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Le Signe Rouge Des Braves de Stephen Crane


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Chapitre VIII


Les arbres commencèrent doucement leur hymne au crépuscule qui tombait ; et d’obliques rayons de bronze frappèrent la forêt quand le soleil se coucha. Il y eut une accalmie dans le bourdonnement des insectes, comme s’ils baissaient leurs trompes et faisaient une pause pour la prière. Tout était silencieux, excepté le chant répété des arbres.

Alors, sur cette quiétude, éclata subitement un fracas de bruits épouvantables. Un roulement furieux arrivait de loin.

L’adolescent s’arrêta. Il était saisi par ce terrifiant éclat de bruits confus : c’était comme si l’on déchirait le monde. Au bruit crépitant de la mousqueterie se mêlaient les terribles éclats des batteries de canons.

Son esprit partait dans tous les sens. Il imaginait les deux armées dressées l’une contre l’autre comme deux panthères. Pendant un temps, il resta à l’écoute. Alors, il se mit à courir en direction de la bataille. Il voyait bien l’ironie de la chose, à courir ainsi vers ce qu’il avait évité avec tant de peines. Mais il se dit en substance, que si la terre et la lune étaient sur le point de se heurter l’une contre l’autre, beaucoup de gens penseraient sans doute à se mettre sur les toits pour voir la collision.

En courant il prenait conscience que la forêt avait cessé son chant. Comme si finalement elle était capable d’entendre les bruits extérieurs. Les arbres cessèrent leurs chuchotements et se tinrent immobiles. Tout semblait écouter les crépitements, le fracas, et le tonnerre assourdissant : chorus qui jetait ses hurlements terribles sur la terre tranquille.

L’adolescent prenait conscience subitement que le combat, où il fut présent, n’avait été, après tout, qu’un simple exercice de tir. En écoutant à présent ce fracas énorme, il douta avoir été le témoin de vraies scènes de batailles. L’assourdissant tumulte parlait de batailles célestes, comme si des hordes de dieux se jetaient aux prises dans les airs.

En y réfléchissant, il trouvait drôle que, lors de la dernière rencontre, lui et ses camarades aient pu croire qu’ils allaient décider du sort de la bataille : ils s’étaient pris, et avaient pris l’ennemi trop au sérieux. Chacun d’entre eux avait dû penser qu’il traçait profondément son nom dans d’éternelles tablettes dorées, ou qu’il élevait sa réputation pour toujours à l’autel de gloire, dans le cœur de ses concitoyens ; alors qu’en réalité l’affaire tiendrait dans des bulletins imprimés aux titres humbles et laconiques. Mais il trouvait cela bien ; sinon, se dit-il, à chaque bataille tout le monde se défilerait, si ce n’était l’espoir et les choses de ce genre.

Il se mit à avancer rapidement. Il souhaitait arriver à temps à la lisière de la forêt pour voir ce qui se passait.

Alors qu’il se hâtait, l’image de conflits extraordinaires traversa sa pensée ; qui, à force de ressasser de tels sujets, s’était habituée à imaginer leurs scènes. Le fracas de la bataille était comme la voix d’un être éloquent qui décrivait.

Quelquefois les taillis s’enchaînaient en un épais rideau qui semblait essayer de l’arrêter dans sa marche, et les arbres paraissaient se mettre sur son chemin, lui interdisant de passer en étendant leurs branches. Après l’hostilité déjà manifestée, cette nouvelle résistance de la forêt l’emplit d’une amertume aiguë. Il lui parût que la Nature n’était pas encore prête à le sacrifier.

Mais il s’obstina à prendre des chemins détournés, et à présent, de là où il se trouvait, il pouvait voir de longs rideaux de fumée grise, qui indiquaient les lignes de bataille. La voix des canons le fit trembler, la mousqueterie résonna en longs éclats irréguliers qui lui crevaient le tympan. Il s’arrêta un moment à regarder en direction du combat. Ses yeux avaient une expression de frayeur, il était bouche bée.

Maintenant il avançait droit devant lui. Pour lui la bataille était comme la meule d’une immense et terrible machine. Ses complications, sa puissance, et ses sinistres procédés le fascinaient. Il devait s’en approcher et la voir produire ses cadavres.

