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Poème: “Portia” d’Alfred de Musset

Premières Poésies

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Portia

***

II

L’église était déserte, et les flambeaux funèbres
Croisaient en chancelant leurs feux dans les ténèbres,
Quand le jeune étranger s’arrêta sur le seuil.
Sa main n’écarta pas son long manteau de deuil
Pour puiser l’eau bénite au bord de l’urne sainte.
Il entra sans respect dans la divine enceinte ;
Mais aussi sans mépris. — Quelques religieux
Priaient bas, et le chœur était silencieux.
Les orgues se taisaient, les lampes immobiles
Semblaient dormir en paix sous les voûtes tranquilles ;
Un écho prolongé répétait chaque pas.
Solitudes de Dieu, qui ne vous connaît pas ?
Dômes mystérieux, solennité sacrée,
Quelle âme, en vous voyant, est jamais demeurée
Sans doute ou sans terreur ? — Toutefois, devant vous
L’inconnu ne baissa le front ni les genoux.
Il restait en silence et comme dans l’attente.
— L’heure sonna. — Ce fut une femme tremblante
De vieillesse sans doute, ou de froid (car la nuit
Était froide), qui vint à lui. « Le temps s’enfuit,
Dit-il, entendez-vous le coq chanter ? La rue
Paraît déserte encore, mais l’ombre diminue ;
Marchez donc devant moi. » — La vieille répliqua :
« Voici la clef ; allez jusqu’à ce mur, c’est là
Qu’on vous attend ; allez vite, et faites en sorte
Qu’on vous voie. — Merci, » dit l’étranger. — La porte
Retomba lentement derrière lui. « Le ciel
Les garde ! » dit la vieille en marchant à l’autel.

Où donc, noble jeune homme, à cette heure où les ombres
Sous les pieds du passant tendent leurs voiles sombres,
Où donc vas-tu si vite ? et pourquoi ton coursier
Fait-il jaillir le feu de l’étrier d’acier ?
Ta dague bat tes flancs, et ta tempe ruisselle ;
Jeune homme, où donc vas-tu ? qui te pousse ou t’appelle ?
Pourquoi comme un fuyard sur l’arçon te courber ?
Frère, la terre est grise, et l’on y peut tomber.
Pourtant ton serviteur fidèle, hors d’haleine,
Voit de loin ton panache, et peut le suivre à peine.
Que Dieu soit avec toi, frère, si c’est l’amour
Qui t’a dans l’ombre ainsi fait devancer le jour !
L’amour sait tout franchir, et bienheureux qui laisse
La sueur de son front aux pieds de sa maîtresse !
Nulle crainte en ton cœur, nul souci du danger.
Va ! — Et ce qui t’attend là-bas, jeune étranger,
Que ce soit une main à la tienne tendue,
Que ce soit un poignard au tournant d’une rue,
Qu’importe ? — Va toujours, frère, Dieu seul est grand !

Mais, près de ce palais, pourquoi ton œil errant
Cherche-t-il donc à voir et comme à reconnaître
Ce kiosque, à la nuit close entr’ouvrant sa fenêtre ?
Tes vœux sont-ils si haut et si loin avancés ?
Jeune homme, songes-y ; ce réduit, tu le sais,
Se tient plus invisible à l’œil que la pensée
Dans le cœur de son maître, inconnue et glacée.
Pourtant au pied du mur, sous les arbres caché,
Comme un chasseur, l’oreille au guet, tu t’es penché.
D’où partent ces accents ? et quelle voix s’élève
Entre ces barreaux, douce et faible comme un rêve ?

« Dalti, mon cher trésor, mon amour ! est-ce toi ?
— Portia, flambeau du ciel, Portia, ta main ! c’est moi. »

Rien de plus. — Et déjà sur l’échelle de soie
Une main l’attirait, palpitante de joie ;
Déjà deux bras ardents, de baisers enchaîné,
L’avaient comme une proie à l’alcôve traîné.

Ô vieillards décrépits ! têtes chauves et nues !
Cœurs brisés dont le temps ferme les avenues !
Centenaires voûtés ! spectres à chef branlant,
Qui, pâles au soleil, cheminez d’un pied lent,
C’est vous qu’ici j’invoque et prends en témoignage,
Vous n’avez pas toujours été sans vie, et l’âge
N’a pas toujours plié de ses mains de géant
Votre front à la terre et votre âme au néant !
Vous avez eu des yeux, des bras et des entrailles !
Dites-nous donc, avant que de vos funérailles
L’heure vous vienne prendre, ô vieillards, dites-nous
Comme un cœur à vingt ans bondit au rendez-vous !

