Littérature Américaine – Livres pour enfants – Poésie Américaine – Stephen Crane – Le Signe Rouge Des Braves – Table des matières
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Chapitre XXIII
Le colonel arriva au galop derrière la ligne, suivi par d’autres officiers. « On doit les charger ! » criaient-ils. « On doit les charger ! » criaient-ils avec hargne, comme s’ils prévenaient un refus d’obéissance de la part des hommes.
L’adolescent en entendant les cris, commença à estimer la distance entre lui et l’ennemi. Il fit de vagues calculs. Il voyait bien que pour faire preuve de courage les soldats devaient aller de l’avant. Ce serait la mort de rester dans cet endroit-ci, et avec tout ce qui s’était passé un recul ferait la joie de pas mal de gens. Leur espoir était de pousser leurs agaçants adversaires loin de la clôture.
Il s’attendait à ce que ses compagnons, exténués et engourdis, doivent être entraînés à l’assaut ; mais comme il se tournait vers eux, il s’aperçut, avec une certaine surprise, qu’ils furent rapides à exprimer leur assentiment sans frein. Il y eut une fracassante et terrible annonce de l’attaque, quand les couteaux des baïonnettes raclèrent sur les canons des fusils. Aussitôt qu’on hurla l’ordre de charger, les soldats bondirent en avant à grands pas avides. Il y avait une force nouvelle et inattendue dans le mouvement du régiment. Sachant son état exténué et déplorable on comprenait l’attaque comme un paroxysme d’effort, la démonstration de force qui précède la faiblesse définitive. Les hommes couraient avec une hâte fiévreuse et folle, comme s’ils voulaient achever une réussite éclair, avant que leur ivre exaltation ne finisse. Ce fût la ruée aveugle et désespérée d’une formation d’hommes, en tenues délabrées et poussiéreuses, sur le gazon vert et sous le ciel de saphir, vers une barrière vaguement délimitée par la fumée, et derrière laquelle crachotaient les rafales furieuses des fusils ennemis.
L’adolescent garda le brillant étendard pointé vers le front d’attaque. Il agitait sa main libre en des cercles furieux, pendant qu’il hurlait comme un fou des appels et des cris aigus, pressant ceux qui n’en avaient nullement besoin ; car il semblait que la troupe des bleus, qui se jetait carrément sur le dangereux groupe de fusils, était subitement à nouveau exaltée par l’enthousiasme du sacrifice. Le feu nourri qu’on leur adressait ne semblait à peine réussir qu’à semer un grand amas de cadavre entre leur position de départ et la barrière. Mais l’état frénétique dans lequel ils étaient, à cause peut-être des vanités oubliées, donnait un spectacle de sublime témérité. Manifestement ils ne se posaient pas de questions, ne prévoyaient rien, n’imaginaient rien. On n’avait, apparemment considéré aucune échappatoire. Il semblait que les ailes rapides de leurs désirs auraient tenté de forcer même l’impossible.
Lui-même ressentait son esprit d’une audace et d’une sauvagerie digne d’une secte de fous. Il était capable de profonds sacrifices, il aurait supporté la plus terrible des morts. Il n’avait pas le temps pour l’analyse, mais il savait que les balles n’étaient que des choses qui pouvaient l’empêcher d’atteindre le but de ses efforts. D’avoir un tel moral, il en ressentait de subtils élans de joie.
Il tendit toutes ses forces. Sa vue était troublée et aveuglée par la tension de son esprit et de son corps. Il ne voyait rien excepté la brume due à la fumée, éventrée par les petites lames de feu ; mais il savait qu’en son sein se trouvait la vieille clôture d’un fermier disparu, protégeant les corps blottis des hommes en gris.
Comme il courait, la pensée du choc qui suivrait le contact se fit jour dans son esprit. Il s’attendait à une grande secousse lors de la collision entre les deux corps de troupe. Pensée noyée par sa furieuse folie guerrière. Il pouvait ressentir autour de lui l’élan du régiment qui avançait, et il concevait que la frappe écrasante comme la foudre rendrait toute résistance inutile, et jetterait le désarroi et la consternation dans un rayon de plusieurs milles. Le régiment qui volait presque, allait tomber sur l’ennemi comme le projectile d’une catapulte. Ses visions le faisaient courir plus vite que ses camarades, qui donnaient libre court à des hourras frénétiques et râpeux.
Mais à présent il pouvait voir que la plupart des hommes en gris n’avaient pas l’intention d’encaisser le coup. La fumée qui s’écarta en roulant, découvrît des hommes en fuite le visage encore tourné vers l’ennemi. Les fuyards grossirent vite en foule qui se repliait avec un air intraitable. Plusieurs fois quelques-uns se retournaient pour tirer une balle sur la vague des bleus.
Mais en une partie de leur ligne, il y avait un groupe sombre et buté qui ne fit pas un seul mouvement de recul. Ils étaient fermement campés derrière des poteaux et des barrières. Un drapeau furieusement agité flottait au dessus d’eux, et leurs fusils tonnaient avec fureur.
La tornade des bleus s’approcha très près, et il devint évident qu’il allait y avoir une mêlée terrible et serrée. L’expression dédaigneuse du petit groupe fit que les hourras des bleus devinrent des hurlements de colère dirigés sur des personnes. Les cris des deux partis n’étaient plus maintenant qu’un brouhaha d’insultes blessantes.
Les bleus montraient les dents, leurs yeux brillaient comme des lampes. Ils se jetèrent comme s’ils allaient prendre à la gorge ceux qui résistaient. L’espace entre eux décrut et devint insignifiant.
