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Duel d’Anton Tchekhov


Littérature RusseLivres pour enfantsPoésie RusseAnton Tchekhov – Duel – Table des matières
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Chapitre XI


— Tu fais une tête comme si tu venais m’arrêter, dit von Koren, voyant entrer chez lui Samoïlennko en grande tenue.


— Je passais et me suis dit : allons faire visite à la zoologie, répondit Samoïlennko en s’asseyant près d’une grande table en simples planches, faite par le zoologue lui-même. Bonjour, saint père ! dit-il au diacre, assis près de la fenêtre et qui copiait quelque chose. Je reste une minute et cours à la maison pour veiller au dîner.
Il en est temps. Je ne vous dérange pas?


— Nullement, répondit le zoologue, étalant sur la table des feuillets couverts d’une écriture menue. Nous recopions.


— Bon… Oh! mon Dieu, mon Dieu!… soupira Samoïlennko.


Il amena prudemment à lui un livre poussiéreux sur lequel gisait un mille-pieds desséché et dit :


— Figure-toi pourtant qu’un petit scarabée vert va on ne sait où à ses affaires, et rencontre soudain un pareil diable. Je m’imagine quelle frayeur il a.


— Oui, je le suppose.

— Lui a-t-il été donné un poison pour se défendre de ses ennemis?


— Oui, pour se défendre, et pour attaquer.


— C’est ça, c’est ça… Tout, dans la nature, mes bons amis, soupira Samoïlénnko, a un but et s’explique. Seulement, voilà ce que je ne comprends pas ; toi, homme d’un très grand esprit, explique-le-moi, s’il te plaît. Il est, tu le sais, des petits animaux, pas plus
gros qu’un rat, de joli aspect, mais, au plus haut degré, le dirai-je, lâches et immoraux. Un pareil petit animal trottine, supposons, dans un bois, voit un oiseau, l’attrape et le mange. Il va plus loin, voit dans l’herbe un nid avec des œufs ; il n’a plus faim, il est repu ; mais il casse tout de même un œuf avec ses dents, et, de la
patte, fait tomber les autres. Il rencontre ensuite une grenouille et se met à jouer avec elle. Quand il l’a torturée, il part en se pourléchant les babines et rencontre
un hanneton. Il le frappe de sa patte… Il abîme et détruit tout sur son chemin… Il pénètre dans les terriers des autres, détruit sans raison une fourmilière, croque des escargots… S’il rencontre un rat, il se bat avec lui ; s’il trouve un serpenteau ou un souriceau, il faut qu’il les étrangle. Et ainsi toute la journée. Dis-moi à quoi sert un animal pareil? Pour quoi est-il créé?


— Je ne sais pas de quel petit animal tu parles, dit von Koren, probablement un insectivore. Eh bien, après? L’oiseau s’est laissé prendre parce qu’il était imprudent.

La petite bête a détruit le nid et les œufs parce que l’oiseau, maladroit, a mal fait son nid et n’a pas su le cacher. La grenouille avait sans doute quelque défaut d’adaptation, sans quoi elle n’aurait pas été vue, et ainsi de suite. Ta bête ne supprime que les faibles, les maladroits, les imprudents, en un mot ceux qui ont
des défauts que la nature trouve superflu de transmettre à la postérité. Ne restent vivants que les plus adroits, les plus prudents, les plus forts et les plus développés, si bien que ton petit animal sert, sans s’en douter, les buts élevés du perfectionnement.


— Oui, oui, oui… A propos, mon cher, dit Samoïlénnko d’un air dégagé, prête-moi cent roubles.


— Bon ! Il y a parmi les insectivores des êtres très intéressants. La taupe, par exemple. On dit qu’elle est utile parce qu’elle détruit les insectes nuisibles. On
raconte qu’un Allemand envoya à Guillaume Ier une pelisse en peaux de taupes et que l’empereur lui fit donner un blâme pour avoir détruit une si grande quantité d’animaux utiles. Pourtant la taupe ne le cède en rien, en cruauté, à ton petit animal ; de plus, elle est très nuisible, parce qu’elle endommage énormément les prés.


Von Koren ouvrit une cassette et y prit un billet de cent roubles.


— La taupe, poursuivit-il, en refermant la cassette, a une cage thoracique aussi robuste que celle de la chauve-souris, des os et des muscles terriblement développés, un extraordinaire armement de la mâchoire. Si elle avait les dimensions de
l’éléphant, ce serait un animal invincible, détruisant tout. Il est intéressant que, lorsque deux taupes se rencontrent sous terre, elles commencent toutes deux, comme si elles s’étaient donné le mot, à fouir l’espace qui leur est nécessaire pour
se battre plus commodément. Lorsque cet espace est creusé, elles s’engagent dans un combat acharné et se battent jusqu’à ce que la plus faible succombe. Prends ces cent roubles, dit von Koren, baissant la voix, mais à la condition que ce ne soit pas pour Laïèvski.