L’adolescent arriva à une barrière et passa par-dessus. Au loin, le sol était jonché de vêtements et de fusils. Un journal replié, traînait dans la boue. Un soldat mort étendu de tout son long, avait le visage caché par son bras. Plus loin il y avait un groupe de quatre ou cinq cadavres tenant une triste assemblée. Le soleil brûlant avait déjà fait son œuvre.

Dans cet endroit l’adolescent se sentait comme un intrus. Cette partie oubliée du champ de bataille appartenait aux morts. Il se hâta, dans la vague appréhension que l’un des corps déjà enflé ne se lève pour le sommer de partir.

Il parvint finalement à une route, d’où il pouvait voir au loin de sombres corps de troupes qui s’agitaient, entourés par la fumée. Sur le chemin il y avait une foule d’hommes ensanglantés qui affluaient vers les arrières. Les blessés juraient, grognaient et gémissaient. Sans interruption les bruits prenaient des proportions si énormes que la terre entière semblait en vibrer : aux paroles tonnantes des canons et aux phrases crachotantes de la mousqueterie se mêlaient des hourras frénétiques. Et de cette zone orageuse coulait le flot ininterrompu des blessés.

L’un d’eux avait une botte pleine de sang, il sautillait comme un écolier qui joue. Son rire était hystérique.

Un autre jurait avoir été touché au bras à cause de la mauvaise gestion de l’armée par le commandement général. Un autre encore marchait au pas en imitant l’air sublime de quelque tambour major, sur ses traits il y avait un mélange malsain de joie et de douleur. En marchant, il chantait ce couplet burlesque, d’une haute et tremblante voix :

« Chante, chante victoire !

Une poignée de balles

Vingt-cinq hommes morts

Cuits comme… une tarte. »

Une part de la procession boitait et vacillait en écoutant ce refrain.

Un des blessés avait déjà le cachet livide de la mort sur le visage. Ses lèvres se retroussaient en lignes dures, et ses dents étaient serrées. Ses mains étaient ensanglantées par les blessures sur lesquelles elles se posaient. Il paraissait devoir attendre le moment de tomber la tête en avant. Il marchait raide comme un spectre, et ses yeux brillaient d’un regard déjà tourné vers l’au-delà.

Il y en avait qui avançaient le pas grave, très irrités par leurs blessures, prêts à prendre n’importe quoi pour la cause obscure de leur malheur.

Un officier porté par deux soldats s’énervait et criait : « Ne secoue pas comme ça Johnson ! idiot ! », « tu crois que mes jambes sont en fer ? » « Si tu peux pas me porter convenablement, repose-moi et laisse quelqu’un d’autre le faire. »

Il vociféra sur la foule titubante qui bloquait la marche rapide des porteurs : « Hé ! laissez passer là ! Entendez-vous ? Laissez passer que le diable vous emporte tous ! »

À contrecœur, ils s’écartaient prenant les bords du chemin. Et comme il passait devant eux ils lui jetaient des remarques impertinentes. Quand il répondit en vociférant par des menaces, ils lui dirent d’aller au diable.

L’un des porteurs qui avançait à pas lourds heurta pesamment de son épaule le soldat à l’air spectral qui regardait vers l’inconnu.

L’adolescent rejoignit cette foule et se mit à la suivre. Ces corps déchirés parlaient de l’horrible appareil de destruction où les hommes s’étaient pris.

De temps à autre, des officiers d’ordonnance et des courriers traversaient la foule au galop, poursuivis par les hurlements des blessés, qu’ils éparpillaient sur les côtés de la route. La procession mélancolique était constamment perturbée par les messagers, et parfois par de bruyantes pièces d’artillerie qui arrivaient sur eux en balançant et battant lourdement le sol, avec les officiers qui criaient des ordres pour libérer la voie.