L’adolescent se concentrait de toute son âme sur le drapeau adverse. Il serait très fier de le prendre. Cela exprimerait le sang qui se mêlait au sang, près des coups échangés. Il ressentait une grande haine pour ceux qui faisaient d’énormes difficultés et créaient des complications, le rendant comme un trésor mythique et convoité, suspendu hors d’atteinte parmi les périls.
Il plongea vers le drapeau comme un cheval fou. Il était résolu à ne pas le laisser échapper même s’il était protégé par le plus féroce et le plus téméraire des ennemis. Son propre emblème tremblant et comme enflammé volait vers l’autre. Il semblait près d’y avoir une étrange collusion de becs et de serres, comme celle de deux aigles.
Dans sa lancée le corps des bleus fit une halte soudaine à portée de tir désespérément proche, et rapidement lâcha une rageuse volée de balles. Le groupe des hommes en gris fut coupé et brisé par ce feu, mais son corps criblé continuait à se battre. Les hommes en bleus hurlèrent à nouveau et foncèrent dessus.
L’adolescent vit dans ses bonds, comme à travers un brouillard, l’image de quatre ou cinq hommes étendus au sol, ou se tordant à genoux, tête baissée, comme s’ils eussent été frappés par la foudre. Titubant parmi eux se trouvait le porte-drapeau rival, que l’adolescent avait vu avoir été touché gravement lors de la dernière volée de balles. Il sentait que l’homme menait son ultime combat : la lutte de quelqu’un dont les jambes sont déjà prises par les anges de la mort. Ce fût un combat sinistre. Sur sa face la pâleur de la mort, mais dominée par les lignes dures et sombres d’une cause désespérée. Avec une grimace terrible et résolue, il serrait contre lui son précieux drapeau, trébuchant et vacillant, avec l’intention de se diriger vers un endroit où il pourrait l’abriter.
Mais ses blessures faisaient sans cesse paraître ses pieds en retard, cloués au sol, et il mena une lutte sinistre, comme avec d’invisibles goules avidement accrochées à ses membres. Dans cette course folle des bleus, ceux qui étaient en avant, hurlant de triomphe, bondirent sur la barrière. Au moment où il se tournait vers eux le porte-drapeau eut le regard désespéré d’un homme irrémédiablement perdu.
L’ami de l’adolescent passa à travers l’obstacle d’une masse confuse, et bondit sur le drapeau comme une panthère sur sa proie. Il tira dessus, et l’arrachant d’une torsion, leva d’un coup le drapeau rouge et brillant, avec un cri de folle exaltation ; au moment même où le porte-drapeau, hoquetant, s’écroulait dans dernier râle, et après quelques convulsions tournait son visage mort vers le sol. Il y avait beaucoup de sang sur l’herbe.
À l’endroit même du succès commença une clameur de triomphe encore plus sauvage. Les hommes gesticulaient et vociféraient dans l’extase. Ils parlaient comme si leur interlocuteur se trouvait à un mille plus loin. Ce qui leur restait de képis et de casquettes fût jeté très haut dans le ciel.
Dans une partie de la ligne, quatre hommes furent pris durant l’assaut, et maintenant ils étaient assis en prisonniers. Quelques hommes en bleu faisaient cercle autour d’eux, les détaillant avec une curiosité avide. Les soldats avaient pris au piège d’étranges volatiles, et les examinaient. L’air était chargé d’un flot rapide de questions.
L’un des prisonniers soignait une légère blessure au pied. Il l’étreignait comme pour la calmer, et levait fréquemment la tête en maudissant avec une complète aisance, droit sous le nez de ses geôliers. Il les recommandaient aux régions infernales et faisait appel à la colère et la malédiction d’étranges dieux. Et avec ça il était singulièrement dédaigneux quant aux règles de conduite d’un prisonnier de guerre. Comme si un gars stupide et maladroit lui ayant piétiné l’orteil, il considérait que c’était son privilège, son droit, d’user de jurons énormes et vindicatifs.
Un autre qui avait l’âge d’un enfant, prenait son malheur avec un grand calme et en apparence avec bonhomie. Il discutait avec les hommes en bleu, les dévisageant d’un regard brillant et vif. Ils parlèrent de batailles et de conditions. Durant cet échange de points de vue, il y avait un grand intérêt sur tous les visages. Il semblait y avoir une grande satisfaction à entendre des voix, là où il n’y avait eut que ténèbres et spéculations.
Un troisième prisonnier était assis avec un air morose. Il gardait une attitude froide et stoïque. À toutes les avances il répliquait sans varier : « Ah ! allez au diable ! »
Le dernier des quatre gardait le silence, et la plupart du temps, détournait la tête de façon à éviter d’être dérangé. D’après ce qu’il avait pu en voir, il parut à l’adolescent dans un état profondément démoralisé. La honte était sur lui, et le profond regret, peut-être, qu’il ne serait plus compté dans les rangs de ses compagnons. L’adolescent ne vit rien dans son expression qui lui permette de croire que l’autre ait quelque pensée quant à son futur proche : la vue d’une geôle, peut-être, la famine et la brutalité, que l’imagination déroule dans ce cas. Tout ce qu’on pouvait voir était la honte d’être captif, et le regret d’avoir perdu le droit de se battre.
Après que les hommes eurent suffisamment festoyé, ils s’installèrent derrière la vieille clôture, du côté opposé à celui d’où l’ennemi fut chassé. Quelques-uns tirèrent pour la forme sur des cibles distantes.
L’herbe était haute. L’adolescent s’y installa pour se reposer, usant d’une barrière comme support convenable pour le drapeau. Son ami, l’air glorieux et réjoui, tenant fièrement son trésor, vint vers lui. Ils s’assirent côte à côte et se félicitèrent mutuellement.
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