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Le Signe Rouge Des Braves de Stephen Crane


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Chapitre VII


L’adolescent se sentit honteux comme un criminel découvert. Par le ciel, ils ont gagné après tout ! La ligne d’imbéciles a tenu, et remporté la victoire. Il pouvait entendre les hourras.

Il se leva sur la pointe des pieds et regarda en direction de la bataille. Un brouillard de fumée jaunâtre stationnait au dessus des arbres, et sous cette masse on entendait les éclats secs de la mousqueterie. Des cris rauques exprimaient l’avancée des troupes.

Perplexe et irrité, l’adolescent fit demi-tour. Il sentait qu’on l’avait trompé.

Il avait fui, se disait-il, car l’anéantissement était proche. Il avait bien fait de sauver se vie puisqu’il était une part de l’armée. Il avait cru, se dit-il, le moment venu où il était du devoir de chacune de ces parcelles de se sauver si possible. Après les officiers remettront ces pièces ensemble pour reconstituer un front de bataille. Si aucune de ces parcelles n’est assez avisée en pareil moment pour se sauver de la ruée mortelle, hé bien qu’en serait-il de l’armée alors ? Il était tout à fait clair qu’il avait agi en accord avec les recommandations les plus justes. Son action fût sagace et pleine d’un sens inné de la stratégie ; on ne pouvait qu’admirer l’œuvre de ses jambes. Il pensa à ses camarades. La ligne fragile des bleus avait tenu bon sous les assauts répétés, et gagné. Il en devenait amer. Apparemment il avait été trahi par l’ignorance aveugle et la stupidité de ceux qui l’entouraient, renversé et écrasé par leur faiblesse morale à tenir leur position, quand une réflexion intelligente les eût convaincus que c’était impossible. Lui l’homme éclairé qui voyait au plus profond des ténèbres, avait fui à cause de sa perception supérieure, de son savoir. Il ressentait une grande colère contre ses camarades. Il savait qu’on pouvait montrer qu’ils avaient été des idiots.

Il se demanda ce qu’on remarquerait quand plus tard il allait réapparaître au camp. Son esprit entendait déjà des cris moqueurs. Il était écrit qu’on ne comprendrait jamais sa façon élaborée de voir les choses.

L’adolescent commençait à se prendre en grande pitié. On l’avait trompé. Il avait été piétiné par une impitoyable injustice. Il avait agi avec sagesse, motivé par ce qu’il y avait de plus juste sous le ciel, pour seulement être trahi par des circonstances hostiles.

Une révolte vague, quasi instinctive, contre ses compagnons, la guerre en général et le destin, grandit en lui. Il marcha, le pas incertain, le cerveau agité par la douleur et le désespoir. Quand il releva un peu la tête, tremblant à chaque bruit, il avait le regard d’un criminel dont la culpabilité est grande, et qui attend un châtiment exemplaire sans pouvoir s’expliquer ; quelqu’un qui par sa souffrance, pense avoir connu le fond des choses, et su que le jugement d’un homme est fragile comme une feuille sous le vent.

Il quitta les champs pour entrer dans une épaisse forêt, comme s’il avait résolu de s’enterrer vivant. Il souhaitait se mettre hors de portée des bruits de coups de feu, qui étaient pour lui comme autant de voix.

Sur le sol parsemé de plantes grimpantes et de buissons, les arbres poussaient comme des bouquets, tellement ils étaient serrés. Il fût obligé de se frayer un chemin à grands bruits. Les lianes qui lui accrochaient les pieds protestaient d’une voix rauque à mesure que leurs pousses étaient arrachées des troncs d’arbres. Le bruissement des jeunes arbres indiquait sa présence au monde. Il ne put disposer la forêt en sa faveur : elle protestait sans cesse contre lui à mesure qu’il avançait. Quand il séparait l’arbre et la plante enlacés, le feuillage perturbé secouait ses membres, et ses feuilles étaient comme autant de visages qui se tournaient vers lui. Il craignit que sa marche bruyante n’indiquât sa présence au régiment, qui se mettrait aussitôt à le chercher. Alors, il pénétra plus avant dans la forêt, recherchant les parties les plus sombres et les plus touffues.

