Littérature Russe – Livres pour enfants – Poésie Russe – Anton Tchekhov – Duel – Table des matières
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Chapitre XX
Un instant après, von Koren et le diacre se rencontrèrent près du petit pont. Le diacre, ému, haletant, évitait de le regarder ; il avait honte de son effroi et de ses vêtements sales et traversés.
— J’ai cru que vous vouliez le tuer, marmotta-t-il. Que cela est contre nature ! Oui, que c’est antinaturel !
— Mais comment vous trouvez-vous ici? demanda le zoologue.
— Ne me le demandez pas ! fit le diacre avec un geste contrarié. Le malin m’a tenté, poussé!… Et je suis venu. Et j’ai failli mourir de peur dans le maïs… Mais Dieu soit loué maintenant, Dieu soit loué !.. Je suis très content de vous… bredouille-t-il. Et notre papa la Tarentule va l’être aussi… Que de rires il va y avoir ! Mais je vous prie instamment de ne dire à personne que j’étais ici, sans quoi mes supérieurs m’en donneraient sur la nuque. On dirait : ce diacre a été témoin dans un duel.
— Messieurs, dit von Koren, le diacre vous prie de ne dire à personne que vous l’avez vu ici. Cela pourrait lui causer des désagréments.
— Comme c’est contraire à la nature humaine ! soupira le diacre. Veuillez m’excuser, mais vous aviez une mine telle que j’ai cru que vous alliez certainement le tuer.
— J’ai eu une forte tentation d’en finir avec ce gredin, dit von Koren ; mais vous avez crié à point nommé, et je l’ai manqué. C’est vous qui l’avez sauvé.
Toute cette mise en scène est répugnante, insolite, et elle m’a fatigué, diacre. Je suis horriblement las. Partons.
— Non. Permettez-moi de rentrer à pied. Il faut que je me sèche. Je suis trempé et j’ai froid.
— Allons, comme il vous plaira, dit le zoologue d’une voix faible, montant en voiture et fermant les yeux.
Tandis qu’on s’installait dans la voiture, Kerbalâï, se soutenant le ventre des deux mains, saluait bas et souriait. Il pensait que ces messieurs étaient venus admirer la nature en buvant du thé ; il ne comprenait pas pourquoi ils remontaient déjà en voiture. Dans un silence général le départ eut lieu.
Le diacre resta seul près du cabaret.
— Moi, dit-il à Kerbalâï, aller dans le cabaret, boire thé. Moi, veux manger.
Kerbalâï parlait bien russe, mais le diacre pensait que le Tartare comprendrait mieux qu’il lui parlait charabia.
— Cuire omelette, donner fromage…
— Viens, viens, pope, dit Kerbalâï en le saluant. Je te donnerai tout… Il y a du fromage, il y a du vin…
Prends ce que tu voudras.
— Comment dit-on Dieu en tatare? demanda le diacre en entrant dans le cabaret.
— Ton Dieu et mon Dieu, c’est pareil, dit Kerbalâï n’ayant pas compris. Dieu est le même pour tous. Seuls les gens sont différents. Lesquels sont Russes, lesquels sont Turcs, lesquels à l’anglaise. Il y a beaucoup de gens, mais Dieu est unique.
— Bien, l’ami. Si tous les peuples croient en un seul Dieu, pourquoi vous, les musulmans, regardez-vous les chrétiens comme vos ennemis séculaires?
— Pourquoi te mets-tu en colère? fit Kerbalâï se mettant les deux mains sur le ventre. Tu es pope ; je suis musulman ; tu dis, je veux manger, et je te sers… Seuls les riches débrouillent quel est ton Dieu et quel est le mien ; pour le pauvre, c’est pareil. Mange, s’il te plaît.
Tandis qu’avait lieu dans le cabaret cette conversation théologique, Laïèvski se rappelait, en revenant chez lui, quelle pénible impression il avait, à l’aube, en venant, alors que la route, les roches et les montagnes étaient ruisselantes et noires. L’avenir lui apparaissait terrible comme un précipice dont on ne voit pas le fond. Maintenant les gouttes de pluie suspendues à l’herbe et aux pierres brillaient au soleil comme des diamants ; la nature souriait joyeusement : le terrible avenir était dépassé. Laïèvski regardait le visage morose et les yeux rouges de Chéchkôvski, et les deux voitures en tête, dans lesquelles se trouvaient von Koren, ses témoins et le docteur ; et il lui semblait que l’on revenait du cimetière où l’on venait d’enterrer un homme insupportable qui empêchait chacun de vivre. « Tout cela est fini », pensait-il en se passant doucement les doigts sur le cou.
Près de son faux col, au côté droit de son cou, s’était formée une petite enflure, longue comme le petit doigt, et il y ressentait une douleur comme si on y eût passé un fer à repasser ; c’était la balle qui l’avait éraflé.
Ensuite, quand il fut rentré chez lui, une longue, étrange et douce journée, voilée comme un assoupissement, commença pour lui. Comme s’il fût sorti de prison ou d’un hôpital, il examinait les objets familiers et s’étonnait que les tables, les fenêtres, les chaises, la lumière et la mer fissent éclore en lui une joie vive, enfantine, que, depuis longtemps, longtemps, il n’avait pas ressentie. Nadiéjda Fiôdorovna, pâle et très amaigrie, ne comprenait pas sa voix docile et sa démarche étrange. Elle se hâtait de lui raconter tout ce qui lui était arrivé… Il lui semblait qu’il devait entendre mal et ne pas la comprendre, et que, s’il apprenait tout, il la maudirait et la tuerait. Mais, lui, l’écoutait, lui caressait la face et les cheveux, et, la regardant dans les yeux, lui disait :
— Je n’ai personne que toi…
Ensuite ils restèrent longtemps dans le jardinet, serrés l’un contre l’autre, et se taisant; ou bien, rêvant tout haut, au bonheur de leur vie à venir, ils se disaient des phrases courtes, entrecoupées ; et il leur semblait qu’ils ne s’étaient jamais parlé aussi longuement et avec autant de confiance.
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