Littérature Américaine – Livres pour enfants – Poésie Américaine – Stephen Crane – Le Signe Rouge Des Braves – Table des matières
< < < Chapitre IV
Chapitre VI > > >
Chapitre V
Il y eut un long moment d’attente. L’adolescent se rappelait la rue de son village juste avant la parade du cirque, un jour de printemps. Il se revoyait debout, petit garçon tout excité, prêt à suivre la dame aux couleurs sombres sur son cheval blanc, ou l’orchestre sur son chariot décati. Il revoyait le chemin ocre jaune, la ligne des gens qui attendaient, et les maisons impassibles. Il se souvenait particulièrement d’un vieux type qui avait l’habitude de s’asseoir sur une caisse à munition en face de la grande épicerie, et qui feignait de mépriser pareilles exhibitions. Des formes, des couleurs ainsi qu’un millier de détails lui revenaient à l’esprit. Au milieu de tout ça, la figure du vieux type sur la caisse à munitions paraissait dominante…
Quelqu’un s’écria : « les voilà qui arrivent ! »
Il y eut un tumulte, et un brouhaha de paroles confuses s’éleva parmi les hommes. On montrait le désir fiévreux d’avoir le plus de cartouches prêtes sous la main. Les boîtes à munitions furent tirées, mises tout autour dans différentes positions, et rangées avec une grande attention. Comme si toutes ces boîtes contenaient des bonnets neufs qu’on était sur le point d’essayer.
Le soldat de grande taille ayant préparé son fusil, produisit une espèce de mouchoir rouge. Il s’occupait à le nouer autour de la gorge avec une attention soignée, quand le cri d’alerte fût répété tout le long de la ligne, en un rugissement étouffé : « Les voilà qui arrivent ! Les voilà qui arrivent ! ». On entendit les claquements secs des fusils qu’on charge.
À travers les champs enfumés arrivait l’essaim d’hommes en tenue sombre, qui couraient en jetant des cris aigus. Ils avançaient la tête penchée et le fusil qui balançait violemment. Un étendard, incliné vers l’avant courait tout près de la ligne d’attaque.
Quand il les vit, l’adolescent fût momentanément secoué par l’idée que peut-être son fusil n’était pas chargé. Il essaya de rassembler ses esprits afin de se rappeler le moment où il l’avait fait, mais sans y arriver.
Un général décoiffé mit son cheval à l’arrêt près du colonel de la 304è. Il agita le poing devant le visage de ce dernier :
– « Vous devez les retenir ! » criait-il sauvagement. « Vous devez les retenir ! »
Dans son désarroi le colonel balbutia : « C’est… c’est… bon mon général. Tout va bien par Dieu !… Nous… nous… nous fe… ferons de notre mieux mon général. » Le général fit un geste passionné, et s’éloigna au galop. Le colonel, saisissant l’occasion pour se remonter le moral, commença à réprimander comme un perroquet qui vient de recevoir un sceau d’eau. L’adolescent se retournant vivement pour s’assurer que les arrières n’étaient pas inquiétés, le vit qui regardait ses hommes avec un air de profond mépris, comme s’il regrettait par-dessus tout de s’associer à eux.
L’homme à ses côtés parlait comme pour lui-même : « Oh ! nous y sommes maintenant ! Oh ! nous y sommes maintenant ! »
À l’arrière, le capitaine de la compagnie faisait des va-et-vient nerveux. À la manière d’un maître d’école, il adressait des propos affectueux aux soldats comme s’il était en présence d’élèves à leur première classe. Il répétait sans fin « Ne gaspillez pas votre tir… ne tirez que lorsque je vous le dirais… économisez vos coups de feu… attendez jusqu’à ce qu’ils soient à votre portée… ne faites pas les idiots… »
Le visage sale inondé par la sueur, l’adolescent ressemblait à un mioche qui pleurait. Avec un geste nerveux, il essuyait fréquemment les yeux avec le manche de sa veste ; la bouche toujours entre ouverte.
