Poème: “Lettre à sa sœur” d’Alphonse de Lamartine

Jocelyn

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Lettre à sa sœur

***

Du village de Valneige, mai 1798.

Ma sœur ! Oh ! quel doux temps ce doux nom me rappelle !
Tendre couple buvant à la même mamelle,
Que notre jeune mère, en se penchant sur nous,
Asseyait et berçait sur les mêmes genoux !
Ma sœur ! Oh ! laisse-moi l’effacer pour l’écrire,
Ce nom que mon regard n’est jamais las de lire,
Ce nom que j’écrirais du soir au lendemain,
Si je laissais mon cœur s’écouler sous ma main !
Oh ! ce nom si longtemps muet à mon oreille,
Combien de cendre éteinte en mon âme il réveille !
Toute cette moitié froide et morte du cœur
Retrouve à ce doux nom son monde intérieur,

Monde de sentiment, d’amour et d’innocence,
Où, comme en un berceau, Dieu couve notre enfance ;
Dont le regret cuisant nous poursuit ; où plus tard
L’œil se voile de pleurs en tournant un regard.

Ma mère ! Est-il bien vrai ? Dieu nous rend notre mère
(Les vents ont sous sa voile aplani l’onde amère),
Toi, ton mari, vous tous ! tous rendus par les flots ;
Plus, trois petits enfants pendant l’exil éclos,
Comme ces passereaux que dans notre jeune âge
Nous trouvâmes un jour sous l’arbre après l’orage,
Que du rameau cassé notre main recueillit,
Et qu’en ton tablier tu rapportas du nid.

Mais tu ne m’as pas dit assez sur eux, sur elle,
Oh ! sur elle surtout ! Ma mémoire fidèle
La voit bien à travers le lointain souvenir,
Telle qu’à mon départ je la vis me bénir,
Telle qu’une exceptée, aucune créature
Ne me laissa dans l’œil plus céleste figure.
Mais, dis-moi, rien n’a-t-il changé sur ses beaux traits ?
Le temps, le long exil, ses soucis, ses regrets,
Des vents plus froids ont-ils passé sur ce visage
Sans laisser, comme au ciel, trace de leur passage ?
Son œil a-t-il toujours ce tendre et chaud rayon
Dont nos fronts ressentaient la tiède impression ?
Sur sa lèvre attendrie et pâle a-t-elle encore
Ce sourire toujours mourant ou près d’éclore ?
Son front a-t-il gardé ce petit pli rêveur
Que nous baisions tous deux pour l’effacer, ma sœur,
Quand son âme, le soir, au jardin, recueillie,
Nous regardait jouer avec mélancolie ?

Les séparations et les longs désespoirs
N’ont-ils pas éclairci, dis-moi, ses cheveux noirs,
Ni blanchi sur son front ces deux boucles de soie
Où sa tempe pensive et profonde se noie ?
Sa voix a-t-elle encore ce doux timbre d’argent,
Ces caresses de sons sur des lèvres nageant,
D’où notre nom tombait et résonnait si tendre,
Que souvent ma pensée en rêve croit l’entendre ?
Et puis te serre-t-elle encor contre son sein,
Ainsi qu’elle faisait quand il était trop plein ?
Du matin et du soir sa pieuse caresse,
Ma sœur, te donne-t-elle aussi la même ivresse ?
Sens-tu, rien qu’à poser ton front sur ses genoux,
Ces extases du ciel qui descendaient sur nous ?…
Mon amour t’interroge avec inquiétude ;
Car les traits de sa main dont j’ai tant l’habitude,
Dans ce peu de mots d’elle à ta lettre ajouté,
Tromperaient l’œil d’un fils ; j’aurais presque douté,
Si la main ne s’était révélée aux paroles.
« Tu te fais, diras-tu, des symptômes frivoles ! »
Peut-être ; mais à l’œil longtemps sevré d’un fils,
Hélas ! tout est symptôme et peur, tout est sans prix ;
Il veut tout retrouver d’une tête si chère !
Le moindre trait de plume, ah ! c’est encor sa mère !
S’il voit dans l’écriture un signe de langueur,
Il craint qu’un changement n’altère aussi le cœur,
Que ces traits affaissés, que son œil étudie,
Ne révèlent au fond tristesse ou maladie.
Dis-moi que de sa main cette altération
N’était que du bonheur la tendre émotion !

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

Et maintenant il faut que ma plume décrive
La demeure sauvage où Dieu veut que je vive.
Vous devez, dites-vous, savoir où me trouver,
Quand d’un frère ou d’un fils votre cœur veut rêver,
Afin qu’en se cherchant, nos âmes réunies
Hantent les mêmes bords, vivent des mêmes vies.
Ô mes anges absents, suivez-moi donc des yeux ;
Je vais vous raconter la maison et les lieux.

Sur un des verts plateaux des Alpes de Savoie,
Oasis dont la roche a fermé toute voie,
Où l’homme n’aperçoit, sous ses yeux effrayés,
Qu’abîme sur sa tête et qu’abîme à ses piés,
La nature étendit quelques étroites pentes
Où le granit retient la terre entre ses fentes,
Et ne permet qu’à peine à l’arbre d’y germer,
À l’homme de gratter la terre et d’y semer.
D’immenses châtaigniers aux branches étendues
Y cramponnent leurs pieds dans les roches fendues,
Et pendent en dehors sur des gouffres obscurs,
Comme la giroflée aux parois des vieux murs ;
On voit à mille pieds, au-dessous de leurs branches,
La grande plaine bleue avec ses routes blanches,
Les moissons jaune d’or, les bois comme un point noir,
Et les lacs renvoyant le ciel comme un miroir ;
La toise de pelouse, à leur ombre abritée,
Par la dent des chevreaux et des ânes broutée,
Épaissit sous leurs troncs ses duvets fins et courts,
Dont mille filets d’onde humectent le velours,

