Littérature Russe – Livres pour enfants – Poésie Russe – Anton Tchekhov – Duel – Table des matières
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Chapitre XIX
— Je vois cela pour la première fois de ma vie, dit von Koren, apparaissant sur la prairie et étendant les deux bras vers le levant.
Que c’est beau ! Regardez : des rayons verts !
A l’orient, sortant de derrière les montagnes, s’allongeaient deux rayons verts, et, en effet, c’était beau.
Le soleil se levait.
— Bonjour, poursuivit le zoologue, faisant un signe de tête aux témoins de Laïèvski. Je ne suis pas en retard?
Ses témoins le suivaient, deux officiers tout jeunes, de même taille, Baoïko et Govorôvski, en tunique blanche, puis le Dr Oustîmovitch, maigre, bourru, tenant un paquet dans la main droite, et, de la gauche, selon son habitude, sa canne qui pendait le long de son dos.
Ayant posé le paquet à terre, et sans saluer personne, il rapprocha sa main droite de sa main gauche, et se mit à faire les cent pas.
Laïèvski, comme un homme qui, peut-être, va mourir bientôt, et qui, pour cela, attire l’attention générale, se sentait fatigué et mal à l’aise. Il désirait ou qu’on le tuât au plus vite, ou qu’on le ramenât chez lui. Pour la première fois de sa vie, il voyait le lever du soleil. Cette pointe du jour, les rayons verts, l’humidité et les gens en bottes mouillées lui semblaient déplacés dans sa vie, inutiles, et l’oppressaient. Tout cela était sans rapport aucun avec la nuit qu’il avait passée et avec ses pensées et son sentiment de culpabilité ; aussi serait-il parti volontiers sans attendre le duel.
Von Koren, visiblement énervé, tâchait de cacher sa nervosité en faisant semblant de s’intéresser surtout aux rayons du soleil. Les témoins, décontenancés, s’entre-regardaient, comme se demandant pourquoi ils étaient là, et ce qu’ils devaient faire.
— Je crois; messieurs, dit Chéchkôvski, que nous n’avons pas à aller plus loin. L’endroit convient.
— Oui, certainement, acquiesça von Koren.
Il y eut un silence. Oustîmovitch, dans sa marche, se retourna brusquement vers Laïèvski et lui dit, à mi-voix, lui soufflant dans la figure :
— On n’a probablement pas eu le temps de vous communiquer mes conditions. J’ai à toucher de chacun de vous quinze roubles, et, en cas de mort, le survivant me payera les trente.
Laïèvski connaissait cet homme, mais il ne remarqua exactement qu’à ce moment-là ses yeux ternes, ses moustaches dures, son cou maigre de phtisique. C’était un usurier, pas un docteur. Son haleine avait une désagréable odeur de viande de boucherie. « Quels gens il y a dans le monde ! » songea Laïèvski.
Et il répondit :
— Bien.
Le docteur, inclinant la tête, se remit en marche. On voyait qu’il ne se souciait pas de l’argent et qu’il avait demandé cela uniquement par animosité. Tous sentaient qu’il fallait commencer, ou du moins finir ce qui avait été commencé ; mais on ne commençait ni ne finissait ; on allait, on attendait, on fumait. Les jeunes officiers, assistant pour la première fois à un duel et ne croyant guère à ce duel de civils, à leur avis inutile, regardaient leurs tuniques blanches et arrangeaient leurs manches.
Chéchkôvski s’approcha d’eux et leur dit à voix basse :
— Messieurs, nous devons faire tous nos efforts pour que ce duel n’ait pas lieu. Il faut les réconcilier. Il rougit et continua :
— Kirîline est venu se plaindre à moi hier soir que Laïèvski l’avait surpris avec Nadiéjda Fiôdorovna, et autres choses pareilles.
— Oui, dit Boïko, nous savons aussi cela.
— Alors, vous voyez… Les mains de Laïèvski tremblent, et autres choses pareilles… Il ne peut même pas maintenant lever un pistolet. Se battre avec lui est aussi inhumain que de se battre avec un homme ivre ou quelqu’un qui a le typhus. Si on ne peut les réconcilier, il faut, messieurs, différer le duel; parbleu… c’est une diablerie à ne pas voir !
— Parlez-en à von Koren.
