Poème: “Sixième époque” d’Alphonse de Lamartine

Jocelyn

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Sixième époque

***

26 mars 1796, dans une maison de retraite ecclésiastique,
à Grenoble, pendant le délire de la fièvre.

J’ai quitté pour jamais cet Éden de ma vie
Où cette Ève à mon cœur fut montrée et ravie,
Comme le premier homme, hélas ! quitta le sien.
Mais combien son exil ferait envie au mien !
Des pas suivaient ses pas loin des portes fermées ;
Ses sanglots s’étouffaient sur des lèvres aimées,
Et de deux cœurs brisés l’âpre conformité
Faisait de deux malheurs une félicité :
Moi, seul toute la vie, et seul au jour suprême,
Abhorré du seul cœur que je tue et que j’aime,

Obligé d’étouffer mes plaintes sans échos,
Et de noyer mon cœur dans ses propres sanglots ;
Obligé d’arracher à l’âme sa pensée
Comme on arrache une arme aux mains d’une insensée.
Ayant tout mon bonheur à mes pieds répandu,
Sans pouvoir y jeter un regard défendu ;
Le cœur vide et saignant jusqu’à ce qu’il en meure,
Et n’osant, même à Dieu, nommer ce que je pleure,
Il faut vivre et marcher sans ombre, toujours seul,
Mort parmi les vivants, cet habit pour linceul ;
Mort ! ah ! plutôt jeté tout bouillonnant de vie
Parmi ces morts dont l’âme est déjà refroidie !
Étouffant sans pouvoir mourir, et nourrissant
Le ver de mon tombeau du plus chaud de mon sang !…

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

Oh ! que t’avais-je fait, éternelle justice,
Pour mériter si jeune un si rare supplice ?
Cet amour, comme un piége à mon cœur préparé,
Sans toi, sans tes desseins, l’aurais-je rencontré ?
N’en avais-je pas fui, tout brûlant et tout jeune,
Le péril inconnu dans la veille et le jeûne ;
Pour sauver mon cœur chaste et garder mon œil pur,
Entre le monde et moi mis l’épaisseur d’un mur ?
Est-ce moi qui l’ai fait s’écrouler sur ma tête ?
Et quand, pour m’abriter au nid de la tempête,
J’allais m’ensevelir dans le creux du rocher,
Seigneur, est-ce elle ou vous que j’y venais chercher ?

Est-ce moi qui, prenant cette enfant inconnue,
La portais, l’enfermais avec moi dans la nue,
Et, par mon ignorance et son déguisement,
Me créais le péril d’un double sentiment ?
Est-ce moi qui, couvant de nos deux cœurs la flamme,
Nous fis pendant deux ans vivre d’une seule âme,
Pour qu’en nous séparant tout à coup sans pitié,
Chacun des deux de l’autre emportât la moitié ?

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

Si c’est Dieu qui l’a fait, pourquoi moi qui l’expie ?
L’innocent à ses yeux paye-t-il pour l’impie ?
Ou plutôt est-il donc dans ses sacrés desseins
Que ceux qu’il a choisis ici-bas pour ses saints,
Avant de brûler l’homme à ses bûchers sublimes,
Les premiers sur l’autel lui servent de victimes ?

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

Ah ! je me soumettrais sans murmure à ta loi,
Dieu jaloux, si du fer tu n’égorgeais que moi !
J’ai voulu, j’ai tenté ton cruel ministère ;
Je saurai jusqu’au sang le subir et me taire.
Mais elle ! mais cet ange à peine descendu,
Pauvre ange prise au piége à l’homme seul tendu,
Tendre enfant par toi-même à mon sein confiée,
Que par mon amour même, ô Dieu, sacrifiée,

