Premières Poésies
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Portia (I) – Portia (II) – Portia (III)
Portia
***
III
Une heure est à Venise, — heure des sérénades ;
Lorsque autour de Saint-Marc, sous les sombres arcades,
Les pieds dans la rosée, et son masque à la main,
Une nuit de printemps joue avec le matin.
Nul bruit ne trouble plus, dans les palais antiques,
La majesté des saints debout sous les portiques.
La ville est assoupie, et les flots prisonniers
S’endorment sur le bord de ses blancs escaliers.
C’est alors que de loin, au détour d’une allée,
Se détache en silence une barque isolée,
Sans voile, pour tout guide ayant son matelot,
Avec son pavillon flottant sous son falot.
Telle, au sein de la nuit, et par l’onde bercée,
Glissait, par le zéphyr lentement balancée,
La légère chaloupe où le jeune Dalti
Agitait en ramant le flot appesanti.
Longtemps, au double écho de la vague plaintive,
On le vit s’éloigner, en voguant, de la rive ;
Mais, lorsque la cité, qui semblait s’abaisser
Et lentement au loin dans les flots s’enfoncer,
Eut, en se dérobant, laissé l’horizon vide,
Semblable à l’alcyon qui, dans son cours rapide,
S’arrête tout à coup, la chaloupe écarta
Ses rames sur l’azur des mers, et s’arrêta.
« Portia, dit l’étranger, un vent plus doux commence
À se faire sentir. Chante-moi ta romance. »
Peut-être que le seuil du vieux palais Luigi
Du pur sang de son maître était encor rougi ;
Que tous les serviteurs sur les draps funéraires
N’avaient pas achevé leurs dernières prières ;
Peut-être qu’alentour des sinistres apprêts
Les moines, s’agitant comme de noirs cyprès
Et mêlant leurs soupirs aux cantiques des vierges,
N’avaient pas sur la tombe encore éteint les cierges ;
Peut-être de la veille avait-on retrouvé
Le cadavre perdu, le front sous un pavé ;
Son chien pleurait sans doute et le cherchait encore.
Mais, quand Dalti parla, Portia prit sa mandore,
Mêlant sa douce voix, que l’écho répétait,
Au murmure moqueur du flot qui l’emportait.
— Quel homme fut jamais si grand, qu’il se pût croire
Certain, ayant vécu, d’avoir une mémoire
Où son souvenir, jeune et bravant le trépas,
Pût revivre une vie et ne s’éteindre pas ?
Les larmes d’ici-bas ne sont qu’une rosée
Dont un matin au plus la terre est arrosée,
Que la brise secoue, et que boit le soleil ;
Puis l’oubli vient au cœur, comme aux yeux le sommeil.
Dalti, le front baissé, tantôt sur son amante
Promenait ses regards, tantôt sur l’eau dormante.
Ainsi muet, penchant sa tête sur sa main,
Il sembla quelque temps demeurer incertain.
« Portia, dit-il enfin, ce que vous pouviez faire,
Vous l’avez fait ; c’est bien. Parlez-moi sans mystère ;
Vous en repentez-vous ? — Moi, dit-elle, de quoi ?
— D’avoir, dit l’étranger, abandonné pour moi
Vos biens, votre maison et votre renommée ? »
Il fixa de ses yeux perçants sa bien-aimée,
Et puis il ajouta d’un ton dur : « Votre époux ? »
Elle lui répondit : « J’ai fait cela pour vous ;
Je ne m’en repens pas. »
— ô nature, nature !
Murmura l’étranger, vois cette créature ;
Sous les cieux les plus doux qui la pouvaient nourrir,
Cette fleur avait mis dix-huit ans à s’ouvrir.
A-t-elle pu tomber et se faner si vite,
Pour avoir une nuit touché ma main maudite ?
C’est bien, poursuivit-il, c’est bien, elle est à moi.
Viens, dit-il à Portia ; viens et relève-toi.
T’est-il jamais venu dans l’esprit de connaître
Qui j’étais, qui je suis ?
— Eh ! qui pouvez-vous être,
Mon ami, si ce n’est un riche et beau seigneur ?
Nul ne vous parle ici, qui ne vous rende honneur.
