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Le Signe Rouge Des Braves de Stephen Crane


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Chapitre XXIV


L’incessant roulement de tonnerre qui courait tout le long de la lisière de la forêt, devenait intermittent et faiblissait. La voix de stentor de l’artillerie se poursuivait dans quelque lointaine rencontre, mais les rafales de mousqueterie s’étaient presque tout à fait arrêtées. L’adolescent et son ami levèrent la tête subitement, ressentant une sombre détresse à ces bruits qui décroissaient, et qui étaient devenus une part de leur existence. Ils pouvaient voir des changements se faire parmi les troupes. Il y avait des marches d’un côté et de l’autre. Une batterie se mit lentement en branle. Sur la crête d’une colline, il y avait les reflets mats des fusils de l’infanterie qui partait.

L’adolescent se leva : « Hé bien, qu’est-ce qu’on fait maintenant, je me le demande ? » dit-il. Son ton semblait indiquer qu’il se préparait à affronter quelque nouvelle monstruosité, dans un parcours semé de fracas et de ruines. Il mit sa main sale en écran sur ses yeux et regarda longuement à travers champs.

Son ami aussi s’était levé et regardait : « Je parie que nous allons sortir de là et revenir pour repasser la rivière » dit-il.

– « Ça me plairait bien » dit l’adolescent.

Ils attendirent en observateurs. Après un court délai, le régiment reçut l’ordre de rebrousser chemin. Les hommes se levèrent en grognant de l’herbe, regrettant la douceur du repos. Ils secouèrent leurs jambes engourdies, et allongèrent les bras au dessus de leur tête. Un homme jura en se frottant les yeux. Ils gémissaient tous : « Oh Seigneur ! » Ils eurent autant d’objection à ce changement de lieu qu’ils en auraient eu à une nouvelle bataille qu’on leur aurait proposée.

Ils rebroussèrent chemin d’un pas lourd et lent, à travers ce champ qu’ils venaient de traverser dans une course folle. La clôture désertée, reprise, avec ses poteaux penchés et ses planches disjointes, son air de tranquille et rural abandon. Plus loin derrière elle, quelques cadavres étaient étendus. Le plus visible étant le corps contorsionné du porte-drapeau en gris, dont l’étendard était emporté par l’ami de l’adolescent.

Le régiment avança jusqu’à rejoindre ses compagnons. La brigade, reformée en colonne, prit la direction de la route en traversant le bois. Aussitôt ils devinrent une masse de troupes poussiéreuses, se traînant le long d’un chemin parallèle à la ligne ennemie, telle qu’elle se trouvait lors de la précédente mêlée.

Ils passèrent en vue d’une impassible maison blanche, et virent devant sa façade des groupes de camarades qui attendaient couchés derrière une tranchée bien faite. Une rangée de canons tirait sur un lointain ennemi. Les obus qui arrivaient en réponse, soulevaient des nuages de poussière et d’éclats. Des cavaliers fonçaient le long de la ligne des tranchées.

Comme ils passèrent près d’autres troupes, les hommes du régiment décimé obtinrent de Wilson le drapeau captif, et le lançant très haut dans l’air, criaient tumultueusement leurs hourras, pendant qu’il tournoyait lentement plusieurs fois, comme malgré lui.

En ce point de parcours, la division contourna les champs, et alla serpentant en direction de la rivière. Quand la signification du mouvement s’imprima en lui l’adolescent tourna la tête et regarda par-dessus l’épaule, vers le terrain défoncé et jonché de débris. Il respira, à nouveau satisfait. Finalement, il donna un léger coup de coude à son ami : « Hé bien, je crois que c’est fini » lui dit-il.

Son ami regarda en arrière : « Par Dieu, c’est vrai ! » approuva-t-il, et ils devinrent silencieux et pensifs.

Pendant un moment l’adolescent fût amené à réfléchir de manière confuse et hésitante. Il y avait un changement subtil en lui. Il lui fallut un bon moment pour rejeter ses manières batailleuses et reprendre ses pensées habituelles. Graduellement son cerveau émergeait de brumes épaisses, et pouvait finalement saisir au plus près ses actes et les circonstances qui les entouraient.

Il comprit alors que cette vie d’incessants combats était passée. Il avait été dans une étrange contrée de troubles et de violents bouleversement et s’en est sorti. Il avait été là où le sang coulait à flots, où les passions étaient frénétiques, et il s’en était échappé. À ces considérations, il ne pensa d’abord qu’à s’en réjouir.

Plus tard il commença à réfléchir sur ses exploits, ses échecs et ce qu’il avait accompli. Ainsi, à peine sorti de ces scènes, où ses habituels schémas de réflexions furent inutiles, et où il s’était comporté comme un mouton, il s’efforça de rassembler tous ses actes.