Proscrite de ces bras ouverts pour la porter,
Elle aille en retombant à mes pieds se heurter !
Traîner dans les langueurs d’un éternel veuvage
Du front qu’elle adora l’ineffaçable image,
Ou porter, jeune et morte, aux bras d’un autre époux,
D’un cœur désenchanté les précoces dégoûts ;
M’accuser à jamais du froid qui la dévore,
Et blasphémer son Dieu par le nom qu’elle adore :
Ah ! c’est plus qu’un mortel ne pouvait accepter,
Ce qu’au prix du ciel même il fallait racheter,
Ce que j’achèterais de ma vie éternelle,
De l’immortalité que je maudis sans elle !…

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

Ô Laurence ! ô pitié ! reviens, pardonne-moi !
Je t’immolais à Dieu : mon seul dieu c’était toi !
Je ne puisais qu’en toi cette force suprême
Qui m’élevait de terre au-dessus de toi-même,
Qui me faisait trouver, pour mieux te protéger,
Tout sacrifice faible et tout fardeau léger.
Je me croyais un dieu !… Non, je n’étais qu’un homme.
Je maudis mon triomphe avant qu’il se consomme ;
Je me repens cent fois de ma fausse vertu.
Ah ! s’il est temps encore, Laurence, m’entends-tu ?
Je me jette à tes pieds, je t’ouvre pour la vie
Ces bras où sur mon sein tu retombes ravie,
Oui, ces bras dont l’étreinte, ô ma fille, ô ma sœur,
Vont en se refermant te sceller sur mon cœur !
Oh ! tu m’entends ! Oh ! viens ! oh ! viens, vivante ou morte !
Dans notre ciel à nous, viens que je te remporte !

Renversons le rocher ; courons, n’écoutons pas
Ce qui gronde là-haut, ce qui maudit en bas ;
N’entendons pas ces voix mentant à la nature :
L’oracle est, dans le cœur de chaque créature,
L’irrésistible voix qui convie au bonheur ;
C’est mieux que la vertu, l’innocence et l’honneur ;
C’est le cri du ciel même entendu sur la terre :
Aimons-nous, ô ma vie ! Allons dans le mystère
Cacher à l’œil humain d’ineffables amours
Qui n’auront d’autre fin que celle de nos jours.
De notre double vie épuisons les délices ;
Quand la mort dans nos dents vient briser les calices,
Qui sait quel est le sage ou quel est l’insensé,
De celui qui l’a bu tel que Dieu l’a versé,
Ou qui, les refusant à sa soif assouvie,
Au songe de la mort sacrifia sa vie ?
Ce doute existât-il, je voudrais l’encourir.
Une vie avec toi, puis à jamais mourir !
Une vie avec toi, puis l’enfer et ses flammes !
Une vie avec toi, puis la mort à nos âmes !
Car cette horrible vie est un enfer sans toi ;
Le néant éternel y commence pour moi !
Oui, c’en est fait, je fuis, je t’arrache à ce monde ;
Je te rapporte au ciel ……..

(On entend la cloche de la chapelle qui sonne l’office du soir

et appelle les jeunes prêtres aux stalles.)

Airain sacré qui gronde,
Cri d’en haut qui m’appelle aux marches de ma croix,
Ah ! mon cœur égaré se retrouve à ta voix.

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

Comme des ailes d’ange en mon ciel balancées,
Tu chasses de mon front mes honteuses pensées ;
Tu refoules le crime avec le désespoir
Dans ce sein, qui renaît aux accents du devoir.
De mes propres sanglots il semble que tu pleures.
Sympathique instrument de ces saintes demeures,
Que de poids d’un cœur lourd n’as-tu pas soulevé ?
Combien d’âmes en peine à tes plans ont rêvé !
Que d’aspirations, d’ardeurs sanctifiées,
Les anges à tes sons n’ont-ils pas confiées ?
Que de pesants soupirs, de l’ombre du saint lieu,
N’ont-ils pas remonté sur tes ailes à Dieu ?
Et combien n’as-tu pas des saintes agonies
Sonné pour la vertu les angoisses finies ?
Tu chantes aux mortels l’aube et le soir des jours ;
Tu sais combien du temps les longs moments sont courts,
Combien ce que la vie emporte sur son aile
Est sans comparaison avec l’heure éternelle.
Encore un peu d’exil, encore un peu de fiel,
Ô mon âme, et tes jours sonneront dans le ciel !

