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Poème: “Le Saule” d’Alfred de Musset

Premières Poésies

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Le Saule

***

II

Tandis que le soleil s’abaisse à l’horizon,
Tiburce semble attendre, au seuil de sa maison,
L’heure où dans l’Océan l’astre va disparaître.
À travers les vitraux de la sombre fenêtre,
Les dernières lueurs d’un beau jour qui s’enfuit
Percent encor de loin le voile de la nuit.

Deux puissants destructeurs ont marqué leur présence
Dans le manoir désert du pauvre étudiant :
Le temps et le malheur. — Tu gardes le silence,
Vieux séjour des guerriers, autrefois si bruyant !
Dans les longs corridors qui se perdent dans l’ombre,
Où de tristes échos répètent chaque pas,
Se mêlaient autrefois des serviteurs sans nombre…
La coupe des festins égaya les repas.

Une lampe, qu’au loin on aperçoit à peine,
Prouve que de ces murs un seul est habité.
Ainsi tombe et périt le féodal domaine ;
Ici la solitude, — ici la pauvreté.
Ce sont les lourds arceaux d’un vieux laboratoire
Que Tiburce a choisis ; — non loin est un caveau,
Peut-être une prison, — peut-être un oratoire ;
Car rien n’approche autant d’un autel qu’un tombeau.

Là, dans le vieux fauteuil de la noble famille,
Où les enfants priaient, où mouraient les vieillards,
S’agenouilla jadis plus d’une chaste fille
Qui poursuivait des yeux de lointains étendards.
Plus tard, c’est encor là qu’à l’heure où le coq chante,
Demandant au néant des trésors inouïs,
L’alchimiste courbé, d’une main impuissante
Frappa son front ridé dans le calme des nuits.
Le philosophe oisif disséqua sa pensée…
La science aujourd’hui, rencontrant sous ses pieds
Les vestiges poudreux d’une route effacée,
Sourit aux vains efforts des siècles oubliés.

Sur le chevet du lit pend cette triste image,
Où Raphaël, traînant une famille en deuil,
Dépose l’Homme-Dieu de la croix au cercueil.
Sa mère de ses mains veut couvrir son visage,
Ses bras se sont roidis et, pour la ranimer,
Ses filles n’ont, hélas ! que leur sainte prière…

Ah ! blessures du cœur, votre trace est amère,
Promptes à vous ouvrir, lentes à vous fermer !

Ici c’est Géricault et sa palette ardente ;
Mais qui peut oublier cette fausse Judith,
Et, dans la blanche main d’une perfide amante
La tête qu’en mourant Allori suspendit ?

Et plus loin — la clarté d’une lampe sans vie
Agite sur les murs, dans l’ombre appesantie,
Un marbre mutilé. — Père d’un temps nouveau,
Ta mémoire, ô héros ! ne sera point troublée.
Ton image se cache, et doit rester voilée
Sur la terre où l’on boit encore à Waterloo…

Les arts, ces dieux amis, fils de la solitude,
Sont rois sous cette voûte ; auprès d’eux l’humble étude
Vient d’un baiser de paix rassurer la douleur ;
Et toi surtout, et toi, triste et fidèle amie,
À qui l’infortuné, dans ses nuits d’insomnie,
Dit tout bas ces secrets qui dévorent le cœur,
Toi, déesse des chants, à qui, dans son supplice,
La douleur tend les bras, criant : — Consolatrice !
Consolatrice !

À l’âge où la chaleur du sang
Fait éclore un désir à chaque battement,
Où l’homme, apercevant, des portes de la vie,
La Mort à l’horizon, s’avance et la défie ; —
Parmi les passions qui viennent tour à tour
S’asseoir au fond du cœur sur un trône invisible,
La haine — l’intérêt — l’ambition — l’amour,
Tiburce n’en connaît qu’une — la plus terrible.
Jusqu’à ce jour, du moins, le sillon n’a senti
Des autres que le germe ; une seule a grandi.
Quant à cette secrète et froide maladie,
Misérable cancer d’un monde qui s’en va,
Ce facile mépris de l’homme et de la vie,
Nul de l’avoir connu jamais ne l’accusa.
Mais pourquoi cherchait-il ainsi la solitude ?
On ne sait. — Dès longtemps il chérissait l’étude.

Autrefois ignoré, mais content de son sort,
Il marcha sur les pas de ceux à qui la mort
Révèle les secrets de l’être et de la vie.
Incliné sous sa lampe, infatigable amant
D’une science aride et longtemps poursuivie ;
On le voyait, la nuit, écrire assidûment ;
Ou quelquefois encor, quand l’astre au front d’albâtre
Efface les rayons de son disque incertain,
Il osait, oubliant sa tâche opiniâtre,
Étudier les lois de ces mondes sans fin,
Flots d’une mer de feu sur nos front balancée,
Et que n’ont pu compter ni l’œil ni la pensée !…

Mais, hélas ! que de jours, que de longs jours passés
Ont vu depuis ce temps ses travaux délaissés !
Renfermé dans les murs où mourut son vieux père,
Depuis plus de deux ans, sous son toit solitaire
Il vit seul, loin des yeux — heureux — car ses amis,
En calculant les jours, n’ont point compté les nuits.
Peut-être en se cachant voulait-il le silence…
Qui savait ses projets ? Nul ne connaît celui
Qui le fait sur le seuil demeurer aujourd’hui.

