’eau et un peu de fraîcheur.
Quand l’accalmie tomba, on entendit s’élever un cri de lamentation amer : quelqu’un avait reçu une balle qui lui traversa le corps. Peut-être criait-il durant le combat, mais à ce moment-là, personne ne l’avait entendu. À présent les hommes tournaient en direction des malheureuses complaintes du blessé étendu au sol. « Qui est-ce ? Qui est-ce ? ». « C’est Jimmie Rogers. Jimmie Rogers. »
Quand dans un premier temps les regards tombèrent sur lui, on fit un arrêt soudain, comme si l’on craignait de s’en approcher. Lui se débattait sur l’herbe, en frissonnant et en se tordant le corps en d’étranges postures. Il hurlait très fort. Cet instant d’hésitation manifesté par ses camarades parût le remplir d’un formidable et extraordinaire mécontentement, et il les maudissait avec des cris perçants.
L’ami de l’adolescent croyait savoir où se trouvait un cours d’eau, et il obtint la permission d’aller en chercher. Immédiatement les gourdes plurent sur lui. « Remplis la mienne veux-tu ? »… « Ramène-m’en à moi aussi. » « Et moi aussi »… Il s’en alla, chargé. L’adolescent accompagna son ami, se sentant le désir de jeter son corps brûlant dans le ruisseau, et là, bien immergé, boire jusqu’à plus soif.
Ils firent une rapide recherche du cours d’eau supposé, mais ne le trouvèrent pas. « Il n’y a pas d’eau ici » dit l’adolescent. Ils revinrent aussitôt sur leurs pas.
Depuis leur position, quand à nouveau ils firent face à la zone des combats, ils purent mieux comprendre le déroulement de la bataille, que lorsque leur vision était occultée par la fumée déversée par la ligne de front. Ils pouvaient voir des étendues sombres qui serpentaient à travers champs, et dans un espace dégagé il y avait une rangée de canons qui lâchaient un nuage de fumée grise, illuminé de grands éclats de flamme orange. Par delà un feuillage, ils pouvaient distinguer le toit d’une maison. Une fenêtre, éclairée d’une profonde teinte rouge sang, brillait nettement à travers les feuilles. Du bâtiment la fumée, comme une haute tour penchée, s’élevait très haut vers le ciel.
En cherchant du regard leurs propres troupes, ils virent des masses confuses qui se mettaient en ordre. Les aciers bien polis faisaient des points brillants sous le soleil. Au loin vers l’arrière on apercevait une route qui tournait vers une hauteur. Elle était encombrée par l’infanterie battant en retraite. Depuis la forêt dense s’élevaient la fumée et la fureur de la bataille. L’air était constamment chargé d’une rumeur assourdissante.
Près de l’endroit où ils se tenaient, les obus passaient en vrombissant et hurlant. Des balles perdues sifflaient dans l’air et se plantaient dans les troncs d’arbres. Des blessés et des hommes égarés glissaient furtivement à travers bois.
Regardant en bas vers une aile de la forêt, l’adolescent et son compagnon virent un général irrité, suivit de ses aides, qui chevaucha presque sur le corps d’un blessé avançant à quatre pattes. Le général tira fortement les rennes de son coursier qui écumait la gueule ouverte, et en cavalier habile évita l’homme. Ce dernier toujours à quatre pattes s’était mis à avancer dans une hâte fébrile et pénible. De toute évidence, ses forces l’abandonnèrent quand il atteignit un endroit abrité. Un de ses bras faiblit soudain, et il tomba en roulant sur le dos. Il resta allongé en respirant doucement.
Un moment plus tard, la petite et bruyante cavalcade s’arrêtait juste devant les deux soldats. Un autre officier chevauchant avec l’habileté et l’insouciance d’un cow-boy vint s’arrêter face au général. Les deux soldats d’infanterie allaient manifestement partir, mais désirant entendre la conversation ils s’attardèrent tout près. Peut-être, pensèrent-ils, que quelque chose d’important et de secret allait se dire.
Le général, que les garçons connaissaient comme étant le commandant de leur division, regarda l’autre officier et parla froidement, comme s’il critiquait sa tenue : « L’ennemi se reforme là-bas, pour une autre charge », dit-il. « Elle sera dirigée contre Whiterside, et je crains qu’ils n’enfoncent par là, à moins que l’on se démène comme des diables pour les arrêter. »
L’autre jura contre son cheval rétif, et s’éclaircit la gorge. Il fit un geste vers son képi : « Ça nous coûtera diablement cher à vouloir les arrêter » dit-il brièvement.
– « C’est ce que je crois » remarqua le général. Alors, il commença à parler rapidement et à voix basse. Il illustrait fréquemment son propos en pointant du doigt. Les deux hommes d’infanterie ne purent rien entendre jusqu’à ce qu’il demande finalement : « Quelles troupes pouvez-vous tenir en réserve ? »
L’officier qui montait en cow-boy réfléchit un instant : « Hé bien » dit-il. « Il me faudra donner l’ordre à la 12e de renforcer la 76e, et je n’ai pas vraiment de quoi. Mais il y a la 304è. Ils se sont battus comme un tas de muletiers. Je peux les tenir en réserve, c’est mieux que rien. »
L’adolescent et son ami échangèrent des regards étonnés.