Marchons en attendant, marchons tête baissée,
Comme un homme écrasé du poids de sa pensée !
Au Dieu consolateur allons la confier.
Ah ! lorsque l’un pour l’autre on peut encor prier
Au vaste sein de Dieu dont l’amour nous rassemble,
Se rencontrer en lui, n’est-ce pas être ensemble ?

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

De sa cellule, à Grenoble, 14 mai 1797.

Pour retremper mon âme au feu des saints parvis,
Chez ces hommes de Dieu, depuis deux ans je vis ;
Mais l’aspect de leur paix, de leur béatitude,
Ne peut de mon esprit dompter l’inquiétude.

Que le fardeau des jours semble léger pour eux !
Comme, à tous leurs devoirs portant un front heureux,
On sent que sans effort leur cœur vierge se sèvre !
Le sourire du juste est toujours sur leur lèvre ;
Jamais rien de leur sein ne soulève un soupir.
Ah ! si comme eux, mon cœur, tu pouvais t’assoupir !
Si l’apparition du passé qui se lève
Pouvait de mon regard s’effacer même en rêve !
Si l’ombre de ces murs pouvait me la cacher !
Mais sur mes pas toujours elle semble marcher ;
Mais sous chaque lambris, mais sous chaque colonne
Je la vois qui descend, qui monte, qui rayonne ;
Et si, pour échapper au fantôme adoré,
Je veux fermer les yeux, dans l’âme il est entré !…

Ô sommets de montagne ! air pur ! flot de lumière !
Vent sonore des bois, vagues de la bruyère !
Onde calme des lacs, flots poudreux des torrents,
Où l’extase égarait mes yeux, mes sens errants,

Où d’un bras convulsif, au lieu de ces froids marbres,
J’embrassais, en pleurant, les racines des arbres,
Et, me collant au sol comme pour écouter,
Je croyais sur mon cœur sentir Dieu palpiter !
Désert retentissant des bruits de la nature !
Que mon âme, à l’étroit dans cette enceinte obscure,
Pleurant son magnifique et premier horizon,
Brise d’ardents soupirs les murs de sa prison !
Il me semble, ô mon Dieu, que ce toit qui m’écrase
Rend plus lourde la vie et comprime l’extase ;
Que je respirerais plus librement ailleurs,
Que le vent sécherait l’âcreté de mes pleurs,
Et que l’air m’aiderait, comme il aide les aigles,
À m’élever à Dieu, mieux que ces froides règles !

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

Ces hommes sont heureux cependant sous ces lois ;
Ils suivent sans détours leur route. Ah ! je le crois :
Ils n’ont pas respiré l’air de feu des tempêtes ;
L’ombre de ces arceaux couvrit toujours leurs têtes ;
De Dieu seul, de sa loi, leur souvenir est plein ;
Ils n’ont point à couver un foyer dans leur sein,
À tuer leur pensée, à tromper, à sourire
En cachant dans leur main l’aspic qui la déchire ;
Leur jour n’a pas une ombre et leur cœur pas un pli :
Mais moi, Seigneur, mais moi !… Mon Dieu, l’oubli, l’oubli !

Même maison, 25 juillet 1797.

