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La Nuit D’avant Le Jugement d’Anton Tchekhov


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La Nuit D’avant Le Jugement

(Récit d’un prévenu)

– Monsieur, dit le cocher en se retournant vers moi et me montrant du fouet un lièvre qui traversait la route devant nous, voilà un signe de malheur !

Je savais, sans qu’il y eût besoin de rencontrer un lièvre, que mon avenir était désespéré : je me rendais au tribunal d’arrondissement de S… où je devais m’asseoir au banc des accusés sous l’inculpation de bigamie.

La température était effroyable. Lorsque, à la nuit tombante, j’arrivai au relais, j’avais l’aspect d’un homme que l’on aurait couvert de neige, arrosé d’eau et fortement battu de verges, tant j’étais morfondu, transpercé et abruti par les cahots incessants de la voiture. Le gardien du relais me reçut, homme à pantalon d’indienne, à rayures bleues, semblable à un caleçon, grand et chauve, avec des moustaches qui paraissaient lui sortir des narines et l’empêcher d’odorer quoi que ce fût. Et cependant, il faut l’avouer, il y avait quelque chose à sentir ! Tandis que le gardien reniflant, marmottant et se grattant le cou, m’ouvrit la porte des « chambres » du relais, et m’indiqua du coude, en silence, le lieu de mon repos, je fus saisi par un si épais relent d’acidité, de cire à cacheter et de punaises écrasées, que ce fut tout juste si je n’en tombai pas suffoqué sur la table. Une lampe en fer-blanc, qui éclairait des cloisons de bois non peintes, fumait comme une torchette de résine.

– Bigre, signor, quelle puanteur ici ! dis-je en posant ma valise sur la table.

Le gardien, humant l’air et secouant incrédulement la tête, dit :

– Ça sent comme d’habitude ; cela vous paraît ainsi parce que vous venez du froid ; les cochers dorment dans les écuries près de leurs chevaux, et les maîtres n’ont pas d’odeur.

Je congédiai le gardien et me mis à examiner mon logis passager. Le divan sur lequel je devais coucher, large comme un lit pour deux personnes, était de moleskine, froid comme la glace. Hors lui, la table et la petite lampe dont il a été parlé, il y avait dans la pièce un grand poêle de fonte, des bottes de feutre, un sac de voyage et un paravent, barrant un des angles. Derrière le paravent quelqu’un dormait paisiblement.

Lorsque j’eus tout examiné, je me préparai un lit sur le divan et me déshabillai. Mon nez s’était vite habitué à la puanteur. Quittant ma redingote, mon pantalon et mes bottines, m’étirant longuement, souriant, ratatiné de froid, je me mis à sautiller autour du poêle levant haut mes jambes nues… Ces sauts m’ayant réchauffé, il ne restait qu’à s’étendre et à dormir ; mais alors survint un petit incident.

Mon regard tomba par hasard sur le paravent et… figurez-vous mon effroi : une petite tête de femme, les cheveux défaits, les yeux noirs, les dents découvertes et souriant, me regardait. Des sourcils noirs remuaient, de jolies fossettes jouaient aux joues : c’était donc que la femme riait.

Je fus troublé. La petite tête, remarquant que je l’avais vue, se troubla aussi, et se cacha. Baissant le regard, comme un coupable, je me dirigeai tout doucement vers le divan, m’y étendis et me couvris de ma pelisse.

« En voilà une histoire ! pensai-je. Elle m’a donc vu sauter ! C’est bête… »

Et, en me rappelant le petit minois, je me mis involontairement à rêver… rêver. Des tableaux plus beaux et plus séduisants les uns que les autres se pressèrent dans mon imagination, et… et, littéralement, comme pour me punir de mes mauvaises pensées, je sentis soudain, à ma joue droite, une vive et brûlante douleur. Je portai la main à ma joue sans rien attraper ; mais je compris ce que c’était : je sentis une odeur de punaise écrasée.

– C’est on ne sait quoi !… dit, au même moment, une petite voix de femme. Ces maudites punaises veulent, sans doute, me dévorer !

Hum !… je me souvins de ma bonne habitude d’emporter toujours en voyage de la poudre persane. Je n’y avais pas manqué cette fois non plus. En une seconde la boîte de poudre fut tirée de ma valise. Il ne restait qu’à offrir au joli minois cette médication, tirée de l’Encyclopédie, – et la connaissance serait faite. Mais comment la lui proposer ?