Finalement, ils défilèrent nettement devant lui. De son point de vue actuel, il fût capable de les considérer à la manière d’un spectateur, et de les critiquer avec une certaine justesse, car dans sa nouvelle situation il avait déjà rejeté certaines attaches.

Son ami aussi semblait pris dans quelque introspection, car subitement il fit un geste et dit : « Oh Seigneur ! »

– « Quoi ? » demanda l’adolescent.

– « Oh Seigneur ! » répéta son ami. « Tu connais Jimmie Rogers ? Hé bien… Seigneur ! Quand il était blessé, je suis parti lui chercher un peu d’eau, et malédiction ! Je ne l’ai plus revu depuis ce moment-là… J’ai complètement oublié ce que je… dites moi, est-ce que quelqu’un a vu Jimmie Rogers ? »

– « L’ai vu ? Non ! il est mort » lui répondit-on.

L’ami lâcha un juron.

Mais l’adolescent, considérant la procession qui défilait dans sa mémoire, se sentit heureux et sans regret, car ses exploits devant tous y paradaient sur une grande et brillante éminence. Ces performances dont ses compagnons furent les témoins, défilaient maintenant dans la pourpre et l’or à foison ; avec de nombreuses variations. Ils avançaient gaiement en musique. C’était un plaisir de les contempler. Il passa des minutes délicieuses à voir ces images dorées de sa mémoire.

Il voyait qu’il était bon. Il se rappela avec un frisson de joie les commentaires respectueux de ses compagnons sur sa conduite. Il se dit encore la phrase du lieutenant fou : « Si j’avais dix mille chats sauvages comme toi, j’en aurais fini avec cette guerre en moins d’une semaine. » C’était un petit couronnement.

Néanmoins, le fantôme de sa fuite lors du premier engagement lui apparut et dansa devant lui. Les échos de son terrible combat contre les forces conjuguées de l’univers parvinrent à ses oreilles. De petits cris dans son cerveau résonnaient à propos de la chose. Durant un moment il rougit et la lumière de son âme vacilla sous le poids de la honte.

Pourtant, il se trouvait à présent une explication et une excuse. Il se dit que ces moments de tempêtes étaient les furieux errements et les erreurs d’un novice qui ne savait pas. Il n’avait été qu’un homme simple qui protestait contre sa condition, mais maintenant, il en était sorti et pouvait voir que tout était juste et convenable. À tout chose malheur est bon comme on dit. En vérité la Providence fût bonne pour lui, elle l’avait gentiment poignardé et diligemment assommé pour son propre bien. Dans sa révolte il fût très impressionnant sans doute, et sincèrement anxieux pour le sort des hommes ; mais maintenant qu’il était sauf, sans avoir été blessé, il fût clair pour lui subitement qu’il avait eu tort de n’avoir pas embrassé le poignard et de ne s’être pas soumis à la massue de la providence : il s’était sottement défilé.

Mais le ciel lui pardonnera. Il est vrai, admit-il, qu’il est courant de crier au diable quand des personnes refusent de se soumettre au destin qu’ils ne comprennent pas, mais, pensa-t-il, au ciel les étoiles réagissent autrement. Le soleil imperturbable rayonne indifféremment sur l’offense comme sur l’adoration.

Comme Fleming fraternisait ainsi à nouveau avec la nature, il sentit sur lui l’ombre d’un reproche. Et là se dressait le souvenir tenace du soldat aux haillons, lui qui, transpercé de balles et défaillant d’avoir perdu tellement de sang, s’inquiétait pour la blessure imaginaire d’un autre. Lui qui avait donné ses dernières forces et tout ce qui lui restait d’esprit pour conforter le soldat de grande taille ; lui qui, aveuglé par la douleur et la fatigue, fût abandonné seul dans un champ.

Un instant il ressentit une sueur froide, et se sentit misérable à la pensée qu’on pourrait avoir connaissance de la chose. Comme ce fantôme persistait à hanter sa vue, il donna libre cours à un cri aigu de douleur et d’irritation.

Son ami se retourna : « Qu’est-ce qu’il y a Henri ? » demanda-t-il. Pour toute réponse l’adolescent éclata en malédictions rageuses.

Comme il marchait le long de la bretelle qui suivait la grand-route, parmi ses compagnons qui babillaient, la scène cruelle le hanta. Elle s’accrochait tout le temps à lui, assombrissait ses visions d’exploits en pourpre et en or. Dans quelque sens que sa pensée se tournât, elle était poursuivie par le sombre fantôme de cette désertion dans les champs. Il regardait furtivement ses compagnons, sûr qu’ils devaient discerner sur son visage les signes de cette hantise. Mais ils avançaient lourdement dans une tenue déplorable, discutant sans arrêt sur les accomplissements de la récente bataille.

