Akirill.com

Poème: “Portia” d’Alfred de Musset

Premières Poésies

Télécharger PDF

Littérature françaiseLivres bilinguesContes de fées et Livres d’enfantsPoésie FrançaiseAlfred de MussetPoèmes d’Alfred de Musset
< < < Les Marrons du feu
Portia (II) > > >

Portia (I)Portia (II)Portia (III)


Portia

***

Qu’est le hasard ? — C’est le marbre qui reçoit
la vie des mains du statuaire. La Providence donne le
hasard.
Schiller

I

Les premières clartés du jour avaient rougi
L’Orient, quand le comte Onorio Luigi
Rentra du bal masqué. — Fatigue ou nonchalance,
La comtesse à son bras s’appuyait en silence,
Et d’une main distraite écartait ses cheveux,
Qui tombaient en désordre, et voilaient ses beaux yeux.
Elle s’alla jeter, en entrant dans la chambre,
Sur le bord de son lit. — On était en décembre,
Et déjà l’air glacé des longs soirs de janvier
Soulevait par instant la cendre du foyer.
Luigi n’approcha pas toutefois de la flamme
Qui l’éclairait de loin. — Il regardait sa femme ;
Une idée incertaine et terrible semblait
Flotter dans son esprit, que le sommeil troublait.
— Le comte commençait à vieillir. — Son visage
Paraissait cependant se ressentir de l’âge
Moins que des passions qui l’avaient agité.
C’était un Florentin ; jeune, il avait été
Ce qu’on appelle à Rome un coureur d’aventure.
Débauché par ennui, mais triste par nature,
Voyant venir le temps, il s’était marié ;
Si bien qu’ayant tout su, n’ayant rien oublié, —
Pourquoi ne pas le dire ? il était jaloux. — L’homme
Qui vit sans jalousie, en ce bas monde, est comme
Celui qui dort sans lampe : il peut sentir le bras
Qui vient pour le frapper, mais il ne le voit pas.

Pour le palais Luigi, la porte en était libre.
Le comte eût mis en quatre et jeté dans le Tibre
Quiconque aurait osé toucher sa femme au pied ;
Car nul pouvoir humain, quand il avait prié,
Ne l’eût fait d’un instant différer ses vengeances.
Il avait acheté du ciel ses indulgences,
On le disait du moins. — Qui dans Rome eût pensé
Qu’un tel homme pût être impunément blessé ?
Mariée à quinze ans, noble, riche, adorée,
De tous les biens du monde à loisir entourée,
N’ayant dès le berceau connu qu’une amitié,
Sa femme ne l’avait jamais remercié ;
Mais quel soupçon pouvait l’atteindre ? et qu’était-elle,
Sinon la plus loyale et la moins infidèle
Des épouses ? —

Luigi s’était levé. Longtemps
Il parut réfléchir en marchant à pas lents.
Enfin, s’arrêtant court : « Portia, vous êtes lasse,
Dit-il, car vous dormez tout debout. — Moi, de grâce ?
Prit-elle en rougissant ; oui, j’ai beaucoup dansé.
Je me sens défaillir malgré moi. — Je ne sais,
Reprit Onorio, quel était ce jeune homme
En manteau noir ; il est depuis deux jours à Rome.
Vous a-t-il adressé la parole ? — De qui
Parlez-vous, mon ami, dit Portia. — De celui
Qui se tenait debout à souper, ce me semble,
Derrière vous ; j’ai cru vous voir parler ensemble.
Vous a-t-on dit quel est son nom ? — Je n’en sais rien
Plus que vous, dit Portia ; — Je l’ai trouvé très-bien,
Dit Luigi, n’est-ce pas ? Et gageons qu’à cette heure
Il n’est pas comme vous défaillant, que je meure !
Joyeux plutôt. — Joyeux ! sans doute ; et d’où vous vient,
S’il vous plaît, ce dessein d’en parler qui vous tient ?
— Et, prit Onorio, d’où ce dessein contraire,
Lorsque j’en viens parler, de vous en vouloir taire ?
Le propos en est-il étrange ? Assurément
Plus d’un méchant parieur le tient en ce moment.
Rien n’est plus curieux ni plus gai, sur mon âme,
Qu’un manteau noir au bal. — Mon ami, dit la dame,
Le soleil va venir tout à l’heure : pourquoi
Demeurez-vous ainsi ? Venez auprès de moi.
— J’y viens, et c’est le temps, vrai Dieu, que l’on achève
De quitter son habit quand le soleil se lève !
Dormez si vous voulez, mais tenez pour certain
Que je n’ai pas sommeil quand il est si matin.

— Quoi ! me laisser ainsi toute seule ? J’espère
Que non, — n’ayant rien fait, seigneur, pour vous déplaire.