– C’est horrible !

– Madame, – dis-je de ma voix la plus insinuante, – autant que je comprenne votre dernière exclamation, les punaises vous piquent. J’ai de la poudre persane. Si vous le désirez, je…

– Ah ! je vous en prie !

– En ce cas, m’écriai-je ravi, je… mets à l’instant ma pelisse et vous l’apporte…

– Non, non… Faites-la moi passer par-dessus le paravent. Mais n’entrez pas ici !

– Je le sais bien que ce doit être par-dessus le paravent ; ne craignez rien : je ne suis pas un Bachi-Bouzouk…

– Mais qui vous connaît ! Vous êtes un passant…

– Hum… et même si j’entrais derrière le paravent… il n’y aurait à cela rien d’extraordinaire… car je suis médecin, – dis-je avec effronterie, – et les médecins, les huissiers et les coiffeurs ont le droit de s’immiscer dans la vie intime des dames.

– C’est vrai que vous êtes médecin ? Sérieusement ?

– Parole d’honneur. Alors vous permettez que je vous apporte la poudre ?

– Ah ! si vous êtes médecin, alors bien… Mais pourquoi vous déranger ? Je peux envoyer mon mari la prendre… Fèdia ! dit en baissant la voix la brune personne. Fèdia ! mais réveille-toi donc, lourdaud ! Lève-toi et passe derrière le paravent. Le docteur a l’amabilité de nous offrir de la poudre persane.

La présence d’un « Fèdia », derrière le paravent, était pour moi une nouvelle stupéfiante. Elle me fut comme un coup de massue… Mon âme fut remplie d’un sentiment pareil à celui, sans doute, que peut éprouver un chien de fusil qui rate : à la fois honteux, fâcheux et pitoyable…

Je me sentis très ennuyé, et Fèdia, lorsqu’il sortit de derrière le paravent me sembla un être si abominable que j’eus peine à ne pas crier au secours. Fèdia était un homme grand, décharné, d’une cinquantaine d’années, portant de courts favoris gris, avec des lèvres pincées de fonctionnaire et un réseau de veines bleues sur le nez et sur les tempes. Il était en robe de chambre et pantoufles.

– Vous êtes très aimable, docteur, dit-il en prenant la poudre persane et retournant derrière le paravent. Merci. La tempête de neige vous a attrapé, vous aussi ?

– Oui, marmonnai-je, en m’allongeant sur le divan et tirant rageusement sur moi ma pelisse. Oui !

– Ah ! c’est ça… Zînotchka tu as une punaise au bout du nez ! Permets-moi de te l’enlever !

– Tu le peux… fit Zînotchka en riant. Manquée ! Conseiller d’État, tout le monde te craint, et tu ne peux pas attraper une punaise !

– Zînotchka, dit le mari en soupirant, sois raisonnable devant un étranger… Tu es toujours la même… ma parole…

« Ces cochons ne me laisseront pas dormir ! » grommelai-je, irrité je ne sais pourquoi.

Mais les époux se calmèrent bientôt. Je fermai les yeux, ne voulant penser à rien, de façon à m’endormir. Mais il s’écoula une demi-heure, une heure… et je ne dormais pas… À la fin, mes voisins se mirent à remuer eux aussi et à se quereller à mi-voix.

– C’est étonnant, grogna Fèdia, la poudre persane même n’y fait rien ! Ce qu’il y en a de ces punaises ! Docteur, ma femme me prie de vous demander pourquoi les punaises ont une si répugnante odeur.

Nous nous mîmes à causer, nous parlâmes des punaises, du temps, de l’hiver russe, de la médecine, dont j’ai aussi peu idée que de l’astronomie. On parla d’Edison…

Après la conversation sur Edison, j’entendis chuchoter :

– Ne te gêne pas, Zînotchka. Puisqu’il est médecin, ne fais pas de cérémonies et consulte-le. Il n’y a rien à craindre. Chervétsov ne t’a pas apporté de soulagement ; celui-ci, peut-être, y réussira…

– Demande-le-lui toi-même ! murmura Zînotchka.

– Docteur, me demanda Fèdia, pourquoi ma femme éprouve-t-elle de l’oppression ? La toux, voyez-vous, l’oppresse, comme s’il y avait en elle quelque chose de coagulé…

J’essayai de me dérober :

– C’est tout un long entretien ; on ne peut pas dire ça d’un coup !