Un moment plus tard, le bruit de la mousqueterie avait considérablement baissé, et la voix des canons parut plus lointaine. Le soleil subitement visible, brûlait comme un feu entre les arbres. Les insectes faisaient des bruits cadencés ; comme s’ils grinçaient des dents tous ensemble. Un pic-vert plantait son impudent bec sur tout le côté d’un arbre. Un oiseau s’envola d’un coup d’aile joyeux.

Là-bas la mort grondait. Mais ici la Nature paraissait indifférente et sourde. Cette forêt lui redonnait confiance : simplement et honnêtement elle entretenait la vie ; la paix était son credo. Elle mourrait si l’on forçait ses regards timides à voir le sang qui coulait là-bas. Il concevait la Nature comme une femme dotée d’une profonde aversion pour la tragédie.

Il lança une pomme de pin sur un écureuil jovial qui s’enfuit en tremblant de peur. Arrivé au sommet d’un arbre il s’arrêta, et, pointant la tête avec précaution derrière une branche, regarda vers le bas d’un air agité.

Ce spectacle fit naître un sentiment de triomphe chez l’adolescent. Il y avait donc bien une loi dans la nature. Elle venait de lui donner un signe. L’écureuil immédiatement après avoir reconnu le danger, avait pris ses jambes à son cou sans hésiter. Il n’est pas resté impassible, encaissant le projectile avec la fourrure de son ventre, pour ensuite mourir en jetant un dernier regard au ciel compatissant. Au contraire, il avait fui aussi vite que ses jambes le permettaient ; et pourtant, ce n’était qu’un écureuil ordinaire, sans doute pas un philosophe dans son genre. L’adolescent poursuivit son chemin d’un pas plus tranquille, se sentant en harmonie avec la nature, qui confirmait son choix avec des preuves tangibles et vivantes sous le soleil.

Il faillit se perdre dans un marécage, et fut contraint de marcher sur les touffes d’herbe parsemées sur le sol spongieux, en évitant soigneusement les sables mouvants. S’arrêtant un moment pour se repérer, il vit plus loin un animal plonger dans l’eau trouble et en ressortir aussitôt avec un poisson qui brillait.

L’adolescent rejoignit à nouveau les épais buissons. Les branches froissées par son passage noyaient par leur bruit le son lointain du canon. Il avançait vers une obscurité plus épaisse.

Finalement, il atteignit un endroit où les hautes branches voûtées formaient comme une chapelle. Il écarta doucement le feuillage qui en fermait l’entrée comme une porte, et s’avança. Les aiguilles de pin formaient un tapis brun très doux. Il y avait là un demi-jour au ton sacral.

Sur le seuil il s’arrêta, frappé d’horreur à la vue de la chose.

Un homme mort le fixait, le dos appuyé contre un arbre droit comme une colonne. Le cadavre portait un uniforme qui fût jadis bleu, mais qui maintenant avait une légère teinte verte et mélancolique. Les yeux qui le fixaient étaient ceux d’un poisson mort. La rougeur de la bouche grande ouverte avait viré au jaune sinistre. Sur le visage au ton cendré couraient de petites fourmis. L’une d’elles traînait une lourde charge le long de la lèvre supérieure.

L’adolescent lâcha un cri strident, et durant un bon moment resta figé comme la pierre devant la chose. Il demeura là à fixer ces yeux glauques. Entre le mort et le vivant, un long regard fût échangé. Alors l’adolescent leva la main derrière lui avec précaution, et s’accota à un arbre ; et en s’y appuyant il recula, pas à pas, le visage tourné toujours vers la chose. Il eut peur qu’en lui tournant le dos, le corps ne se lève d’un bond et ne se mette furtivement à sa poursuite.

Les branches qui le repoussaient, menacèrent de le renverser sur le mort. Ses pas mal assurés, en s’empêtrant dans les fourrés aggravaient les choses, et tout semblait lui suggérer subtilement de toucher le cadavre. À cette seule pensée, il trembla par tout le corps.

Finalement, rompant le charme qui le maintenait en place, il s’enfuit en courant, sans faire attention aux branches basses ; hanté par la vue de ces fourmis noires qui essaimaient voracement sur le visage de cendre, s’aventurant horriblement tout près des yeux.

Après un temps il s’arrêta de courir, essoufflé, et se mit à l’écoute. Il imaginait qu’une étrange voix sortant de la gorge du mort, s’était mise à hurler dans son dos d’horribles menaces.

Les arbres près du portique de la chapelle remuèrent plaintivement sous une douce brise. Un silence triste pesait sur le petit mausolée du soldat.


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