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Ennuis De L’existence d’Anton Tchekhov


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Liov Ivânovitch Popov, homme nerveux, malheureux dans son travail et dans sa vie privée, attira à lui le boulier et se remit à compter.

Il avait acheté, il y avait un mois, à la banque Kochker une obligation à lots du premier emprunt, qu’il devait payer par mensualités, et il calculait à présent combien il aurait à payer jusqu’à ce que l’obligation lui appartînt définitivement.

– Au cours du jour, l’obligation vaut 246 roubles ; j’ai payé en souscrivant 10 roubles, reste donc 236 roubles. Bon… À cela, il faut ajouter un mois d’intérêts à 7 pour 100 l’an et un quart pour 100 de commission. Timbres, frais de poste pour l’envoi du récépissé, 21 copeks. L’assurance de l’obligation 1 r. 10 c, 1 r. 22 pour le transit ; 74 copeks pour l’élévateur ;… amende, 18 copeks…

Dans la même chambre, derrière une cloison, était couchée sa femme Sôphia Sâvvichna, arrivée de Mtsénnsk pour demander à son mari l’autorisation de se faire délivrer un passeport afin de pouvoir vivre seule. Sôphia Sâvvichna, ayant pris froid en voyage, avait une fluxion et souffrait affreusement des dents. En haut, de l’autre côté du plafond, un homme énergique, apparemment élève du Conservatoire, étudiait au piano avec tant d’application la rapsodie de Liszt, qu’il semblait qu’un train de marchandises passât sur le toit. Dans la chambre contiguë, à droite, un étudiant en médecine préparait un examen. Il faisait les cent pas et répétait tout haut, d’une grosse voix basse de séminariste :

« On observe aussi l’entérite chronique chez les ivrognes invétérés, les gloutons et, en général, chez les gens qui ont une vie intempérante… »

Dans la pièce, traînait une suffocante odeur de clou de girofle, de créosote, d’iode, d’acide phénique, et autres substances malodorantes que Sôphia Sâvvichna employait contre son mal de dents.

– Bien… continua Popov… Aux 246 roubles, il faut ajouter 14 r. 81 c. et, ce mois-ci, il reste dû un total de 250 r. 81 c. Si maintenant je paye en mars, 5 roubles, il restera 240 r. 81 c. Bon. Ajoutons maintenant pour un mois d’avance 7 pour 100 d’intérêts et un quart pour 100 de commission…

– Aa-aa-aah ! se mit à geindre sa femme. Mais secours-moi donc, Liov Ivânytch !… Je meurs !

– Qu’y puis-je, ma chère ? Je ne suis pas médecin… Un quart pour 100 de commission, un cinquième pour 100 de courtage, 1 r. 22 c. de cabotage, 74 copeks de transit…

– Sans-cœur ! cria Sôphia Sâvvichna, se mettant à pleurer et laissant apparaître derrière le paravent sa figure enflée. Tu ne m’as jamais plainte, bourreau !… Écoute quand je te parle, impoli !

– Donc, un quart pour 100 de commission… transit, 14 copeks, élévateur 18 copeks, pour l’empaquetage 32 copeks, total 17 r. 12 c.

« On observe aussi l’entérite chronique, répétait l’étudiant en marchant d’un coin à un autre de sa chambre, chez les ivrognes invétérés, les gloutons… »

Popov déversa le boulier, annulant tous ses comptes, remua d’un geste brusque sa tête alourdie, et recommença à compter. Une heure après il en était au même point, écarquillant les yeux sur son récépissé de prêt, et marmottait :

– Donc, en avril 1896, il restera dû 228 r. 67 c. Bon… En septembre, je verse 5 roubles ; il restera dû 223 r. 67 c. Ajoutons pour un mois d’avance 7 pour 100 d’intérêts annuels, un quart pour 100 de commission…

– Barbare ! fit dans un cri Sôphia Sâvvichna, passe-moi de l’ammoniaque, tyran ! meurtrier !…

« On observe aussi l’entérite chronique dans les maladies de foie… »

Popov passa l’ammoniaque à sa femme et reprit :