– Bah ! qu’importe que ce soit long ? Nous avons le temps… Nous ne dormons pas… Examinez-la, cher monsieur. Il faut vous dire que le docteur Chervétsov la traite… C’est un brave homme, mais… est-ce qu’on sait ? Je n’ai pas confiance en lui ! Je n’y ai pas confiance ! Je vois que vous n’avez pas envie de donner une consultation, mais ayez cette bonté ! Examinez-la tandis que je vais dire au gardien du relais de nous apporter du thé.

Fèdia sortit, traînant ses pantoufles. Je passai derrière le paravent. Zînotchka, assise sur un large divan, entourée d’une multitude d’oreillers, tenait relevé son col de dentelle.

– Montrez votre langue ! commençai-je en m’asseyant à côté d’elle, et fronçant les sourcils.

Elle me montra sa langue en riant. Une langue ordinaire, rouge. Je me mis à lui tâter le pouls.

– Hum !… fis-je, ne trouvant pas le pouls.

Je ne me rappelle plus quelles autres questions je lui posai en regardant sa petite figure riante. Je me souviens seulement qu’à la fin de mon diagnostic j’étais si bête et si idiot que je ne me souciais positivement plus de ce que je lui demandais.

Je me trouvai enfin assis en compagnie de Fèdia et de Zînotchka près d’une bouilloire. Il fallait écrire une ordonnance, et je le fis selon toutes les règles de la science médicale.

Rp. Sic transit…… 0,05

Gloria mundi…… 1,0

Aquæ destillalæ… 0,1

Une cuillerée à bouche toutes les deux heures.

À madame Sélov,

Dr ZAÏTSOV1.

Le matin, lorsque tout à fait prêt à partir, ma valise à la main, je prenais congé pour toujours de mes nouvelles connaissances, Fèdia, me tenant par un bouton, me remit dix roubles, en disant :

– Non, vous êtes obligé de les prendre ! Je suis habitué à rémunérer tout labeur honnête. Vous avez étudié, travaillé ! Vous avez acquis votre savoir par la sueur et le sang. Je comprends ça !

Rien à faire. Il fallut prendre les dix roubles !

C’est ainsi, en bref, que je passai la nuit avant ma comparution en justice. Je ne décrirai pas les sentiments que j’éprouvai le lendemain lorsque la porte s’ouvrit devant moi et que l’huissier m’indiqua le banc des prévenus. Je dirai seulement que je pâlis et me troublai lorsque, ayant jeté un regard derrière moi, je vis des milliers d’yeux me dévisager, et je lus mon De profundis quand je vis les mines sérieuses et graves des jurés…

Mais je ne puis vous décrire mon épouvante – et vous vous la représenterez ! – lorsque ayant levé les yeux vers la table recouverte de drap rouge, je vis au siège du procureur, – qui croyez-vous ? – Fèdia !…

Il était assis et écrivait quelque chose. Je me ressouvins en le regardant et des punaises et de Zînotchka, de mon diagnostic ; et ce ne fut pas la chair de poule, mais tout l’Océan glacial qui me passa sur le dos.

Fèdia, ayant fini d’écrire, leva les yeux sur moi. Il ne me reconnut pas tout d’abord, mais, ensuite, ses pupilles se dilatèrent. Sa mâchoire inférieure pendit faiblement… Sa main se mit à trembler. Il se leva lentement et fixa sur moi son regard de plomb. Je me levai également, je ne sais pourquoi, et le fixai moi aussi…

– Prévenu, commença le président, dites au tribunal votre nom, etc.…

Le procureur se rassit et but un verre d’eau. Une sueur froide perla à son front.

– Ça va chauffer ! me dis-je.

Le procureur avait, selon toutes les présomptions, décidé de me saler. Il ne fit que s’irriter, éplucher les dépositions des témoins, se montrer capricieux, grogner…

Mais il est temps de finir. J’écris ceci au palais de justice pendant la suspension d’audience de l’après-midi… Le procureur va à l’instant prononcer son réquisitoire.

Qu’en sera-t-il ?

1886.


1 Le docteur signe d’un nom de fantaisie équivalant à De Lelièvre ou Des Lièvres. (Tr.)


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