— Madame, dit Luigi s’avançant quatre pas, —
Et comme hors du lit pendait un de ses bras,
De même que l’on voit d’une coupe approchée
Se saisir ardemment une lèvre séchée,
Ainsi vous l’auriez vu sur ce bras endormi
Mettre un baiser brûlant, puis, tremblant à demi :
— Tu ne le connais pas, ô jeune Vénitienne !
Ce poison florentin, qui consume une veine,
La dévoue, et ne veut qu’un mot pour arracher
D’un cœur d’homme dix ans de joie, et dessécher,
Comme un marais impur, ce premier bien de l’âme
Qui fait l’amour d’un homme et l’honneur d’une femme !
Mal sans fin, sans remède, affreux, que j’ai sucé
Dans le lait de ma mère, et qui rend insensé.
— Quel mal ? dit Portia.

— C’est quand on dit d’un homme
Qu’il est jaloux. Ceux-là, c’est ainsi qu’on les nomme.
— Maria, dit l’enfant, est-ce de moi, mon Dieu !
Que vous seriez jaloux ?

— Moi, madame ! à quel lieu ?
Jaloux ? vous l’ai-je dit ? sur la foi de mon âme,
Aucunement. Jaloux ! pourquoi donc ? Non, madame,
Je ne suis pas jaloux ; allez, donnez en paix. »

Comme il s’éloignait d’elle à ce discours, après
Qu’il se fut au balcon accoudé d’un air sombre
(Et le croissant déjà pâlissant avec l’ombre),
En regardant sa femme il vit qu’elle fermait
Ses bras sur sa poitrine, et qu’elle s’endormait.

Qui ne sait que la nuit a des puissances telles,
Que les femmes y sont, comme les fleurs, plus belles,
Et que tout vent du soir qui les peut effleurer
Leur enlève un parfum plus doux à respirer ?
Ce fut pourquoi, nul bruit ne frappant son ouïe,
Luigi, qui l’admirait si fraîche épanouie,
Si tranquille, si pure, œil mourant, front penché,
Ainsi qu’un jeune faon dans les hauts blés couché,
Sentit ceci, — qu’au front d’une femme endormie,
Il n’est âme si rude et si bien affermie
Qui ne trouve de quoi voir son plus dur chagrin
Se fondre comme au feu d’une flamme l’airain.
Car à qui s’en fier, mon Dieu, si la nature
Nous fait voir à sa face une telle imposture,
Qu’il faille séparer la créature en deux,
Et défendre son cœur de l’amour de ses yeux !

Cependant que, debout dans son antique salle,
Le Toscan sous sa lampe inclinait son front pâle,
Au pied de son balcon il crut entendre, au long
Du mur, une voix d’homme avec un violon.
Sur quoi, s’étant sans bruit avancé sous la barre,
Il vit distinctement deux porteurs de guitare, —
L’un inconnu ; — pour l’autre, il n’en pouvait douter,
C’était son manteau noir ; — il le voulut guetter.
Pourtant rien ne trahit ce qu’en sentit son âme,
Sinon qu’il mit la main lentement à sa lame,
Comme pour éprouver, la tirant à demi,
Qu’ayant là deux rivaux, il avait un ami. —

Tout se taisait. Il prit le temps de reconnaître
Les traits du cavalier ; puis, fermant sa fenêtre
Sans bruit et sans que rien sur ses traits eût changé,
Il vit si dans le lit sa femme avait bougé.
— Elle était immobile, et la nuit défaillante
La découvrait au jour plus belle et plus riante.
Donc notre Florentin, ayant dit ses avés
Du soir, se mit au lit. — Frère, si vous avez
Par le monde jamais vu quelqu’un de Florence,
Et de son sang en lui pris quelque expérience,
Vous savez que la haine en ce pays n’est pas
Un géant comme ici fier et levant le bras ;
C’est une empoisonneuse en silence accroupie
Au revers d’un fossé, qui de loin vous épie,
Boiteuse, retenant son souffle avec sa voix,
Et, crainte de faillir, s’y prenant à deux fois.



< < < Les Marrons du feu
Portia (II) > > >

George Sand. Portrait by A. de Musset. 1833

Littérature françaiseLivres bilinguesContes de fées et Livres d’enfantsPoésie FrançaiseAlfred de MussetPoèmes d’Alfred de Musset


Détenteurs de droits d’auteur –  Domaine public

Si vous avez aimé ce poème, abonnez-vous, mettez des likes, écrivez des commentaires!
Partager sur les réseaux sociaux

Trouvez-nous sur Facebook ou Twitter

Consultez Nos Derniers Articles

© 2024 Akirill.com – All Rights Reserved

Leave a comment