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Chapitre IX
LA PRINCESSE KORNAKOVA—LE PRINCE IVANITCH
«Prie-la d’entrer,» dit grand’mère en se renversant dans son fauteuil.
La princesse était une femme de quarante-cinq ans, de taille au-dessous de la moyenne, grêle, sèche et bilieuse; l’expression de ses petits yeux gris-verts et désagréables contredisait évidemment le sourire de ses lèvres minces, qui affectait une douceur exagérée. De son petit chapeau de velours orné de plumes d’autruche, s’échappaient des cheveux d’un roux pâle; les sourcils et les cils semblaient encore plus clairs et plus fades auprès de son teint maladif. Mais, grâce à l’aisance de ses mouvements, à la sévérité exceptionnelle de ses traits, à ses mains toutes mignonnes, l’ensemble de sa personne avait quelque chose d’énergique et de distingué.
La princesse parlait trop; elle appartenait à cette classe de gens qui ont toujours l’air de croire qu’on les contredit, bien que pas un des assistants n’ait prononcé un mot. Tantôt elle élevait la voix, puis la baissait graduellement pour recommencer avec une volubilité nouvelle en regardant toutes les personnes présentes comme pour recueillir l’approbation.
Bien que la princesse eût baisé la main de grand’mère, et qu’elle l’appelât sans cesse: «Ma bonne tante,» je remarquai que grand’maman n’était pas contente d’elle, aux mouvements de ses sourcils qu’elle soulevait en écoutant son interlocutrice. La princesse expliquait en français comment le prince Kornakof, malgré son vif désir de venir apporter à grand’mère ses félicitations, en avait été empêché par des affaires. Grand’mère répondit en russe, ce qui indiquait son mécontentement.
«Je vous remercie beaucoup, ma chère, pour votre attention…. Si le prince n’est pas venu, c’est sans doute qu’il est très occupé … et ensuite quel plaisir pourrait-il trouver dans la société d’une vieille femme!» Et, sans donner à la princesse le temps de répliquer, elle continua:
«Comment vont vos enfants, ma chère?
—Dieu merci, ma tante, ils grandissent, étudient et font les polissons. Étienne surtout, l’aîné, est un tel espiègle qu’il n’y a pas moyen d’avoir la paix dans la maison; mais il est intelligent, c’est un garçon qui promet. Imaginez-vous, mon cousin,» continua-t-elle en s’adressant exclusivement à mon père, car grand’mère ne paraissait pas s’intéresser aux enfants de la princesse et voulait se prévaloir de ses petits enfants; elle retira soigneusement les vers placés sous la boîte et se mit à déplier le rouleau, tandis que la princesse continuait:
«Imaginez-vous, mon cousin, ce qu’il a inventé ces jours-ci?»
Et, se penchant vers l’oreille de mon père, elle se mit à lui raconter quelque chose d’un ton très animé. Quand elle eut terminé son récit, que je n’ai point entendu, elle se mit à rire, et, regardant mon père d’un air interrogateur, elle dit:
«Quel garçon, mon cousin! Il aurait mérité d’être fouetté; mais cette malice était si spirituelle et si amusante, que je lui ai pardonné.» Et, tout en portant ses regards sur grand’mère, la princesse se mit à rire sans mot dire.
«Est-ce que vous battez vos enfants, ma chère? demanda grand’mère en soulevant les sourcils d’une manière expressive et en insistant sur le mot battez.
—Ah! ma bonne tante, répondit la princesse d’une voix doucereuse, en lançant un regard furtif sur mon père, je connais votre opinion sur ce sujet. Permettez-moi, sur ce seul point, de ne pas être de votre avis. J’ai beaucoup réfléchi là-dessus, beaucoup lu, beaucoup consulté; mais l’expérience m’a convaincue de la nécessité d’agir sur les enfants par la crainte…. Pour venir à bout d’un enfant il n’y a que la crainte … n’est-ce pas, mon cousin? Et je vous demande un peu qu’est-ce que les enfants craignent plus que la verge?»
En prononçant ces mots, elle nous regarda interrogativement, et, je l’avoue, je me sentis mal à l’aise en ce moment.
«Vous avez beau dire, continua-t-elle, mais un garçon de douze et même de quatorze ans est encore un enfant … pour une fille c’est autre chose….»