Dès qu’il vit l’essaim ennemi envahir le champ en face de lui, il cessa aussitôt de se demander si le fusil était chargé ou pas. Avant qu’il ne fût prêt de commencer, – avant qu’il ne se dise à lui-même être sur le point de se battre –, il jeta en position le fusil docile et bien équilibré, et tira avec rage un premier coup de feu. Immédiatement après il manœuvrait son arme avec l’automatisme d’un ancien.
Il perdait soudain tout intérêt pour lui-même, il oubliait même de faire face au destin menaçant. Il n’était plus un homme isolé, mais le membre d’un tout, et sentait que ce tout dont il faisait partie, – un régiment, une armée, une cause ou un pays –, était en crise. Il était soudé à une entité dominée par un unique désir. Pour le moment il ne pouvait fuir de même qu’un doigt ne peut se retrancher d’une main par lui-même.
S’il eut pensé que le régiment était sur le point d’être anéanti, peut-être aurait-il pu s’en libérer. Mais le bruit qu’il faisait lui redonna confiance. Comme un feu d’artifice, un régiment une fois allumé, domine, jusqu’à ce que sa puissance de feu décroisse. Les sifflements et les explosions témoignaient d’une formidable puissance. Il voyait le terrain devant eux déjà jonché de soldats déconfits.
Toujours il avait la conscience de ses camarades présents autour de lui. Il sentait cette subtile fraternité dans le combat, plus important que la cause pour laquelle on se battait. Cette mystérieuse fraternité qui naissait sous le feu, le risque et la mort.
Il avait une tache à accomplir ; comme un menuisier qui fabriquait des boîtes, et encore des boîtes ; seulement, il y avait une furieuse hâte dans ses mouvements. Lui dans ses pensées vadrouillait dans d’autres endroits, tout à fait comme le menuisier qui, pendant qu’il travaille, sifflote et pense à ses ennemis ou ses amis, son chez-soi ou le bar du coin. Et ces rêves entremêlés ne lui paraissaient jamais clairs après-coup, mais restaient une masse confuse de formes effacées.
À présent il commençait à sentir les effets d’une atmosphère de bataille : une sueur d’enfer, et l’impression que ses pupilles dilatées allaient se fendre comme de la pierre brûlante. Un bourdonnement chaud lui emplissait les oreilles.
Après cela une rage terrible suivit. Il sentait monter en lui la forte exaspération d’une bête harcelée, d’une vache paisible qu’une meute de chiens dérange. Il s’emporta follement contre son fusil qui ne pouvait abattre qu’un homme à la fois. Il souhaitait se ruer à l’attaque pour mieux lutter avec ses mains : il désirait sérieusement posséder le pouvoir qui lui permettrait de balayer, dans un grand geste, tout ce beau monde vers l’arrière. Il sentit son impuissance, ce qui le fit rager comme une bête acculée dans un piège.
Sous la fumée des tirs, sa colère visait moins les hommes qui se ruaient vers lui, que cette fumée même, qui, en nappes fantomatiques et tourbillonnantes, l’étouffait en s’infiltrant le long de sa gorge sèche. Il se battit avec frénésie pour gagner un répit à ses sens, pour respirer, comme un nourrisson qui se débattrait contre la couverture qui l’étouffe mortellement.
Une expression concentrée mêlée d’une formidable fureur était manifeste sur tous les visages. Nombreux étaient ceux qui parlaient à voix basse ; et ces acclamations, ces moqueries, ces imprécations et ces prières lâchées à mi-voix, faisaient comme un refrain barbare et sauvage, qui courait comme le bruit étrange et souterrain d’un chant, sous les accords puissants de la marche guerrière. L’homme à côté de l’adolescent parlait sans arrêt, avec le ton doux et tendre d’un monologue d’enfant. L’échalas jurait à voix haute. De sa bouche sortait une noire et curieuse procession de jurons. Brusquement quelqu’un éclata dans un ton querelleur, comme un homme qui aurait perdu son chapeau : « Hé ! pourquoi qu’on ne nous appuie pas ? Pourquoi n’envoient-ils pas des renforts ? Pensent-ils que… »
Luttant contre une envie de dormir, l’adolescent écoutait tout cela comme quelqu’un qui somnole.