— Je ne connais pas les règles du duel, et ne veux pas les connaître, qu’elles aillent au diable ! Il va peut-être croire que Laïèvski a peur et m’envoie à lui ; mais au reste, qu’il en pense ce qu’il voudra : je vais lui parler.
Chéchkôvski, hésitant, traînant la jambe comme s’il avait le pied engourdi, alla vers von Koren, et, tandis qu’il marchait en gémissant, toute sa personne exprimait la paresse.
— Voici, monsieur, ce que je dois vous dire, commença-t-il, considérant attentivement la chemise à fleurs du zoologue. C’est confidentiel… Je ne connais pas les règles du duel et ne veux pas les connaître, qu’elles aillent au diable ; je ne raisonne pas en témoin et autres choses pareilles : je raisonne en homme, et cela suffit.
— Oui? Et alors?
— Quand les témoins proposent de se réconcilier, on ne les écoute pas d’ordinaire ; on se bat. L’amour-propre, et c’est tout. Mais je vous prie cependant, de façon très instante, de porter votre attention sur Ivane Anndréïtch. Il n’est pas aujourd’hui, pour ainsi dire, dans son état normal. Il n’a pas tous ses moyens ; il fait pitié. Il lui est arrivé un malheur. Je ne peux souffrir les potins (Chéchkôvski rougit et regarda autour de lui), mais, à l’occasion de ce duel, je dois vous mettre au courant. Il a surpris hier soir sa madame dans la maison de Miourîdov avec… un monsieur.
— Quelle saleté ! mâchonna le zoologue.
Il pâlit, se crispa et cracha avec bruit en disant :
— Pouah !
Sa lèvre inférieure tremblait ; il s’éloigna de Chéchkôvski, ne voulant plus l’entendre; et, comme s’il eût avalé quelque chose d’amer, il recracha avec force. Et pour la première fois, de toute cette matinée, il regarda Laïèvski avec haine. Son excitation et sa gêne tombèrent ; il redressa la tête et dit à haute voix :
— Messieurs, je le demande : qu’attendons-nous? Pourquoi ne commençons-nous pas?
Chéchkôvski échangea un regard avec les officiers et haussa les épaules.
— Messieurs, dit-il, en élevant la voix, sans s’adresser à personne, messieurs, nous vous proposons de vous réconcilier !
— Finissons-en au plus vite avec les formalités ! dit von Koren. On vient déjà de parler de réconciliation.
Quelle formalité y a-t-il encore maintenant?
— Mais nous insistons cependant sur la réconciliation, dit Chéchkôvski d’une voix embarrassée, comme quelqu’un contraint de se mêler aux affaires d’autrui.
Rougissant, la main sur le cœur, il continua :
— Messieurs, nous ne voyons pas de rapport entre l’insulte et le duel. Entre l’offense que, par faiblesse humaine, nous faisons parfois à autrui et un duel, il n’y a rien de commun. Vous êtes des gens instruits, sortis de l’Université, et vous ne voyez certainement dans le duel qu’une vaine formalité surannée, et autres choses pareilles. Nous sommes aussi de cet avis. Sans cela nous ne serions pas venus, car nous ne pouvons pas admettre que des hommes tirent l’un sur l’autre en notre présence, et autres choses pareilles… (Chéchkôvski essuya son visage en sueur et continua: ) Mettez donc fin, messieurs, à votre malentendu. Tendez-vous la main, et rentrons boire à votre réconciliation. Parole d’honneur, messieurs !
Von Koren se taisait. Laïèvski remarquant qu’on le regardait, dit ;
— Je n’ai aucun ressentiment contre Nicolaï Vassîlytch. S’il me trouve en faute, je suis prêt à m’en excuser.
Von Koren se sentit blessé.
— Visiblement, messieurs, il vous plairait que M. Laïèvski rentrât chez lui avec la magnanimité d’un chevalier, mais je ne puis donner cette satisfaction ni à vous ni à lui. Il n’était pas besoin du reste de se lever si tôt et de s’en aller à dix verstes de la ville pour boire à une réconciliation en mangeant un morceau, et venir m’expliquer que le duel est une formalité surannée. Le duel est le duel. Il ne faut pas le faire plus bête et plus faux qu’il n’est. Je veux me battre.