À côté de l’adolescent marchait un homme en haillons, rendu méconnaissable par la poussière, les tâches de sang et de poudre, qui le souillaient des pieds à la tête. Il écoutait avec beaucoup d’attention et d’humilité les descriptions fascinantes d’un sergent barbu. Ses traits maigres exprimaient à la fois la crainte et l’admiration. Il était comme ces gens qui aimaient écouter les merveilleuses histoires racontées parmi les tonneaux à sucre dans un magasin de campagne. Il regardait le conteur avec un étonnement indicible, la bouche qui baillait à la manière d’un paysan émerveillé.

Le sergent, s’en apercevant, fit une pause à son histoire détaillée en donnant ce commentaire sardonique : « Fais attention mon cher, tu vas attraper des mouches ».

Alors l’homme aux haillons se recula, confus et honteux.

Après un temps il commença une tentative d’approche du côté de l’adolescent, et, avec un changement dans l’attitude, essaya de s’en faire un ami. Sa voix devint tendre comme celle d’une jeune fille et ses yeux suppliants. L’adolescent vit avec surprise que le soldat portait deux blessures ; l’une à la tête, bandée d’un haillon gorgé de sang, et l’autre au bras qui pendait comme une branche à moitié cassée.

Après un bon moment de marche ensemble, l’homme aux haillons rassembla assez de courage pour dire : « On s’est bien battu, n’est-ce pas ? » dit-il timidement. L’adolescent, noyé dans ses pensées, leva les yeux sur la triste figure ensanglantée avec un regard d’agneau et dit : « Quoi ? »

– « On s’est bien battu n’est-ce pas ? »

– « Oui » répondit sèchement l’adolescent. Il accéléra son pas.

Mais l’autre se mit à sautiller derrière lui avec peine. Il y avait comme un air d’excuses dans ses manières, et de toute évidence il pensait seulement avoir besoin de parler pendant un moment, et alors l’adolescent verrait bien qu’il était un bon gars.

– « On s’est bien battu, n’est-ce pas ? hein ? » Commença-t-il encore avec une petite voix, et alors il eut le courage de poursuivre.

– « Que je sois damné si j’ai jamais vu des types se battre comme ça. Sapristi ! Faut voir comment qu’ils se sont battus ! Je savais comment que les gars se comporteraient, une fois qu’ils y seraient en plein dedans. Jusqu’à maintenant les gars ils n’avaient pas la chance, mais cette foi-ci ils ont montré ce qu’il étaient. Je savais que cela tournerait comme ça. Nos gars, tu peux pas les battre. Non-monsieur ! C’est des combattants, c’est ce qu’ils sont. »

Humble et admiratif, il termina la phrase en aspirant profondément l’air. Plusieurs fois il se tourna vers l’adolescent pour recevoir des encouragements. Il n’en reçu aucun, mais graduellement il parut comme absorbé par son sujet.

– « Je parlais, à un garçon de la Géorgie, par delà les piquets de garde une fois ; et ce garçon il me disait : « Vos types détaleront comme des lièvres dès qu’ils entendront le canon » qu’il disait.

– « Peut-être bien que oui » que je répondais. « Mais je n’en crois rien » que je lui disais. « Allez au diable ! C’est p’ être vos types qui vont s’défiler quand ils entendront le canon » que je lui disais.

Il s’esclaffa : « Hé bien, ils ne se sont pas défilés aujourd’hui, n’est-ce pas, hein ? Non-monsieur ! Ils se sont battus encore et encore ! »

Sa face laide était inondée de tendresse pour l’armée, qui pour lui était chose belle et puissante.

Après un temps il se tourna vers l’adolescent : « Où qu’t’as été touché mon pov’ gars ? » demanda-t-il d’un ton fraternel.

Instantanément l’adolescent se sentit pris de panique à cette question, quoiqu’au début il n’en mesurât pas toutes les conséquences.

– « Quoi ? » demanda-t-il.

– « Où qu’t’as été touché ? » répéta l’homme aux haillons.

– « Hé bien… » commença l’adolescent « Je… Je… C’est pourquoi… Je… »

Il se détourna subitement, et glissa à travers la foule. Il avait le front cramoisi, et ses doigts tripotaient nerveusement l’un des boutons de sa veste. Il pencha la tête, et le fixa des yeux avec une grande attention, comme s’il y avait là un petit problème.

L’homme aux haillons le suivit avec des yeux étonnés.


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