Je pensai en moi-même:
«Quel bonheur que je ne sois pas son fils!
—Oui, c’est fort bien, ma chère, dit grand’mère en repliant mes vers, et en les mettant sous la boîte, comme si, après cette déclaration, elle ne trouvait plus que la princesse fût digne de les entendre, c’est bien; mais dites-moi, je vous prie, quels sentiments délicats pouvez-vous attendre de vos enfants après cela?»
Et, comme elle tenait cet argument pour irréfutable, grand’mère ajouta comme conclusion:
«D’ailleurs chacun est libre d’avoir ses idées à ce sujet.»
La princesse ne répondit pas, mais sourit avec condescendance; elle témoignait ainsi qu’elle excusait ces étranges préjugés chez une personne qu’elle respectait profondément.
«Mais laissez-moi faire la connaissance de vos jeunes gens,» ajouta-t-elle, en nous regardant avec un sourire affable.
Mon frère et moi, nous nous levâmes sans savoir comment nous pouvions montrer que nous avions fait connaissance.
«Baisez la main de la princesse, nous dit mon père.
—Aimez votre vieille tante, reprit-elle en baisant Volodia sur les cheveux:—Quoique je sois pour vous une cousine éloignée, je compte d’après les liens du cœur et non d’après ceux de la parenté….» continua-t-elle en s’adressant particulièrement à grand’mère. Mais grand’mère était toujours mécontente, et elle répondit:
«Ah! ma chère, qui de nos jours tient compte d’une telle parenté?
«Celui-ci sera un homme du monde, dit mon père en indiquant Volodia; et celui-ci, un poète, continua-t-il en me désignant, tandis que, tout en baisant la petite main sèche de la princesse, je voyais distinctement dans cette main une verge, sous la verge un banc et sur le banc … ainsi de suite.
—Lequel sera poète? demanda-t-elle en me retenant par la main.
—Celui-ci, le petit avec le toupet,» insista mon père en souriant gaiement.
«Que lui ont fait mes cheveux! me disais-je en me retirant dans un coin, ne pourrait-il pas trouver un autre sujet de conversation?»
J’avais les idées les plus insolites sur la beauté. Karl Ivanovitch était encore à mes yeux le plus bel homme du monde; mais je savais très bien que moi, je n’étais pas beau, et en cela je ne me trompais pas. Pour cette raison toute remarque sur ma figure me blessait douloureusement.
Il me souvient qu’un jour, au dîner,—j’avais alors dix ans—on parla de ma figure. Ma mère, voulant à tout prix trouver quelque chose de beau dans mon visage, disait que j’avais des yeux intelligents et un doux sourire; mais elle dut se rendre aux arguments de mon père et à l’évidence, et reconnaître ma laideur. Le repas fini, lorsque je m’approchai d’elle pour la remercier, elle me donna une petite tape sur la joue et me dit:
«Sache-le bien, Nicolinka, personne ne t’aimera pour ton visage, et c’est pourquoi tu dois tâcher d’être un bon et un sage garçon.»
Malgré cette assurance, j’avais des accès de désespoir; je m’imaginais qu’il n’y avait pas de bonheur sur cette terre pour un homme affligé d’un nez aussi large, de lèvres aussi épaisses, et de petits yeux gris comme les miens. J’implorais Dieu pour qu’il fit un miracle, pour qu’il me métamorphosât en un bel homme; j’aurais donné tout ce que je possédais, tout ce qui devait m’appartenir un jour en échange d’un beau visage.
La princesse, après avoir entendu mes vers, me combla d’éloges. Grand’mère s’adoucit aussitôt; elle adressa la parole en français à sa visiteuse, cessa de lui dire vous et ma chère, et l’invita même à venir dans la soirée avec ses enfants.
La princesse accepta cette proposition et se retira peu après.
Tant de personnes accoururent ce jour-là pour féliciter grand’mère, que, pendant toute la journée, plusieurs voitures stationnèrent dans la cour, devant le perron.
«Bonjour, chère cousine,» s’écria en entrant un des visiteurs.
C’était un homme d’environ soixante-dix ans et de haute stature. Il portait un uniforme militaire, orné de larges épaulettes et d’une grande croix blanche. Son visage était ouvert et paisible. Je fus frappé de la simplicité et de l’aisance de ses mouvements.