Il y avait une singulière absence d’attitudes héroïques : les hommes qui se soulevaient et se penchaient dans la hâte et la fureur avaient des poses impossibles. Les baguettes en acier claquaient avec un bruit incessant et fort, tandis que les hommes chargeaient les canons brûlants de leurs armes avec fureur. Les boîtes à cartouches étaient toutes ouvertes et sautillaient à chaque mouvement. Une fois chargé, le fusil était épaulé, et l’on tirait sans but apparent dans la fumée ; ou sur l’une des formes confuses et mouvantes dont le nombre sur le champ qui faisait face au régiment augmentait de plus en plus, comme des marionnettes issues de la main d’un magicien.
Les officiers, dans leurs positions à l’arrière, négligeaient de prendre de belles attitudes. Ils sautillaient d’avant en arrière rugissant des directives et des encouragements. L’ampleur de leurs hurlements était extraordinaire. Ils s’époumonaient avec une grande prodigalité. Et souvent il leur arrivait de se tenir presque la tête en bas, dans leur souci d’observer l’ennemi de l’autre côté de la fumée qui retombait.
Le lieutenant de la compagnie de l’adolescent alla à la rencontre d’un soldat qui s’était mis à fuir en criant dès les premières volées de tir de ses camarades. Derrière les lignes une petite scène en duo se déroula. L’homme pleurait comme une madeleine en fixant avec un regard d’agneau le lieutenant qui, l’ayant empoigné par le col le bourrait de coups avec le pommeau de son épée. Il le remit dans les rangs après l’avoir pas mal battu. Le soldat avançait machinalement avec tristesse, en gardant ses yeux de bête affolée sur l’officier. Peut-être que pour lui quelque divinité s’exprimait par la voix du lieutenant : grave, dure, sans nulle trace de peur en elle. Il essaya de charger son fusil, mais ses mains tremblantes l’en empêchèrent. Le lieutenant dû l’assister.
Ça et là les hommes tombaient comme des paquets. Le capitaine de la compagnie de l’adolescent fût tué au tout début de l’action. Son corps était allongé dans la position d’un homme qui se repose d’une grande fatigue ; mais il y avait sur son visage un air étonné et triste, comme s’il pensait qu’un ami venait de lui jouer un mauvais tour. Le soldat qui parlait sans arrêt, fut éraflé par une balle, et le sang coula abondamment sur son visage. Il se tint la tête à deux mains, en disant : « Oh ! » il se mit à courir. Un autre grogna subitement, comme quelqu’un qui aurait reçu un coup de batte en plein estomac. Il s’assit et fixa l’espace devant lui avec une grande peine dans le regard. Dans ses yeux il y avait un reproche muet et mal défini. Plus haut sur la ligne de front un homme, debout derrière un arbre, eut le genou éclaté par une balle. Il lâcha immédiatement son fusil et s’agrippa au tronc à deux mains. Et il resta ainsi désespérément accroché, criant au secours afin qu’on le libérât.
Enfin, un grand cri d’allégresse parcourut la ligne comme un frisson. Les tirs décrurent, passant d’un fracas assourdissant à un dernier et vindicatif coup de feu. Alors que les derniers tourbillons de fumée s’évanouissaient, l’adolescent vit que la charge avait été repoussée. L’ennemi était dispersé en quelques groupes récalcitrants. Il vit un homme grimper sur le sommet d’une barrière, marcher dessus un moment en tirant un dernier coup de feu avant de fuir. La vague d’assaut se retirait en laissant derrière elle de noirs débris.
Quelques-uns dans le régiment commencèrent à lancer des cris frénétiques. Beaucoup restaient silencieux. Apparemment ils essayaient de réfléchir.