— Et si c’était pour lui ! dit Samoïlénnko s’emportant. Est-ce que ça te regarde?


— Pour Laïèvski, je ne peux pas te les donner. Je sais que tu aimes à prêter. Tu donnerais de l’argent au brigand Kérime s’il t’en demandait ; mais pardon, je ne
peux pas t’aider dans ce sens-là.


— Oui, dit Samoïlénnko se levant et agitant la main droite, c’est pour Laïèvski que je le demande. C’est pour lui ! Et il n’est diable ni démon qui ait le droit de m’indiquer ce que je dois faire de mon argent. Vous ne voulez pas m’en donner? Vous ne le voulez pas?


Le diacre éclata de rire.


— Ne t’emporte pas, dit le zoologue, et raisonne.


Faire de la bienfaisance à M. Laïèvski est, selon moi, aussi inintelligent que d’arroser de mauvaises herbes ou de nourrir des sauterelles.


— Et selon moi, cria Samoïlénnko, nous devons aider notre prochain.


— Dans ce cas, aide ce Turc affamé, vautré près de cette palissade. C’est un ouvrier, plus nécessaire, plus utile que ton Laïèvski. Donne-lui ces cent roubles ! Ou souscris-les pour mon expédition !


— Me les donnes-tu, oui ou non? je te le demande.


— Dis-moi franchement pourquoi il a besoin de cet argent !


— Ce n’est pas un secret : il doit partir samedi pour Pétersbourg.


— Ah voilà !… dit lentement von Koren. Aha ! nous comprenons ! Et elle part avec lui, ou comment?


— Elle reste ici pour le moment. Il arrangera tout à Pétersbourg et lui enverra de l’argent ; alors elle partira.


— C’est malin ! dit le zoologue, riant d’un rire court et léger. C’est malin ! Bien calculé.


Il s’approcha vivement de Samoïlénnko, et, bien en face, le regardant dans les yeux, lui demanda :


— Parle sincèrement : il ne l’aime plus? Oui? Dis?


il a cessé de l’aimer? Hein?


— Oui, dit Samoïlénnko, tout en sueur.


— Que c’est dégoûtant ! dit von Koren, et sa physionomie exprima de la répulsion. De deux choses l’une, Alexandre Davîdytch : ou tu es de connivence avec lui, ou, excuse-moi, tu es un nigaud. Ne comprends-tu pas qu’il te mène par le bout du nez, comme un gamin et de la façon la plus impudente ? Il est clair comme le jour qu’il veut se débarrasser de cette femme et la laisser ici. Elle restera à ta charge, et il est pareillement clair comme le jour que tu devras l’envoyer à Pétersbourg à tes frais. Les qualités de ton bel ami t’ont-elles aveuglé au point que tu ne voies pas les plus simples choses?


— Ce ne sont là que des hypothèses, dit Samoïlénnko, s’asseyant.


— Des hypothèses? Pourquoi part-il seul et pas avec elle? Pourquoi, demande-le-lui, ne part-elle pas d’abord, et lui ensuite? La fine mouche !


Travaillé par des doutes soudains et des soupçons sur son ami, Samoïlénnko hésita et baissa le ton.


— Mais c’est impossible ! dit-il, en se rappelant la nuit où Laïèvski avait couché chez lui. Il souffre tant !


— Qu’est-ce que ça prouve? Les voleurs et les incendiaires souffrent aussi.


— Admettons que tu aies raison… dit Samoïlénnko pensif. Admettons-le… Mais c’est un jeune homme loin de chez lui… un étudiant. Nous aussi avons été étudiants, et, en dehors de nous, il n’y a ici personne pour lui venir en aide.


— L’aider à faire des turpitudes parce que vous avez été, à des époques différentes, à l’Université où vous ne faisiez d’ailleurs rien ni l’un ni l’autre… Quelle absurdité !


— Attends, laisse-nous raisonner de sang-froid. On pourrait, il me semble, dit Samoïlénnko, réfléchissant et remuant les doigts, arranger les choses ainsi… Je lui
prêterai l’argent, tu comprends, mais en lui faisant donner sa parole d’honneur d’envoyer dans la huitaine à Nadiéjda Fiôdorovna l’argent du voyage.