Mais la nuit à grands pas sur la terre s’avance,
Et les ombres déjà, que le vent fait frémir,
Sur le sol obscurci semblent se réunir.
Le repos par degrés s’étend sur les campagnes,
L’astre baisse, — il s’arrête au sommet des montagnes,
Jette un dernier regard aux cimes des forêts,
Et meurt. — Les nuits d’hiver suivent les soirs de près.

Quelques groupes épars d’oisifs, de jeunes filles,
De joyeux villageois regagnant la cité,
Se distinguent encore, malgré l’obscurité.
Sous le chaume habité par de pauvres familles,
Des feux de loin en loin enfument les vieux toits
Noircis par l’eau du ciel dont dégouttent les bois.
Tandis que des enfants la voix fraîche et sonore,
Montant avec l’encens de la maison de Dieu,
Au bruit confus des mers au loin se mêle encore,
Et fait frémir au vent les vitraux du saint lieu,
Quelques refrains grossiers que l’on entend à peine
Rappellent au passant le jour du samedi.
Le buveur nonchalant a laissé loin de lui
L’artisan de la veille, obsédé par la gêne,
Qui, baignant de sueur chaque morceau de pain,
Travaillant pour le jour, doute du lendemain.
L’oubli, ce vieux remède à l’humaine misère
Semble avec la rosée être tombé des cieux.
Se souvenir, hélas ! — oublier — c’est sur terre
Ce qui, selon les jours, nous fait jeunes ou vieux !

Tiburce contemplait cette bizarre scène ;
Son œil sous les vapeurs apercevait à peine
Les fantômes mouvants qui passaient devant lui.
Dieu juste ! sous ces toits que d’humbles destinées
S’achevant en silence ainsi qu’elles sont nées ! —
Et Tiburce pensa qu’il était pauvre aussi.

Ah ! Pauvreté, marâtre ! à qui donc est utile
Celui qui d’un sein maigre a bu ton lait stérile ?
À quoi ressemble l’homme, ignoré du destin,
Qui, reprenant le soir son sentier du matin,
Marchant à pas comptés dans sa vie inconnue,
S’endort quand sur son toit la nuit est descendue ?
Peut-être est-ce le sage : — un moins pesant fardeau
Courbe plus lentement son front jusqu’au tombeau.
Mais celui qu’un fatal et tout-puissant génie
Livre dans l’ombre épaisse à la pâle Insomnie,
Celui qui pour souffrir, ne se reposant pas,
Vit d’une double vie — oh ! qu’est-il ici-bas ?
Pareille à l’ange armé du saint glaive de flamme,
L’invincible Pensée a du seuil de son âme
Chassé le doux Sommeil, comme un hôte étranger.
Seule elle y règne — et n’est pas longue à la changer
En une solitude immense, et plus profonde
Que les déserts perdus sur les bornes du monde !

Mais silence ! écoutez ! — c’est le son du beffroi.
Tiburce s’est levé : — « L’heure de la prière !
Dit-il, soit : c’est mon heure ! ils prieront Dieu pour moi ! »
Il marche — il est parti…

Le jour et la lumière
Des sinistres projets sont mauvais confidents.
Là, les audacieux sont nommés imprudents.
La pensée, évitant l’œil vulgaire du monde,
S’enfuit au fond du cœur. — La nuit, la nuit profonde,
Vient seule relever, à l’heure du sommeil,
Les fronts qui s’inclinaient aux rayons du sommeil.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pâle étoile du soir, messagère lointaine,
Dont le front sort brillant des voiles du couchant,
De ton palais d’azur, au sein du firmament,
Que regardes-tu dans la plaine ?

La tempête s’éloigne, et les vents sont calmés.
La forêt, qui frémit, pleure sur la bruyère,
Le phalène doré, dans sa course légère,
Traverse les prés embaumés.
Que cherches-tu sur la terre endormie ?
Mais déjà vers les monts je te vois t’abaisser ;
Tu fuis, en souriant, mélancolique amie,
Et ton tremblant regard est près de s’effarer.

Étoile qui descends sur la verte colline,
Triste larme d’argent du manteau de la Nuit,
Toi que regarde au loin le pâtre qui chemine,
Tandis que pas à pas son long troupeau le suit. —
Étoile, où t’en vas-tu, dans cette nuit immense ?
Cherches-tu sur la rive un lit dans les roseaux ?
Où t’en vas-tu si belle, à l’heure du silence,
Tomber comme une perle au sein profond des eaux ?
Ah ! si tu dois mourir, bel astre, et si ta tête
Va dans la vaste mer plonger ses blonds cheveux,
Avant de nous quitter, un seul instant arrête —
Étoile de l’amour, ne descends pas des cieux !



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George Sand. Portrait by A. de Musset. 1833

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