Et pendant le printemps, qui n’est qu’un court sourire,
Enivre de ses fleurs le vent qui les respire.
Des monts tout blancs de neige encadrent l’horizon,
Comme un mur de cristal, de ma haute prison,
Et, quand leurs pics sereins sont sortis des tempêtes,
Laissent voir un pan bleu de ciel pur sur nos têtes :
On n’entend d’autre bruit, dans cet isolement,
Que quelques voix d’enfants, ou quelque bêlement
De génisse et de chèvre au ravin descendues,
Dont le pas fait tinter les cloches suspendues ;
Les sons entrecoupés du nocturne Angelus,
Que le père et l’enfant écoutent les fronts nus,
Et le sourd ronflement des cascades d’écume,
Auquel, en l’oubliant, l’oreille s’accoutume,
Et qui semble, fondu dans ces bruits du désert,
La basse sans repos d’un éternel concert.

Les maisons, au hasard sous les arbres perchées,
En groupes de hameaux sont partout épanchées,
Semblent avoir poussé, sans plans et sans dessein,
Sur la terre, avec l’arbre et le roc de son sein ;
Les pauvres habitants, dispersés dans l’espace,
Ne s’y disputent pas le soleil et la place,
Et chacun sous son chêne, au plus près de son champ,
A sa porte au matin et son mur au couchant.
Des sentiers où des bœufs le lourd sabot s’aiguise
Mènent de l’un à l’autre, et de là vers l’église,
Dont depuis deux cents ans à tous ces pieds humains
Le baptême et la mort ont frayé les chemins.

Elle s’élève seule au bout du cimetière
Avec ses murs épais et bas, verdis de lierre,

Et ses ronces grimpant en échelle, en feston,
Jusqu’au chaume moussu qui lui sert de fronton.
On ne peut distinguer cette chaumière sainte
Qu’au plus grand abandon du petit champ d’enceinte,
Où le sol des tombeaux, par la mort cultivé,
N’offre qu’un tertre ou deux tous les ans élevé,
Que recouvrent bientôt la mauve et les orties,
Premières fleurs toujours de nos cendres sorties,
Et qu’à l’humble clocher qui surmonte les toits,
Et s’ouvre aux quatre vents pour répandre sa voix.

Ma demeure est auprès ; ma maison isolée
Par l’ombre de l’église est au midi voilée,
Et les troncs des noyers qui la couvrent du nord
Aux regards des passants en dérobent l’abord.
Des quartiers de granit que nul ciseau ne taille,
Tels que l’onde les roule, en forment la muraille :
Ces blocs irréguliers, noircis par les hivers,
De leur mousse natale y sont encor couverts ;
La joubarbe, la menthe, et ces fleurs parasites
Que la pluie enracine aux parois décrépites,
Y suspendent partout leurs panaches flottants,
Et les font comme un pré reverdir au printemps.
Trois fenêtres d’en haut, par le toit recouvertes,
Deux au jour du matin, l’autre au couchant, ouvertes,
Se creusant dans le mur comme des nids pareils,
Reçoivent les premiers et les derniers soleils ;
Le toit, qui sur les murs déborde d’une toise,
A pour tuiles des blocs et des pavés d’ardoise
Que d’un rebord vivant le pigeon bleu garnit,
Et sous les soliveaux l’hirondelle a son nid.
Pour défendre ce toit des coups de la tempête,
Des quartiers de granit sont posés sur le faîte ;

Et, faisant ondoyer les tuiles et les bois,
Au vol de l’ouragan ils opposent leur poids.

Bien que si haut assise au sommet d’une chaîne,
Son horizon borné n’a ni grand ciel, ni plaine :
Adossée au penchant d’un étroit mamelon,
Elle n’a pour aspect qu’un oblique vallon
Qui se creuse un moment comme un lac de verdure,
Pour donner au verger espace et nourriture ;
Puis, reprenant sa pente et s’y rétrécissant,
De ravins en ravins avec les monts descend.
Les troncs noirs des noyers, un pan de roche grise,
L’herbe de mon verger, les murs nus de l’église,
Le cimetière avec ses sillons et ses croix,
Et puis un peu de ciel, c’est tout ce que je vois.

Mais combien aux regards du peintre et du poëte,
En vie, en mouvement, la nature rachète
Ce qu’elle a refusé d’espace à l’horizon !
Une cascade tombe au pied de la maison,
Et le long d’une roche, en nappe blanche et fine,
Y joue avec le vent, dont un souffle l’incline ;
Y joue avec le jour, dont le rayon changeant
Semble s’y dérouler dans ses réseaux d’argent,
Et par des rocs aigus, dans sa chute brisée,
Aux feuilles du jardin se suspend en rosée.
Légère, elle n’a pas ce bruit tonnant et sourd
Qu’en se précipitant roule un torrent plus lourd ;
Elle n’a qu’une plainte intermittente et douce,
Selon qu’elle rencontre ou la pierre ou la mousse,
Que le vent faible ou fort la fouette à ses parois,
Lui prête ou lui retire ou lui rend plus de voix ;

Dans les sons inégaux que son onde module,
Chaque soupir de l’âme en note s’articule :
Harpe toujours tendue, où le vent et les eaux
Rendent dans leurs accords des chants toujours nouveaux,
Et qui semble la nuit, en ces notes étranges,
L’air sonore des cieux froissé du vol des anges.
Maintenant vous avez mon horizon dans l’œil :
Demain vous passerez, ma sœur, mon pauvre seuil.



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