– « Oh, si quelqu’un venait me demander ce qui s’était passé, je dirais qu’on a reçu une sacrée bonne raclée… »

– « Raclée !… mon œil ! On n’a pas été corrigé fiston. Nous allons descendre par ces chemins, faire un détour, et tomber sur eux par derrière. »

– « Oh la ferme avec ton tomber sur eux par l’arrière. On en a assez vu. Ne me parle pas de leur tomber dessus par l’arrière. »

– « Bill Smithers, il dit qu’il préfère plutôt participer à cent batailles que d’être dans cet hôpital de campagne. Il dit qu’on leur tire dessus la nuit, et que les obus leur tombent droit dessus dans cet hôpital. Il dit n’avoir jamais entendu autant de cris. »

– « Hasbrouk ? C’est le meilleur officier de ce régiment. C’est un grand ! »

– « Je t’avais pas dit que nous allions les prendre par derrière ? Ne te l’avais-je pas dit ? On… »

– « Oh la ferme ! »

– « Tu me rends malade. »

– « Rentre chez toi imbécile ! »

Durant un temps ces souvenirs du soldat aux haillons qui le poursuivaient, éteignirent toute la félicité que son âme ressentait. Il voyait si vivement son erreur qu’il craignit qu’elle ne lui restât sur la conscience toute sa vie. Il ne prenait parti dans aucune discussion de ses camarades, de même qu’il ne les regardait ni semblait les reconnaître, sauf quand il les soupçonnait subitement de voir ses pensées et scruter chaque détail de la scène avec le soldat en haillons.

Pourtant, il rassembla graduellement ses forces et écarta ce péché au loin. Et alors, il le considéra avec ce qu’il prenait pour un grand calme. Il conclut enfin qu’il y voyait des comportements capricieux et bizarres. Il se dit que l’importance de la chose serait grande pour lui si plus tard elle pouvait réfréner les élans de son égoïsme. Cela le rendrait plus équilibré et plus sobre, devenant en somme une bonne part de lui-même. Il porterait souvent la conscience d’une grande faute, et serait amené à se comporter avec douceur et attention. Il serait un homme enfin.

L’intention d’utiliser cette faute à bon escient ne lui donna pas une joie complète, mais c’était le meilleur sentiment qu’il pu exprimer en les circonstances ; et quand cela fût mis à côté de sa réussite, ou ses exploits devant tous, il sût être tout à fait satisfait. Et ses yeux s’ouvraient à des voies nouvelles. Il sut qu’il pouvait reconsidérer son premier cantique sur les gallons dorés et les parades, et les voir sous leur vrai jour. Il fut heureux de savoir que maintenant il les méprisait.

Il émergea de ses luttes avec une grande sympathie pour l’univers entier. Avec ce nouveau regard, il voyait que les coups manifestes aussi bien que secrets qu’on recevait au monde avec une si divine prodigalité, étaient en vérité des bénédictions. Une divinité l’entourait pour le corriger.

Les malédictions qu’il lançait contre ces choses s’étaient perdues quand la tourmente eut cessé. Il n’oserait plus se tenir fièrement dans l’erreur, maudissant les lointaines planètes. Il appréhendait son insignifiance, mais aussi qu’il n’était point indifférent au soleil. Dans cet énorme brassage de l’univers, les graines comme lui ne seraient point perdues.

Avec cette conviction vint une confortable assurance. En lui, il ressentait une humanité tranquille, incertaine, mais d’un sang fort et vigoureux. Il savait qu’il ne tremblerait plus devant ses guides, là où ils lui diraient d’aller. Près de toucher la mort, il sut qu’elle n’était, après tout, pour lui comme pour les autres, que la mort. Il était un homme enfin.

Ainsi, comme il s’éloignait péniblement de l’endroit où la colère et le sang avaient jailli il arriva que son âme se transformât. Il venait de prendre sa part d’infernal labour, et allait vers la perspective d’un bosquet paisible ; et ce fût comme si ce qu’il venait de quitter n’avait jamais eu lieu. Les blessures s’évanouirent aussi vite qu’une fleur qui se fane.

Il se mit à pleuvoir. La procession des soldats exténués devenait un train délabré, murmurant et triste, qui avançait avec un violent effort dans des sentiers de boue liquide et brune, sous un ciel triste et bas. Pourtant, l’adolescent souriait, car il voyait qu’il avait sa place dans ce monde, malgré que bon nombre n’y voyaient que jurons et bastonnades. Il s’était débarrassé du mal infernal de la guerre. Le cauchemar étouffant était passé. Il avait été une bête écorchée et suante dans la chaleur et la douleur des batailles. Il se tournait maintenant avec une soif d’amoureux vers les images de cieux paisibles, de vers pâturages, de frais ruisseaux… en somme une vie de paix et de douceur éternelles.

Par-dessus la rivière, un rayon d’or traversa une foule de nuages aux teintes plombées et chargés de pluie.

FIN


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