— As-tu, dit le jeune homme, autour des promenades,
Rencontré quelquefois, le soir, sous les arcades,
De ces filles de joie errant en carnaval,
Qui traînent dans la boue une robe de bal ?
Elles n’ont pas toujours au bout de la journée
Du pain pour leur souper. Telle est leur destinée ;
Car souvent de besoin ces spectres consumés
Prodiguent aux passants des baisers affamés.
Elles vivent ainsi. C’est un sort misérable,
N’est-il pas vrai ? Le mien cependant est semblable.
— Semblable à celui-là ? dit l’enfant. Je vois bien,
Dalti, que vous voulez rire, et qu’il n’en est rien.
— Silence ! dit Dalti ; la vérité tardive
Doit se montrer à vous ici, quoi qu’il arrive.
Je suis fils d’un pêcheur.
— Maria ! Maria !
Prenez pitié de nous, si c’est vrai, dit Portia.
— C’est vrai, dit l’étranger. Écoutez mon histoire :
Mon père était pêcheur ; mais je n’ai pas mémoire
Du jour où pour partir le destin l’appela,
Me laissant pour tout bien la barque où nous voilà.
J’avais quinze ans, je crois ; je n’aimais que mon père,
Ma venue en ce monde ayant tué ma mère.
Mon véritable nom est Daniel Zoppieri.
Pendant les premiers temps mon travail m’a nourri.
Je suivais le métier qu’avait pris ma famille ;
L’astre mystérieux qui sur nos têtes brille
Voyait seul quelquefois tomber mes pleurs amers
Au sein des flots sans borne et des profondes mers ;
Mais c’était tout. D’ailleurs, je vivais seul, tranquille,
Couchant où je pouvais, rarement à la ville.
Mon père cependant, qui, pour un batelier,
Était fier, m’avait fait d’abord étudier ;
Je savais le toscan, et j’allais à l’église :
Ainsi dès ce temps-là je connaissais Venise.
Un soir, un grand seigneur, Michel Gianinetto,
Pour donner un concert, me loua mon bateau.
Sa maîtresse (c’était, je crois, la Muranèse)
Y vint seule avec lui ; la mer était mauvaise ;
Au bout d’une heure au plus un orage éclata.
Elle, comme un enfant qu’elle était, se jeta
Dans mes bras, effrayée, et me serra contre elle.
Vous savez son histoire, et comme elle était belle ;
Je n’avais jusqu’alors rien rêvé de pareil,
Et de cette nuit-là je perdis le sommeil. »
L’étranger, à ces mots, parut reprendre haleine ;
Puis, Portia l’écoutant et respirant à peine,
Il poursuivit :
« Venise, ô perfide cité,
À qui le ciel donna la fatale beauté !
Je respirai cet air dont l’âme est amollie,
Et dont ton souffle impur empesta l’Italie !
Pauvre et pieds nus, la nuit, j’errais sous tes palais,
Je regardais tes grands, qu’un peuple de valets
Entoure, et rend pareils à des paralytiques,
Tes nobles arrogants, et tous tes Magnifiques,
Dont l’ombre est saluée, et dont aucun ne dort
Que sous un toit de marbre et sur un pavé d’or.
Je n’étais cependant qu’un pêcheur ; mais aux fêtes,
Quand j’allais au théâtre écouter les poètes,
Je revenais le cœur plein de haine, et navré.
Je lisais, je cherchais : c’est ainsi, par degré,
Que je chassai, Portia, comme une ombre légère,
L’amour de l’Océan, ma richesse première.
Je vous vis, — je vendis ma barque et mes filets.
Je ne sais pas pourquoi, ni ce que je voulais,
Pourtant je les vendis. C’était ce que sur terre
J’avais pour tout trésor, ou pour toute misère.
Je me mis à courir, emportant en chemin
Tout mon bien, qui tenait dans le creux de ma main.
Las de marcher bientôt, je m’assis, triste et morne,
Au fond d’un carrefour, sur le coin d’une borne.
J’avais vu par hasard, auprès d’un mauvais lieu
De la place Saint-Marc, une maison de jeu.