– Un quart pour 100 de commission, 74 copeks de transit, frais d’aberration, 18 copeks, amende 32 copeks…

La musique, au-dessus, avait cessé, mais, au bout d’une minute, le pianiste se remit à jouer, et avec tant de furie, qu’un ressort du sommier sur lequel gisait Sôphia Sâvvichna se mit à vibrer. Popov, éperdu, regarda le plafond et recommença son calcul, à dater d’août 1896. Il regardait les chiffres des papiers qu’il avait devant lui, le boulier, et voyait se produire une sorte de roulis. Ses yeux papillotaient, son cerveau s’embrumait, sa bouche était sèche et une sueur froide mouillait son front. Malgré tout il résolut de ne pas cesser de travailler avant d’avoir entièrement tiré au clair ses rapports d’argent avec la banque Kochker.

– A-a-ah ! mugissait Sôphia Sâvvichna. Cela m’arrache tout le côté droit ! Vierge Souveraine ! O-oh ! je n’en puis plus ! Et pour lui, l’aspic, tout lui est égal… Si je meurs, peu lui importe !… Infortunée martyre que je suis ! J’ai épousé un soliveau. Martyre que je suis !

– Mais, voyons, ma bonne, que puis-je faire ?… Donc, en février 1903, je devrai 208 r. 7 c. Bon… Maintenant, ajoutant les 7 pour 100 d’intérêts annuels, le quart pour 100 de commission, 74 copeks de courtage…

« On obserrve aussi, l’entérrite chrronique dans les affections des poumons… »

– Tu n’es pas un mari, tu n’es pas le père de tes enfants, mais un tyran et un bourreau ! Passe-moi vite les clous de girofle, sans-cœur !

– Ah ! flûte !… Un quart pour 100 de commission,… voyons, qu’est-ce que je dis ?… Retranchant le paiement des coupons et y ajoutant 7 pour 100 des intérêts annuels pour un mois d’avance, un quart pour 100 de commission…

« On obserrve aussi l’entérrite chrronique dans les affections des poumons… »

Trois heures après, Popov fit la dernière addition. Il trouva que, durant tout le temps du paiement de son prêt, il devrait payer à la banque Kochker 1 347 821 r. 92 c. Et même en en déduisant un gros lot possible de 200 000 roubles, il resterait encore une perte de plus d’un million. Considérant ces chiffres, Liov Ivânytch se leva lentement et se sentit glacé. Une expression de frayeur, de stupéfaction et de perplexité envahirent sa face, comme si on lui eût tiré un coup de feu derrière l’oreille.

À ce moment-là, en haut, par delà le plafond, un compagnon s’assit près du pianiste, et quatre mains, frappant ensemble le clavier, se mirent à jouer la rapsodie de Liszt. L’étudiant en médecine, marchant plus vite, toussa, graillonna, et se mit à bourdonner :

« On obserrve aussi l’entérrite chrronique chez les ivrrognes invéterrés, les gloutons… »

Sôphia Sâvvichna poussa un cri strident, lança au loin son oreiller et se mit à trépigner. Son mal ne commençait évidemment qu’à se développer…

Popov essuya sa sueur froide, se rassit, et déversant le boulier d’un coup, il dit :

– Il faut vérifier… j’ai pu me tromper…

Et reprenant son récépissé, il recommença à compter :

– L’obligation vaut, au cours de ce jour, 246 roubles… J’ai payé un acompte de 10 roubles ; il reste donc 236 roubles…

Et dans ses oreilles, il entendait le claquement du boulier :

– Clac… clac… clac…

Et c’était déjà des coups de fusil, des sifflets, des coups de fouet, des rugissements de lions et de léopards qu’il entendait…

– Il reste dû 236 roubles… criait-il, tâchant de surmonter ces bruits ; je verse en juin 5 roubles. Que le diable m’emporte, 5 roubles ! Que le diable me fouette, qu’un timon de voiture m’entre dans le cou, 5 roubles ! Vive la France1 ! Vive Déroulède !…

Le matin, on le conduisit à l’hôpital.

1887.


1 En français dans le texte. – (Tr.)


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