Un silence plana. L’officier Boïko tira de leur étui deux pistolets. Il en tendit un à von Koren et l’autre à Laïèvski. Et alors il se présenta une circonstance qui égaya un instant von Koren et les témoins.
Il se trouva qu’aucun des assistants n’avait pris part à un duel. Personne ne savait exactement où il fallait se placer et ce que devaient dire et faire les témoins.
Mais enfin Boïko se souvint, et, en souriant, se mit à l’expliquer.
— Messieurs, demanda von Koren en riant, qui se rappelle le duel écrit par Lérmonntov? Dans Tourgueniev, Bazârov a également un duel avec quelqu’un…
— A quoi bon se rappeler? dit Oustîmovitch impatienté, s’arrêtant. Mesurez le champ, voilà tout.
Et il fit trois pas, comme pour montrer la façon de s’y prendre. Boïko compta les pas, et son camarade, de son sabre tiré, gratta la terre aux deux extrémités de la lice.
Dans le silence général, les deux adversaires se mirent en place. « Comme les taupes », songea le diacre, blotti dans ses arbustes.
Chéchkôvski disait une chose, Boïko en expliquait une autre, mais Laïèvski n’entendait pas, ou, plutôt il entendait, mais ne comprenait pas. Quand le moment fut venu, il arma le chien et leva, le canon en l’air, le lourd pistolet froid. Il avait oublié de déboutonner son pardessus et se sentait fortement serré à l’épaule et à l’aisselle ; son bras se levait aussi difficilement que si sa manche eût été en fer-blanc.
Il se rappela la haine qu’il ressentait la veille pour le front brun et les cheveux frisés de von Koren, et il pensa que, même au plus fort de sa haine et de sa colère, il n’aurait pas pu tirer sur un homme. Craignant que la balle n’atteignît de quelque façon von Koren, il levait toujours plus haut le pistolet, et, bien qu’il sentît que marquer trop de magnanimité n’était ni délicat ni magnanime, il ne savait et ne pouvait pas faire autrement. Voyant le visage pâle et le sourire railleur de von Koren, qui était évidemment assuré, dès la première minute, que son adversaire tirerait en l’air, Laïèvski pensait que, Dieu merci, tout allait être vite terminé et qu’il suffisait de presser fortement sur la gâchette…
Il ressentit à l’épaule un violent recul; un coup de feu retentit ; et, dans les montagnes, l’écho répondit : parkh-takh !
Von Koren arma le chien et regarda Oustîmovitch qui, sur le côté, marchait comme avant, les mains derrière le dos, sans faire attention à rien.
— Docteur, lui dit-il, ayez la bonté de ne pas aller et venir ainsi comme un balancier. Cela me brouille les yeux. Le docteur s’arrêta.
Von Koren se mit à viser Laïèvski. « C’en est fait ! » pensa Laïèvski. La bouche du pistolet tournée droit vers son visage ; l’expression de haine et de mépris dans la pose, et toute la personne de von Koren ; ce meurtre, que va accomplir en plein jour un honnête homme devant d’honnêtes gens ; et ce silence, et cette force inconnue qui force Laïèvski à rester et à ne pas fuir : que tout cela est mystérieux, incompréhensible et effrayant !
Le temps durant lequel von Koren visait parut à Laïèvski plus long que ne l’avait été la nuit. Il jeta sur les témoins un regard suppliant ; ceux-ci ne bougèrent pas ; ils étaient pâles. « Tire donc vite », pensait Laïèvski. Et il sentait que sa figure, pâle, tremblante, pitoyable, devait éveiller en von Koren une haine plus forte. « Je vais le tuer à l’instant », pensait von Koren, visant au front, et sentant la gâchette sous son doigt. « Oui, certainement, je le tue… »
— Il va le tuer ! s’écria tout à coup d’on ne sait où, très près, une voix désespérée.
Le coup partit à cet instant. Voyant Laïèvski rester debout, ne pas tomber, tous regardèrent du côté d’où était venu le cri, et l’on aperçut le diacre. Pâle, les cheveux trempés, collés au front et aux joues, tout dégouttant et crotté, le diacre était sur l’autre rive, au milieu du maïs, souriant d’une façon un peu étrange, et agitant son chapeau mouillé.
Chéchkôvski, riant de joie, se mit à pleurer, et s’éloigna un peu.
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