Ah ! je me doutais bien que la fausse apparence
Aurait jusqu’au tombeau terni notre innocence,
Qu’on ne croirait jamais qu’en un même séjour
Deux cœurs dans le désert, couvant deux ans l’amour,
Se fussent conservés purs, seuls, sans autre garde
Que l’œil toujours présent du Dieu qui les regarde !
Ce soupçon est écrit pour moi sur tous les fronts ;
Leur sainte charité m’épargne les affronts :
Mais, malgré la douceur que leur parole affecte,
On voit qu’à leur vertu ma présence est suspecte,
Qu’on me craint, qu’on m’évite, et que je suis pour eux
Un objet de dégoût, comme un pauvre lépreux.
Partout où je parais, j’étends ma solitude ;
Seul au pied des autels, au repas, à l’étude,
Dans les délassements du soir plus seul encor.
Dès que mon pas résonne au bout du corridor,
La conversation cesse, et tout front est sombre ;
On se range, on s’écarte, on fait place à mon ombre ;
Chacun devant mes yeux détourne un œil glacé,
Et le bruit ne reprend qu’après que j’ai passé :
Et moi, baissant la tête, et sans un cœur qui m’aime,
Je passe en m’effaçant, tout honteux de moi-même.
Oh ! qu’un regard ami pourtant m’eût fait de bien !
Peut-être aussi mon cœur a-t-il voilé le mien ;
Peut-être que la flamme en mon sein amortie
A dévoré d’un jet toute ma sympathie,

Et que mon œil de marbre, incapable d’aimer,
Éteint tout sentiment qui voudrait s’allumer !

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .


Août 1797, Grenoble.

L’évêque enfin m’a dit : « J’abrége votre épreuve,
Mon fils ; de serviteurs ma pauvre église est veuve ;
La vieillesse, le glaive, ou l’infidélité,
Des pasteurs de mon peuple, hélas ! ont limité
Le nombre insuffisant déjà pour ses misères ;
L’herbe croît sur le seuil de tous mes presbytères ;
Chaque jour de l’année, une paroisse en deuil,
Où l’enfance est sans père et la mort sans cercueil,
Vient me redemander l’homme de l’Évangile.
Je pourrais vous donner à choisir entre mille ;
Mais vous n’ignorez pas, mon enfant, que sur nous
Le monde, avec raison, veille d’un œil jaloux ;
Qu’il veut, pour toucher Dieu, les mains chastes des anges.
Il a couru sur vous, mon fils, des bruits étranges :
Je veux les ignorer. Votre fidélité,
Si vous fûtes un jour faible, a tout racheté,
Le repentir, semblable au charbon d’Isaïe,
En consumant le cœur renouvelle la vie.
Mais l’ombre du passé ne doit jamais ternir
Le ministre du ciel ; nul mortel souvenir
Dans le prêtre de Dieu ne doit rappeler l’homme :
Du seul nom de pasteur il convient qu’on le nomme
Que son nom d’ici-bas dans l’autre soit perdu ;
Qu’il paraisse du ciel à l’autel descendu,
Et que l’éloignement, le mystère et la grâce,
De ses pas dans la vie aient effacé la trace.


» Il est, au dernier plan des Alpes habité,
Un village à nos pas accessible en été,
Et dont, pendant huit mois, la neige amoncelée
Ferme tous les sentiers aux fils de la vallée.
Là, dans quelques chalets sur les pentes épars,
Quelques rares tribus de pauvres montagnards,
Dans des champs rétrécis qu’ils disputent à l’aigle,
Parmi les châtaigniers sèment l’orge et le seigle,
Dont le pâle soleil de l’arrière-saison
Laisse à peine le temps d’achever la moisson.
Le Dieu de l’indigent vous donne ce royaume :
Son autel est de bois, et n’a qu’un toit de chaume ;
Mais mieux que sur l’autel de luxe éblouissant,
Aux mains jointes du peuple et du prêtre il descend.
Il se souvient encore que son humble lumière,
Avant l’orgueil du temple, éclaira la chaumière ;
Et ces âmes des champs, toutes du même prix,
Il vous les comptera là-haut. Allez, mon fils ! »


17 septembre 1797.

J’irai, j’attacherai mon âme aux solitudes,
J’écorcherai mes pieds dans des sentiers plus rudes.
Bénissez-moi, Seigneur ! que mon cœur consumé
Par l’amour, et puni pour avoir trop aimé,
Au foyer de l’autel s’éteigne et se rallume,
Et d’un feu plus céleste en mon sein se consume ;
Mais pour aimer en vous, avec vous et pour vous,
Tous, au lieu d’un seul être, et cet être dans tous !

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