Bien que son crâne dénudé fût encadré seulement d’une couronne de cheveux clair-semés qui retombaient sur la nuque, et malgré le pli de sa lèvre supérieure qui accusait l’absence de dents, son visage était encore d’une beauté remarquable.
Le prince Ivan Ivanitch devait à son noble caractère, à sa belle figure, à sa bravoure exceptionnelle, à sa parenté haute et puissante, et peut-être avant tout à sa bonne étoile, d’avoir fourni dès sa jeunesse une brillante carrière, dans les dernières années du siècle passé.
Il resta au service de l’armée, où son ambition fut si largement satisfaite, qu’il ne trouva bientôt plus rien à souhaiter.
Tout jeune encore, il semblait déjà se préparer pour la place élevée dans le monde à laquelle sa destinée le conduisait. Aussi, bien que, dans cette vie glorieuse et un peu vaine, il ait éprouvé, comme tous les hommes, quelques échecs, quelques désenchantements, quelques déceptions, il conserva constamment son humeur paisible et ses idées élevées, et resta éternellement fidèle aux principes fondamentaux de la religion et de la morale. C’est pourquoi il dut l’estime générale, moins à sa position brillante qu’à la fermeté de son caractère et à sa conduite toujours conséquente avec ses principes.
Ce n’était pas un esprit supérieur; mais, grâce à sa situation qui lui permettait d’envisager de haut les vicissitudes puériles de la vie, sa manière de penser était toujours élevée. Il était bon et sensible, bien que froid et un peu arrogant dans ses manières. Sa position le mettait à même d’être utile à beaucoup de gens, et il avait choisi cette attitude pour opposer une digue aux sollicitations sans fin des hommes qui cherchaient à se frayer un chemin sous ses auspices.
Cette froideur était pourtant tempérée par la politesse condescendante d’un homme du tout grand monde. Il était cultivé et il avait beaucoup lu; mais son instruction se bornait à ce qu’il avait appris dans sa jeunesse, à la fin du siècle dernier. Il avait lu tout ce qui avait paru de remarquable en France en fait de philosophie et d’éloquence dans le XVIIIe siècle; il connaissait à fond les chefs-d’œuvre de la littérature française et citait volontiers des passages de Racine, Corneille, Boileau, Molière, Fénelon et même Montaigne. Il connaissait parfaitement la mythologie et lisait avec profit les monuments anciens de la poésie épique dans la traduction française; il avait puisé dans les ouvrages de Ségur des notions approfondies de l’histoire; mais il s’en tenait à l’arithmétique et n’avait aucune idée des mathématiques ou de la physique, et la littérature contemporaine lui était étrangère. Dans la conversation, il savait se taire à propos, ou glisser quelques remarques générales sur Gœthe, Schiller et Byron. Mais il ne les avait jamais lus.
Malgré cette éducation classico-française, le prince Ivan Ivanitch avait gardé beaucoup de naturel dans la conversation; cette simplicité lui aidait à cacher son ignorance sur certains sujets et donnait de l’agrément à ses manières en le rendant tolérant pour les opinions d’autrui.
Il était l’ennemi déclaré de toute originalité, et disait que l’originalité était un masque derrière lequel se retranchaient les gens de mauvais ton.
Il ne pouvait se passer de société; où qu’il se trouvât, à Moscou ou à l’étranger, il vivait sur un grand pied et recevait, à jours fixes, toute la ville. Il était entouré de tant de considération, qu’un billet d’invitation de sa main était un passe-port qui donnait l’entrée de tous les salons. Plusieurs jeunes et jolies femmes du meilleur monde lui tendaient avec empressement leurs joues roses, qu’il semblait baiser avec un sentiment paternel, et des personnages haut placés ne se possédaient plus de joie lorsqu’ils avaient le privilège de faire sa partie au jeu.
Le prince avait peu d’amis appartenant, comme ma grandmère, au même monde que lui; elle avait le même âge et partageait les mêmes idées, ayant reçu la même éducation; c’est pourquoi il tenait beaucoup à leur vieille amitié et témoignait une profonde estime à mon aïeule.
Pour moi, je ne me lassais pas de contempler le prince Ivan Ivanitch; la déférence dont tout le monde l’entourait, la joie que grand’mère exprimait en l’apercevant, un peu aussi ses grandes épaulettes, et beaucoup la familiarité de son attitude avec mon aïeule, que tous les autres gens semblaient craindre et avec laquelle il s’entretenait librement, poussant l’audace jusqu’à l’appeler «ma cousine,» toute sa manière d’être m’inspirait un respect peut-être encore plus grand que celui que j’avais pour grand’mère.