J’y courus. Je vidai ma main sur une table ;
Puis, muet, attendant l’arrêt inévitable,
Je demeurai debout. Ayant gagné d’abord,
Je résolus de suivre et de tenter le sort.
Mais pourquoi vous parler de cette nuit terrible ?
Toute une nuit, Portia, le démon invincible
Me cloua sur la place, et je vis devant moi
Pièce à pièce tomber la fortune d’un roi.
Ainsi je demeurai, songeant au fond de l’âme,
Chaque fois qu’en criant tournait la roue infâme,
Que la mer était proche, et qu’à me recevoir
Serait toujours tout prêt ce lit profond et noir.
Le banquier cependant, voyant son coffre vide,
Me dit que c’était tout. Chacun d’un œil avide
Suivait mes mouvements ; je tendis mon manteau.
On me jeta dedans la valeur d’un château,
Et la corruption de trente courtisanes.
Je sortis. — Je restai trois jours sous les platanes
Où je vous avais vue, ayant pour tout espoir,
Quand vous y passeriez, d’attendre et de vous voir.
Tout le reste est connu de vous.
— Bonté divine !
Dit l’enfant, est-ce là tout ce qui vous chagrine ?
Quoi ! de n’être pas noble ? Est-ce que vous croyez
Que je vous aimerais plus quand vous le seriez ?
— Silence ! dit Dalti, vous n’êtes que la femme
Du pêcheur Zoppieri ; non, sur ma foi, madame,
Rien de plus,
— Eh ! quoi, rien, mon amour ?
— Rien de plus,
Vous dis-je ; ils sont partis comme ils étaient venus,
Ces biens. Ce fut hier la dernière journée
Où j’ai (pour vous du moins) tenté la destinée.
J’ai perdu ; voyez donc ce que vous décidez.
— Vous avez tout perdu ?
— Tout, sur trois coups de dés ;
Tout, jusqu’à mon palais, cette barque exceptée,
Que j’ai depuis longtemps en secret rachetée.
Maudissez-moi, Portia ; mais je ne ferai pas,
Sur mon âme, un effort pour retenir vos pas.
Pourquoi je vous ai prise, et sans remords menée
Au point de partager ainsi ma destinée,
Ne le demandez pas. Je l’ai fait ; c’est assez.
Vous pouvez me quitter et partir ; choisissez. »
Portia, dès le berceau, d’amour environnée,
Avait vécu comtesse ainsi qu’elle était née,
Jeune, passant sa vie au milieu des plaisirs,
Elle avait de bonne heure épuisé les désirs,
Ignorant le besoin, et jamais, sur la terre,
Sinon pour l’adoucir, n’ayant vu de misère.
Son père, déjà vieux, riche et noble seigneur,
Quoique avare, l’aimait, et n’avait de bonheur
Qu’à la voir admirer, et quand on disait d’elle
Qu’étant la plus heureuse elle était la plus belle ;
Car tout lui souriait, et même son époux,
Onorio, n’avait plié les deux genoux
Que devant elle et Dieu. Cependant, en silence,
Comme Dalti parlait, sur l’Océan immense
Longtemps elle sembla porter ses yeux errants.
L’horizon était vide, et les flots transparents
Ne reflétaient au loin, sur leur abîme sombre,
Que l’astre au pâle front qui s’y mirait dans l’ombre.
Dalti la regardait, mais sans dire un seul mot.
— Avait-elle hésité ? — je ne sais ; — mais bientôt,
Comme une tendre fleur que le vent déracine,
Faible, et qui lentement sur sa tige s’incline :
Telle elle détourna la tête, et lentement
S’inclina tout en pleurs jusqu’à son jeune amant.
« Songez bien, dit Dalti, que je ne suis, comtesse,
Qu’un pêcheur ; que demain, qu’après, et que sans cesse
Je serai ce pêcheur. Songez bien que tous deux
Avant qu’il soit longtemps nous allons être vieux ;
Que je mourrai peut-être avant vous.
— Dieu rassemble
Les amants, dit Portia ; nous partirons ensemble.
Ton ange en t’emportant me prendra dans ses bras. »
Mais le pêcheur se tut, car il ne croyait pas.
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