Jocelyn
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Suite des lettres à sa sœur
***
5 mai 1798.
Voulez-vous maintenant, ô mes anges, savoir
Comment je fais toucher le matin et le soir,
Et par quelle insensible et monotone chaîne
Le jour s’unit au jour, et forme la semaine ?
Ah ! chaque heure le sait quand elle s’accomplit.
La cloche avant le jour m’arrache de mon lit :
Je crois entendre, au son de sa voix balancée,
L’ange qui du sommeil appelle ma pensée,
Et lui donne à porter son fardeau pour le jour.
Je convoque à l’autel les maisons d’alentour :
Des vieillards, des enfants, quelques pieuses femmes,
Ceux qui sentent de Dieu plus de soif dans leurs âmes,
D’un cercle rétréci m’entourent à genoux :
Le Dieu des humbles fois descend du ciel sur nous.
Combien la sainte aurore et ses voûtes divines
Entendent de soupirs s’échapper des poitrines,
Et d’aspirations de terre s’élancer !
Et combien il est doux, ô ma sœur, de penser
Que tous ces poids du cœur que cette heure soulève,
Sur ses propres soupirs au ciel on les élève ;
Qu’à chacun à leur place on rapporte un saint don,
Grâce, miséricorde, amour, paix ou pardon ;
Que l’on est l’encensoir où tout cet encens brûle.
Et la corbeille pleine où le pain qui circule,
Symbole familier du céleste aliment,
Va nourrir tout ce peuple avec un pur froment !
Du Maître en peu de mots j’explique la parole :
Ce peuple du sillon aime la parabole,
Poëme évangélique, où chaque vérité
Se fait image et chair pour sa simplicité.
Lorsque j’ai célébré le pieux sacrifice,
J’enseigne les enfants, je me fais leur nourrice ;
Je donne goutte à goutte à leurs lèvres le lait
D’une instruction simple et tendre, et qui leur plaît.
Je rentre ; et, du matin la tâche terminée,
À ma table, de fruits et de lait couronnée,
Je m’assieds un moment, comme le voyageur
Qui s’arrête à moitié du jour et reprend cœur.
Le reste du soleil, dans mes champs je le passe
À ces travaux du corps dont l’esprit se délasse ;
À fendre avec la bêche un sol dur ; à semer
L’orge qu’un court été pressera de germer ;
À faucher mon pré mûr pour ma blonde génisse ;
À délier la gerbe afin qu’elle jaunisse ;
À faire à chaque plante, à son heure, pleuvoir
En insensible ondée un pesant arrosoir ;
Car de l’homme à la fois cette terre réclame
La sueur de son front et la sueur de l’âme.
Le soir, quand chaque couple est rentré du travail,
Quand le berger rassemble et compte son bétail,
Mon bréviaire à la main, je vais de porte en porte,
Au hasard et sans but, comme le pied me porte ;
M’arrêtant plus ou moins un peu sur chaque seuil ;
À la femme, aux enfants, disant un mot d’accueil ;
Partout portant un peu de baume à la souffrance,
Aux corps quelque remède, aux âmes l’espérance,
Un secret au malade, aux partants un adieu,
Un sourire à chacun, à tous un mot de Dieu.
Ainsi passe le jour, sans trop peser sur l’heure.
Mais quand je rentre seul dans ma pauvre demeure,
Que ma porte est fermée, et que la longue nuit,
Excepté dans ma tempe, a fait tomber tout bruit,
Ah ! ma sœur, c’est alors que mon âme blessée
Sent son mal, et retourne en saignant sa pensée,
Comme on retourne en vain le fiévreux dans son lit ;
C’est alors qu’une image ou l’autre me poursuit ;
Que vous m’apparaissez, vous, ma sœur et ma mère,
Avec tout ce qui rend l’absence plus amère,
Avec vos traits si doux, avec vos douces voix,
Vos tendresses, vos mots, vos baisers d’autrefois ;
Et que de ce passé la présence est si forte,
Que je vous tends les bras, que mon âme m’emporte
Vers vous, et dans le sein d’autre fantôme cher ;
Que je crois vous revoir, vous parler, vous toucher,
Et qu’en ne retrouvant qu’un chevet solitaire,
Mon cœur comme en tombant s’écrase contre terre.
Alors, pour m’arracher par force à ce transport,
Pour desserrer les dents du serpent qui me mord,
Le front brûlant, collé sur ma table de chêne,
J’attache mon esprit, comme avec une chaîne,
À ces livres usés du regard qui les lit,
Où le jour de ma lampe en m’éclairant pâlit.