Après que la fièvre du combat l’eut quitté, l’adolescent crut qu’il allait finalement étouffer. Il prenait conscience de la lourde atmosphère dans laquelle il s’était battu. Il se sentait terriblement crasseux, et suait comme un laboureur prit dans une fondrière. Il prit sa gourde et bu une longue gorgée d’eau attiédie.
Avec quelques variations, une phrase courut le long de la ligne de front :
– « Hé bien nous les avons repoussés. Nous les avons repoussés, du diable si nous ne l’avons pas fait ! » Les hommes la répétaient comme une bénédiction, se regardant les uns les autres, leur visage barbouillé et sale illuminé par un sourire.
L’adolescent se retourna pour regarder derrière lui, puis sur ses côtés. Il éprouvait la joie d’un homme qui enfin était libre de ses mouvements.
Au sol il y avait quelques formes immobiles et spectrales. Elles étaient couchées dans de fantastiques contorsions. Les bras étaient repliés et les têtes tournées de manière incroyable. Il semblait que ces hommes eussent dû tomber de quelque grande hauteur pour avoir de telles poses ; comme si on les avait balancés du ciel.
Dans une position derrière un petit bois une batterie de canons tirait des obus. Au début l’éclair des tirs fit sursauter l’adolescent. Il les crut directement pointés sur lui. À travers les arbres, il voyait les silhouettes noires des artilleurs qui manœuvraient avec vivacité et concentration. Leur travail paraissait une chose très compliquée. Il se demanda comment ils arrivaient à se rappeler le procédé à suivre au sein de la confusion.
Les canons étaient accroupis en un seul rang comme les chefs d’une tribu sauvage. Leurs arguments abrupts et violents déroulaient un sinistre tonnerre ; tandis que leurs diligents serviteurs s’affairaient çà et là.
Une petite procession de blessés se dirigeait d’un air sombre vers les arrières : c’était un flot de sang qui coulait du corps déchiré de la brigade.
Vers la droite comme vers la gauche on voyait les lignes sombres des autres troupes. Loin vers l’avant il crut voir des masses plus faibles qui saillaient de quelques points de la forêt. Elles suggéraient la présence de plusieurs milliers d’hommes.
Un moment il vit une petite pièce d’artillerie conduite avec fracas le long de la ligne d’horizon. Les minuscules silhouettes des cavaliers fouettaient leurs minuscules chevaux.
Depuis une colline élevée leur parvint le bruit de coups de feu et de hourras. Un écran de fumée s’éleva doucement entre les branches des arbres.
Les batteries de canons s’exprimaient avec un tonnant effort oratoire. Ça et là des étendards flottaient. Celui rayé de bandes rouges dominait. Ils jetaient des taches de couleurs chaudes sur les lignes sombres des troupes.
À la vue de l’emblème, l’adolescent ressentit à nouveau de l’enthousiasme. L’étendard était comme un bel oiseau étrangement indifférent sous la tempête.
En écoutant le vacarme qui lui parvenait du côté de la colline, et cette autre profonde pulsation orageuse qui arrivait de loin par la gauche, ainsi que la clameur plus faible qui semblait venir de toute part, l’adolescent comprenait que l’on se battait encore ici et là. Alors, il crut que toute la bataille se déroulait sous son nez.
Comme il regardait autour de lui, l’adolescent parut un instant étonné à la vue du ciel bleu et pur, de la lumière qui brillait à travers les arbres et sur les champs. Il était surprenant de voir la nature poursuivre tranquillement son chemin doré au milieu de tant de mal.
< < < Chapitre IV
Chapitre VI > > >
Littérature Américaine – Livres pour enfants – Poésie Américaine – Stephen Crane – Le Signe Rouge Des Braves – Table des matières
Copyright holders – Public Domain Book
| Si vous aimez le site, abonnez-vous, mettez des likes, écrivez des commentaires! Partager sur les réseaux sociaux Consultez Nos Derniers Articles |
© 2023 Akirill.com – All Rights Reserved
