Contes Français
Les Contes d’Henry De Forge
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Littérature française – Livres pour enfants – Tous nos contes francais
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La Charge des Morts

II.
Les boulets pleuvaient tout autour des Cosaques, dont les chevaux se cabraient furieux, l’écume aux dents.
Serge Frithiof leva le bras.
Une clameur sauvage retentit, et la masse sombre des cavaliers s’ébranla au grand galop pour traverser le ravin de Karkow.
Ils étaient effrayants, ces géants courbés sur leurs selles, la lance en avant; selon les ordres du capitaine, ils avaient tout de suite cessé leurs cris rauques et l’on n’entendait plus que le bruit sourd et formidable du galop des chevaux.
Quand les soldats de la Garde turque virent arriver cet ouragan, les plus hardis d’entre eux, ceux-là qui ignoraient même qu’on pût trembler, eurent un frisson.
Le choc fut épouvantable. Chaque coup de sabre tranchait une tête, chaque coup de fusil abattait son homme. Et il y avait des ruisseaux de sang le long des maisons.
Mais les Cosaques étaient décimés.
Sentant, néanmoins, ses troupes ébranlées, le général turc leur fit effectuer un mouvement en arrière qui dégageait le village; puis, confiant dans la supériorité du nombre, il leur fit prendre position à un kilomètre de là, près d’une ferme abandonnée, d’où l’artillerie pourrait tirer.
Karkow était pris, mais la trouée n’était pas faite!
Serge Frithiof blêmit de rage: il aurait voulu être tué, vraiment, et voilà que la mort l’épargnait.
—L’armée peut être sauvée par vous! avait dit le général prince Rouknine.
Coûte que coûte, il fallait donc continuer cette charge folle qui venait de faire reculer l’ennemi; mais comment, puisque l’escadron était réduit à quelques cavaliers?…
Le capitaine rassembla ses Cosaques sur la grande place de Karkow et les compta. Ils étaient soixante à peine. Plus de quatre cents cadavres jonchaient les rues du village, à côté des cadavres turcs.
Les chevaux, sans cavaliers, erraient par troupes, docilement. Peu d’entre eux avaient été touchés, car toutes les balles, bien dirigées, avaient frappé les hommes en pleine poitrine. Et il n’y avait que des morts à terre, les soldats du Sultan n’ayant pas oublié le croissant sanglant de Mahomet.
Le soir tombait; des lueurs roses éclairaient doucement l’horrible spectacle, des lueurs qui se mouraient sur le champ de bataille qui allait être un champ de déroute.
Serge restait silencieux, très sombre.
Il avait au cœur une colère folle, un désespoir d’être là, impuissant contre un ennemi qu’il avait vaincu cependant. Soudain, une pensée traversa son cerveau, une pensée fantastique. Il passa la main sur son front, comme s’il voulait en chasser un cauchemar. Ses yeux très bleus avaient un reflet singulier, et tout bas il murmura:
—Nous allons continuer la charge!
Se tournant vers ses hommes, il ajouta:
—Vous irez ramasser tous les morts qui sont tombés dans le village et vous arrêterez les chevaux errants, puis vous remettrez en selle les corps, solidement attachés sur les chevaux avec la courroie des lances.
Un frisson parcourut les rangs.
Que voulait le capitaine? Il devenait fou! Mettre en selle des cadavres, profaner le repos des soldats tués à l’ennemi! Il y eut un moment d’hésitation.
—Faites! répéta l’officier froidement.
Les Cosaques obéirent.
Il leur fut facile de ramener les chevaux qui se groupaient ensemble, par habitude, et d’une main vigoureuse ils soulevèrent les cadavres sanglants pour les dresser sur les étriers.
La scène était terrible, et ces hommes qui, tout à l’heure, avaient montré tant de courage, devenaient blêmes en accomplissant l’affreuse besogne.
—A cheval, vous autres! cria Serge Frithiof, une fois qu’il eut vu reformé son ancien escadron, un escadron de soldats qui ne vivaient plus.
Les soixante Cosaques, les mains rouges de sang, vinrent reprendre leur place, en tête des rangs.
—Nous allons charger une seconde fois! dit le capitaine.
—Y penses-tu, petit père? fit l’un des Cosaques; avec de pareils cavaliers!
Partons en tête, répondit l’officier; leurs chevaux suivront les nôtres!

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