Lorsqu’on lui eut montré mes vers, il m’appela auprès de lui et s’écria:
«Qui peut savoir, ma cousine, ce sera peut-être un second Derjavine!» (célèbre poète russe du siècle dernier).
En prononçant ces paroles, il me pinça la joue si fort, que j’eus de la peine à retenir un cri de douleur, tout en comprenant que c’était une caresse.
Peu à peu les visites cessèrent; mon père et Volodia sortirent du salon et il ne resta plus que grand’mère, le prince Ivan Ivanitch et moi.
«Pourquoi notre chère Nathalia Nicolaevna n’est-elle pas avec nous? demanda tout à coup le prince, après un court silence.
—Ah! mon cher, répondit grand’mère en baissant la voix et en portant sa main sur la manche de l’uniforme de son vieil ami; sans doute elle serait venue si elle était libre de faire ce qu’elle veut. Elle m’a écrit que Pierre lui avait offert de venir, mais qu’elle avait refusé parce qu’ils n’ont pas touché leurs revenus cette année. Elle ajoutait encore: «Je ne sais pas pourquoi je me transporterais avec toute la maison à Moscou. Lioubotchka est encore trop petite; quant aux garçons, puisqu’ils sont chez vous, je suis plus tranquille que s’ils étaient avec moi.»
«Tout cela est bel et bon, poursuivit grand’mère, d’un ton qui indiquait clairement qu’elle le trouvait fort mauvais.
—Certainement, il était temps d’envoyer ces garçons pour qu’ils apprissent quelque chose et reçussent l’habitude du monde, car quelle éducation pouvait-on leur donner à la campagne?… L’aîné a déjà treize ans, le second onze…, et avez-vous remarqué, mon cousin, qu’ils semblent de petits sauvages, ils ne savent pas entrer dans un salon!
—Cependant je ne comprends toujours pas, répondit le prince, d’où viennent ces plaintes continuelles sur les mauvaises affaires…. Lui, il possède une grande fortune, et je connais très bien aussi les terres de Natacha; c’est là que nous avons joué la comédie dans le temps, je les connais comme mes dix doigts.—C’est une propriété admirable et qui doit rapporter de bons revenus….
—Je vous confie comme à un ami dévoué, interrompit grand’mère d’un air attristé, qu’il me semble que ces raisons ne sont que des prétextes qu’il met en avant pour venir seul ici et vivre à sa guise. Elle ne soupçonne rien, vous savez qu’elle est bonne comme un ange! Dans sa bonté, elle croit tout ce qu’il lui dit. Il lui a déclaré qu’il fallait emmener les garçons à Moscou, et qu’elle devait rester seule à la campagne avec une sotte institutrice, et elle l’a cru; s’il lui avait dit qu’elle doit battre ses enfants comme le fait la princesse Varvara Ilinichna, je crois qu’elle se laisserait persuader, continua grand’mère pour conclure, en se tournant dans son fauteuil d’un air de profond dégoût.
«Oui, mon ami, reprit-elle, après un silence d’une minute, et, prenant un des mouchoirs posés sur le guéridon, elle le porta à ses yeux pour essuyer une larme; je me dis souvent qu’il ne peut ni l’apprécier, ni la comprendre, et qu’en dépit de la beauté de ma fille, de son amour pour lui et de ses efforts pour me cacher sa douleur, je le sais très bien, elle ne peut pas être heureuse avec lui…. Rappelez-vous mes paroles. Et grand’mère enfouit son visage dans son mouchoir.
—Eh! ma bonne amie, dit le prince, d’un ton de reproche, je vois que vous n’êtes pas devenue plus raisonnable; vous pleurez et vous vous tourmentez toujours pour un malheur imaginaire! Comment n’avez-vous pas honte! Je le connais depuis longtemps et je sais qu’il est un bon, un excellent mari, plein d’attentions, et, ce qui est plus important, un homme très noble, un parfait honnête homme.»
Ayant involontairement écouté une conversation que je n’aurais pas dû entendre, je me glissai hors du salon sur la pointe des pieds, et profondément troublé.
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