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Poème: “Mardoche” d’Alfred de Musset

Premières Poésies

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Mardoche
(XXI – XXX)

***

XXI

Où donc s’en allait-il ! — Il allait à Meudon.
— Quoi ! Si matin, si loin, si vite ? Et pourquoi donc ?
— Le voici. — D’où sait-on, s’il vous plaît, qu’on approche
D’un village, sinon qu’on en entend la cloche ?
Or la cloche suppose un clocher, — le clocher
Un curé. — Le curé, quand c’est jour de prêcher,
A besoin d’un bedeau. — Le bedeau, d’ordinaire,
Est en même temps cuistre à l’école primaire.
Or le cuistre du lieu, lecteur, était l’ancien
Allié des parents de Mardoche, et le sien.

XXII

Ayant donc débarqué, notre héros fit mettre [1]
Sa voiture en un lieu sûr, qu’il pût reconnaître,
Puis s’éloigna, sans trop regarder son chemin,
D’un pas plus mesuré qu’un sénateur romain.
Longtemps et lentement, comme un bayeur aux grues,
Il marcha, coudoyant le monde par les rues.
Il savait dès longtemps que le bon magister,
Les dimanches matins, sortait pour prendre l’air ;
C’est pourquoi, sans l’aller demander à sa porte,
Il détourna d’abord le coin du bois, en sorte

XXIII

Qu’au bout de trente pas il était devant lui :
« And how do you do, mon bon père, aujourd’hui ? »
Le vieillard, à vrai dire, un peu surpris, et comme
Distrait d’un rêve, ôta de ses lèvres la pomme
« De sa canne. Mon fils, tout va bien, Dieu merci,
Dit-il, et quel sujet vous fait venir ici ?
— Sujet, reprit Mardoche, excessivement sage,
Très-moral, un sujet très logique. Je gage
Ma barbe et mon bonnet, qu’on pourrait vous donner
Dix-sept éternités pour nous le deviner. »

XXIV

La matinée était belle ; les alouettes
Commençaient à chanter ; quelques lourdes charrettes
Soulevaient çà et là la poussière. C’était
Un de ces beaux matins un peu froids, comme il fait
En octobre. Le ciel secouait de sa robe
Les brouillards vaporeux sur le terrestre globe.
« Asseyez-vous, mon fils, dit le prêtre ; voilà
L’un des plus beaux instants du jour. — Pour ce vent-là,
Je le crois usurier, bon père, dit Mardoche,
Car il vous met la main malgré vous à la poche.

XXV

— L’un des plus beaux instants, mon fils, où les humains
Puissent à l’Éternel tendre leurs faibles mains ;
L’âme s’y sent ouverte, et la prière aisée.
— Oui ; mais nous avons là les pieds dans la rosée,
Bon père ; autant vaudrait prier en plus bas lieu.
— Les monts, dit le vieillard, sont plus proches de Dieu,
Ce sont ses vrais autels, et si le saint prophète
Moïse le put voir, ce fut au plus haute faîte.
— Hélas ! reprit Mardoche, un homme sur le haut
Du plus pointu des monts, serait-ce le Jung-Frau ;

XXVI

Me fait le même effet justement qu’une mouche
Au bout d’un pain de sucre. Ah ! bon père, la bouche
Des hommes, à coup sûr, les met haut, mais leurs pieds
Les mettent bas. — Mon fils, dit le docteur, voyez
Que vos cheveux sont d’or et les miens sont de neige.
Attendez que le temps vienne. — Et qu’en apprendrai-je ?
Prit l’autre, souriant de son méchant souris ;
Science des humains n’est-elle pas mépris ? »
Il s’assit à ce mot. « Laissons cela, mon père,
Dit-il, je suis venu pour vous parler d’affaire.

XXVII

Comme vous le disiez tout à l’heure, je suis
Jeune, par conséquent amoureux. Je ne puis
Voir ma maîtresse ; elle a son mari. La fenêtre
Est haute, à parler franc, et… — Je vous ai vu naître,
Mon ami, dit le prêtre, et je vous ai tenu
Sur les fonts baptismaux. Quand vous êtes venu
Au monde, votre père (et que Dieu lui pardonne,
Car il est mort) vous prit des bras de votre bonne,
Et me dit : Je le mets sous la protection
Du ciel ; qu’il soit sauvé de la corruption !

XXVIII

— Le malheur, dit Mardoche, est que les demoiselles
Sont toutes, par nature ou par mode, cruelles ;
Car je vous entends bien, et je sais que c’est mal.
Mais que voudriez-vous, monsieur, qu’on fît au bal ?
— Oui ! vous avez raison, dit le bedeau, le monde
Est un lieu de misère et de pitié profonde.
— Donc, dit Mardoche, avec votre consentement,
Je reprends mon récit et mon raisonnement.
Or je ne puis pas voir ma maîtresse ; hier même
J’ai failli m’y casser le cou. — Bonté suprême !

XXIX

Dit le bedeau, c’est Dieu qui vous aurait frappé.
Quel est le malheureux que vous avez trompé ?
— Malheureux ? dit Mardoche ; il n’en sait rien, mon père.
— Il n’en sait rien, mon fils ! Nul secret sur la terre
N’est secret bien longtemps. — Bon, dit Mardoche, mais
Je ne bavarde guère, et je n’écris jamais.
— Et quand cela serait, mon fils, je le demande,
Une injure cachée en est-elle moins grande ?
En aurez-vous donc moins desséché, désuni
Un lien que la main d’un prêtre avait béni ?

XXX

En aurez-vous moins fait le plus coupable outrage
À la société, dans sa loi la plus sage ?
Ce secret, qu’à jamais la terre ignorera,
Pensez-vous que le ciel, qui le sait, l’oubliera ?
Songez à ce que c’est qu’un monde, et que le nôtre
A quatre pas de long, et, pour l’horizon, l’autre.
Quittons ce sujet-ci, dit Mardoche, je vois
Que vous avez le crâne autrement fait que moi.
Je vous racontais donc comme quoi ma maîtresse
Était gardée à vue : on la promène en laisse.



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George Sand. Portrait by A. de Musset. 1833

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