Le général dit d’un ton coupant : « Tenez-les prêts alors. Je vais voir d’ici comment vont évoluer les choses, et je vous enverrais des ordres pour les mettre en action. Ça va arriver dans cinq minutes. »
Comme l’autre officier saluait et tournait son cheval pour partir, le général l’appela et lui dit d’une voix grave : « Je ne crois pas que beaucoup de vos muletiers s’en retourneront. »
L’autre cria quelque chose pour toute réponse. Il souriait.
Avec la peur au ventre, l’adolescent et son compagnon revinrent à leur ligne. Ces évènements avaient occupé un temps incroyablement court, durant lequel pourtant l’adolescent se sentit vieilli. Il voyait différemment les choses. Et le plus surprenant était d’apprendre qu’on est sans importance. L’officier avait parlé du régiment comme s’il se référait à un balayeur. Quelque partie du bois avait besoin d’être nettoyée peut-être, et il désignait négligemment un balayeur pour ça, dans un ton complètement indifférent à son destin. C’est la guerre sans doute, mais cela paraissait étrange.
Comme les deux garçons approchaient de la ligne, le lieutenant les aperçut et se mit en colère : « Fleming… Wilson… combien de temps il vous faut pour trouver de l’eau, n’importe… où étiez-vous passés ? »
Mais il cessa son discours quand il vit leurs regards, chargés de nouvelles importantes.
– « On va attaquer… on va attaquer ! » cria l’ami, se hâtant de lâcher les nouvelles.
– « Attaquer ? » dit le lieutenant. « Attaquer ? Bien, par Dieu ! Maintenant c’est la vraie bataille. » Un fier sourire traversa son visage barbouillé. « Attaquer ? Bien, par Dieu ! »
Un petit groupe de soldats entoura les deux amis.
– « On y va, tu es bien sûr ? Hé bien que je sois pendu ! Attaquer ? Pourquoi ? Qui ?
Wilson tu mens ! »
– « Que j’aille en enfer ! » dit l’adolescent, haussant la voix jusqu’au furieux reproche, « aussi sûr qu’un fusil tire, je vous dis. »
Et son ami ajouta pour confirmer : « Il ne parle pas à tort, il ne ment pas. On les a entendu parler. »
Ils aperçurent deux silhouettes montées, à courte distance. L’une était celle du colonel du régiment, l’autre celle de l’officier qui reçut les ordres du chef de division. Ils gesticulaient l’un vers l’autre. Les pointant du doigt, le soldat interpréta la scène.
Un homme objecta finalement : « Comment est-ce que tu peux les entendre ? » Mais les hommes, pour la plupart d’entre eux, faisaient des signes de tête affirmatifs admettant que les deux amis avaient dit la vérité.
Ils se remirent en position avec l’air d’avoir accepté la chose, la considérant sous toutes les façons possibles. Elle absorbait toutes leurs pensées. Beaucoup serraient la ceinture et arrangeaient leur pantalon.
Un moment après, les officiers commencèrent à se démener parmi les hommes, les poussant dans des masses plus compactes, et un meilleur alignement. Ils poursuivaient ceux qui n’étaient pas dans les rangs, et fulminaient contre ceux qui montraient par leurs attitudes qu’ils avaient décidé de rester là où ils étaient. Ils avaient l’air de bergers pointilleux, ayant maille à partir avec leurs troupeaux.
À présent le régiment paraissait se remettre sur pied, et prendre une longue respiration. Aucun visage ne reflétait de grandes pensées. Les soldats étaient penchés comme des coureurs attendant le signal. Sur ces faces lugubres, d’innombrables yeux étincelaient, épiant le rideau d’arbre, tout au fond du bois. Ils paraissaient profondément engagés dans des calculs de temps et de distance.
Ils étaient entourés par les bruits de la monstrueuse altercation entre les deux armées. Apparemment le reste était trop occupé ailleurs, et le régiment devait régler sa petite affaire tout seul.
L’adolescent, se détournant, jeta un bref et rapide regard interrogateur sur son ami. Ce dernier lui donna la réplique avec la même curiosité dans les yeux. Ils partageaient un intime secret : « Des muletiers… ça va nous coûter cher… ne croyez pas que beaucoup s’en retourneront… »Un secret amer. Pourtant, ils ne virent nulle hésitation sur leurs visages respectifs, et ils donnèrent leur assentiment muet quand un homme hirsute à côté d’eux dit d’une voix faible : « Nous allons être submergés. »
< < < Chapitre XVII
Chapitre XIX > > >
Littérature Américaine – Livres pour enfants – Poésie Américaine – Stephen Crane – Le Signe Rouge Des Braves – Table des matières
Copyright holders – Public Domain Book
| Si vous aimez le site, abonnez-vous, mettez des likes, écrivez des commentaires! Partager sur les réseaux sociaux Consultez Nos Derniers Articles |
© 2023 Akirill.com – All Rights Reserved