— Il te donnera sa parole d’honneur, aura même les larmes aux yeux ; mais que vaut cette parole? Il ne la tiendra pas, et quand tu le rencontreras dans un an ou deux sur la perspective Niévski, ayant sous le bras un nouvel amour, il se disculpera en disant que la civilisation l’a déformé et qu’il est une réplique de Roûdîne. Lâche-le, au nom du ciel ! Éloigne-toi de la boue et ne la brasse pas à deux mains !


Samoïlénnko réfléchit une minute et dit résolument :


— Je lui prêterai tout de même l’argent. Dis ce que tu voudras. Je ne puis pas refuser quelque chose à un homme en me basant sur des hypothèses.


— A merveille. Embrasse-le !


— Alors, demanda timidement Samoïlénnko, donnemoi les cent roubles.


— Non.


Un silence pesa. Samoïlénnko mollit tout à fait. Son visage prit une expression embarrassée, confuse, accommodante, et il était étrange de voir à cet homme
énorme, avec ses épaulettes et ses décorations, cette figure enfantine, pitoyable, troublée.


— L’évêque d’ici fait ses tournées pastorales, non pas en voiture, mais à cheval, dit le diacre posant sa plume. Il est extrêmement émouvant de le voir à cheval. Sa simplicité et sa modestie sont pleines de grandeur biblique.


— Est-ce un brave homme? demanda von Koren, heureux de changer de conversation.


— Comment en serait-il autrement? Si ce n’était pas un brave homme, l’aurait-on sacré évêque?


— Il y a parmi les évêques de très braves gens, pleins de talent, dit von Koren. Il est seulement dommage que beaucoup d’entre eux aient la faiblesse de se croire des hommes d’État. L’un s’occupe de russifier les gens, un autre critique les sciences. Ce n’est pas leur affaire.


Ils feraient mieux d’aller plus souvent savoir ce qui se passe à leur consistoire.


— Un laïc ne peut pas juger un évêque.


— Pourquoi donc, diacre? Un évêque est un homme comme moi.


— Comme vous, mais pas pareil ! dit le diacre froissé, reprenant sa plume. Si vous étiez pareil, vous auriez eu la grâce et seriez évêque, et, si vous ne l’êtes pas, vous n’êtes pas pareil à lui.


— Ne t’enferre pas, diacre, dit Samoïlénnko, embarrassé, gêné. Écoute, dit-il à von Koren, voici ce que j’ai trouvé. Ne me donne pas ces cent roubles, soit ! mais jusqu’à l’hiver tu mangeras encore chez moi et tu vas me payer ces trois mois d’avance.

— Non.

Samoilénnko battit des paupières et devint pourpre.


Il attira machinalement à lui le livre sur lequel était le mille-pieds desséché, le regarda, puis il se leva et prit sa casquette.


Von Koren eut pitié de lui.


— Daignez vivre et faire des affaires avec de pareils messieurs ! dit-il. Et, de dépit, il envoya du pied un bout de papier dans un coin. Comprends donc qu’il n’y a là ni bonté, ni amitié, mais rien que de la faiblesse, de la dépravation, du poison. Ce que la raison enseigne, vos faibles cœurs, bons à rien, le détruisent.


Quand j’étais lycéen, j’eus le typhus ; par compassion, ma tante me bourra de champignons marines, et je faillis mourir. Comprends donc, comme aurait dû le
faire ma tante, que l’amour du prochain ne doit se trouver ni dans le cœur, ni au creux de l’estomac, ni dans les reins, mais ici. (Von Koren se frappa le front.)


Tiens ! dit-il.


Et il jeta à Samoïlénnko un billet de cent roubles.


— Tu te fâches sans raison, Kôlia…, dit doucement Samoïlénnko en pliant le billet. Je te comprends très bien, mais… mets-toi à ma place.


— Tu es une vieille femme, voilà tout !


Le diacre éclata dé rire.


— Écoute, Alexandre Davîdytch, dit von Koren,avec feu, une dernière prière ! Quand tu donneras l’argent à ce misérable, mets-y la condition qu’il parte avec sa dame, ou qu’il l’expédie en avant. Sans cela, ne donne rien. Il n’y a pas à se gêner avec lui. Dis-lui ça, et si tu ne le lui dis pas, je te donne ma parole d’honneur que j’irai à son bureau et le jetterai en bas de son escalier ; et je ne te connaîtrai plus. Sache-le !


— Bah ! s’il part avec elle ou la fait passer devant ce sera encore plus commode pour lui, dit Samoïlénnkol.

Il en sera même content. Allons, adieu.

Il prit amicalement congé et sortit. Mais, avant de refermer la porte, il se retourna vers von Koren, lui fit une mine terrible et lui dit :


— Ce sont les Allemands qui t’ont gâté, frère ! Oui ! les Allemands!


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