« Amour, disait l’enfant, après que, demi-nue,
Elle s’était, mourante, à ses pieds étendue,
Vois-tu comme tout dort ! Que ce silence est doux !
Dieu n’a dans l’univers laissé vivre que nous. »

Puis elle l’admirait avec un doux sourire,
Comme elles font toujours. Quelle femme n’admire
Ce qu’elle aime, et quel front peut-elle préférer
À celui que ses yeux ne peuvent rencontrer
Sans se voiler de pleurs ? « Voyons, lui disait-elle,
T’es-tu fait beau pour moi, qui me suis faite belle ?
Pour qui ce collier d’or ? pour qui ces fins bijoux ?
Ce beau panache noir ? Était-ce un peu pour nous ? »
Et puis elle ajouta : « Mon amour ! que personne
Ne vous ait vu venir surtout, car j’en frissonne ! »

Mais le jeune Dalti ne lui répondait pas ;
Aux rayons de la lune, il avait de ses bras
Entouré doucement sa pâle bien-aimée ;
Elle laissait tomber sa tête parfumée
Sur son épaule, et lui regardait, incliné,
Son beau front d’espérance et de paix couronné !

« Portia, murmura-t-il, cette glace dans l’ombre
Jette un reflet trop pur à cette alcôve sombre ;
Ces fleurs ont trop d’éclat, tes yeux trop de langueurs :
Que ne m’accablais-tu, Portia, de tes rigueurs ?
Peut-être, Dieu m’aidant, j’eusse trouvé des armes.
Mais, quand tu m’as noyé de baisers et de larmes,
Dis, qui m’en peut défendre, ou qui m’en guérira ?
Tu m’as fait trop heureux, ton amour me tuera ! »

Et, comme sur le bord de la longue ottomane,
Elle attachée à lui comme un lierre au platane,
Il s’était renversé tremblant à ce discours,
Elle le vit pâlir : « Ô mes seules amours !
Dit-il, en toute chose il est une barrière
Où, pour grand qu’on se sente, on se jette en arrière ;
De quelque fol amour qu’on ait empli son cœur,
Le désir est parfois moins grand que le bonheur ;
Le ciel, ô ma beauté ! ressemble à l’âme humaine
Il s’y trouve une sphère où l’aigle perd haleine,
Où le vertige prend, où l’air devient le feu,
Et l’homme doit mourir où commence le Dieu. »

La lune se voilait ; la nuit était profonde,
Et nul témoin des cieux ne veillait sur le monde.
La lampe tout à coup s’éteignit. « Reste là,
Dit Portia, je m’en vais l’allumer. » — Elle alla
Se baisser au foyer. — La cendre à demi morte
Couvrait à peine encore une étincelle, en sorte
Qu’elle resta longtemps. — Mais, lorsque la clarté
Eut enfin autour d’eux chassé l’obscurité :
« Ciel et terre, Dalti ! Nous sommes trois ! dit-elle.
— Trois ! » répéta près d’eux une voix à laquelle
Répondirent au loin les voûtes du château.
Immobile, caché sous les plis d’un manteau,
Comme au seuil d’une porte une antique statue,
Onorio, debout, avait frappé leur vue.
— D’où venait-il ainsi ? Les avait-il guettés
En silence longtemps, et longtemps écoutés ?
De qui savait-il l’heure, et quelle patience
L’avait fait une nuit épier la vengeance ?
Cependant son visage était calme et serein,
Son fidèle poignard n’était pas dans sa main,
Son regard ne marquait ni colère ni haine ;
Mais ses cheveux, plus noirs, la veille, que l’ébène,
Chose étrange à penser, étaient devenus blancs.
Les amants regardaient, sous les rayons tremblants
De la lampe ; déjà par l’aurore obscurcie,
Ce vieillard d’une nuit, cette tête blanchie,
Avec ses longs cheveux plus pâles que son front.
« Portia, dit-il d’un ton de voix lent et profond,
Quand ton père, en mourant, joignit nos mains, la mienne
Resta pourtant ouverte ; en retirer la tienne
Était aisé. Pourquoi l’as-tu donc fait si tard ? »

Mais le jeune Dalti s’était levé : « Vieillard,
Ne perdons pas de temps. Vous voulez cette femme ?
En garde ! Qu’un de nous la rende avec son âme !

— Je le veux, » dit le comte. Et deux lames déjà
Brillaient en se heurtant. — Vainement la Portia
Se traînait à leurs pieds, tremblante, échevelée.
Qui peut sous le soleil tromper sa destinée ?
Quand des jours et des nuits qu’on nous compte ici-bas
Le terme est arrivé, la terre sous nos pas
S’entr’ouvrirait plutôt : que sert qu’on s’en défende ?
lorsque la fosse attend, il faut qu’on y descende.

Le comte ne poussa qu’un soupir, et tomba.

Dalti n’hésita pas. « Viens, dit-il à Portia,
Sortons. » — Mais elle était sans parole, et mourante.
Il prit donc d’une main le cadavre, l’amante
De l’autre, et s’éloigna. La nuit ne permit pas
De voir de quel côté se dirigeaient ses pas.



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George Sand. Portrait by A. de Musset. 1833

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