Comme un esprit du doute et de la solitude,
J’enivre ma raison de science et d’étude :
Tantôt, dans ces débris que l’histoire a laissés
Comme des siècles morts les pas presque effacés,
Je cherche à retrouver les traces d’une route,
Ce vain fil qui se brise entre les mains du doute,
Ce long dessein de Dieu qui mène les humains,
Fait de leurs monuments la fange des chemins,
Dissipe leur empire et leur foi comme un rêve,
Sur leur propre monceau de débris les élève,
Et du dogme et du temps, qui ne croit plus finir,
Ne fait qu’un marchepied pour l’obscur avenir.
Mais ce fil dans mes mains se brouille, à chaque haleine,
Dans l’énigme de Dieu dont chaque page est pleine ;
Des choses, des esprits l’éternel mouvement
N’est pour nous que poussière et qu’éblouissement :
Le mystère du temps dans l’ombre se consomme ;
Le regard infini n’est pas dans l’œil de l’homme,
Et devant Dieu, caché dans sa fatalité,
Notre seule science est notre humilité !
Tantôt, las de sonder ces obscures merveilles,
Je livre aux bardes saints mon âme et mes oreilles ;
J’écoute avec le cœur ces chœurs mélodieux
Qui, se brisant à terre en retombant des cieux,
En soupirs immortels sur la harpe éclatèrent,
Et pour diviniser leurs plaintes les chantèrent.
Oh ! de l’humanité ces hommes sont la voix ;
Les mots harmonieux s’ordonnent à leur choix
Comme au signe de Dieu s’ordonnent ses ouvrages,
Et vibrent en musique ou brillent en images ;
Leurs vers ont des échos cachés dans notre cœur ;
Ils versent aux soucis cette molle langueur,
Cet opium divin que, dans sa soif d’extase,
Le rêveur Orient puise en vain dans son vase :
Mais eux, l’ange des vers leur apporte aux autels,
Pour s’enivrer de Dieu, des rêves immortels !
Ils versent goutte à goutte en mon âme attendrie,
Comme un sommeil du ciel, leur tendre rêverie ;
Mon songe, enfant des leurs, les suit ; et quelquefois,
Comme une voix qui chante entraîne une autre voix,
Ma lèvre, s’abreuvant aux flots de leurs ivresses,
Se surprend à chanter avec eux ses tristesses.
Plus souvent, desséché par mon affliction,
Je trempe un peu ma lèvre à l’Imitation,
Livre obscur et sans nom, humble vase d’argile,
Mais rempli jusqu’au bord des sucs de l’Évangile,
Où la sagesse humaine et divine, à longs flots,
Dans le cœur altéré coulent en peu de mots ;
Où chaque âme, à sa soif, vient, se penche et s’abreuve
Des gouttes de sueur du Christ à son épreuve ;
Trouve, selon le temps, ou la peine ou l’effort,
Le lait de la mamelle ou le pain fort du fort ;
Et, sous la croix où l’homme ingrat le crucifie,
Dans les larmes du Christ boit sa philosophie !…
Ainsi lisant, priant, écrivant tour à tour,
Tantôt le cœur trop plein et débordant d’amour,
Tantôt frappant mon sein sans que l’onde en jaillisse,
Ne trouvant qu’une lie au fond de tout calice,
Puis regardant fumer ma lampe qui pâlit,
Puis tombant à genoux sur les bords de mon lit,
Mouillant de pleurs mes draps qu’entre mes dents je froisse,
En sanglots étouffés comprimant mon angoisse ;
Puis, quand du coup au cœur tout le sang a coulé,
Relevant vers la croix un regard consolé,
Ouvrant mes deux volets pour respirer à l’aise
Les brises de la nuit dont la fraîcheur m’apaise,
Le front pâle et terni d’une moite sueur,
Dans mes veilles sans fin je ressemble, ô ma sœur,
À ce Faust enivré des philtres de l’école,
De la science humaine éblouissant symbole,
Quand dans sa sombre tour, parmi ses instruments,
On l’entendait causer avec les éléments,
Et qu’au lever du jour, dans son laboratoire,
On ne retrouvait plus qu’un peu de cendre noire.
Hélas ! si ce n’était la grâce du Seigneur,
Que retrouverait-on le matin dans mon cœur ?
Oui, c’est Faust, ô ma sœur, mais dans ces nuits étranges,
Au lieu d’esprits impurs, consolé par les anges !
Oui, c’est Faust, ô ma sœur, mais Faust avec un Dieu.
Que de choses encor ! La cloche sonne, adieu.
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .
(Un grand nombre de pages manquaient ici au manuscrit.)
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