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Le Cadavre d’Anton Tchekhov


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Une calme nuit d’août. Une buée qui s’élève des champs, enveloppe d’un linceul mat tout ce que l’œil peut embrasser. Éclairée par la lune, la buée fait l’impression soit d’une mer illimitée, soit d’un immense mur blanc. L’air est humide et froid. Le matin n’est pas loin.

À un pas d’une laie forestière, brûle un petit feu. Là gît, au pied d’un arbre, un cadavre, recouvert de la tête aux pieds d’une toile blanche toute neuve, une icône en bois posée sur la poitrine.

Tout près du cadavre veille un « piquet » : deux moujiks remplissant une des plus pénibles et des plus déplaisantes corvées de la vie paysanne.

L’un des moujiks est un jeune garçon, grand, à petite moustache presque imperceptible, avec d’épais sourcils noirs. Vêtu d’une pelisse de mouton déchirée, chaussé de sandales de tille, les jambes allongées, il est assis sur l’herbe humide. Pour tâcher de passer le temps, il travaille. Son long cou penché, il sculpte, en soufflant fortement, une cuiller dans un long bois coudé.

L’autre est un petit paysan à figure vieillotte, maigre et marquée de petite vérole. Il a une barbiche de bouc et une moustache clairsemée. Les mains pendantes sur les genoux, immobile, impassible, il regarde le feu. Éclairant d’une lueur rouge la figure des deux hommes, le petit feu qui les sépare finit de brûler. C’est le silence. On n’entend que le crissement du bois sous le couteau et le craquement des bûches humides dans le feu.

– Eh ! Siôma ! fait le jeune, il ne faut pas dormir…

– Je ne dors pas… répond en bégayant l’homme à la barbiche.

– À la bonne heure ! C’est qu’il est dur de se sentir seul. La peur vous prend… Tu devrais raconter quelque chose, Siôma !

– Je… je ne sais pas…

– Un drôle d’homme que tu fais, Siômouchka ! Les autres peuvent rire, raconter des choses à dormir debout, chanter un air, et toi… Dieu sait ce que tu es !… Tu restes comme un épouvantail, les yeux écarquillés sur le feu… Tu ne sais pas dire un mot qui vaille et l’on dirait que tu as peur de parler. Tu ne dois pas être loin de la cinquantaine et tu as moins de sens qu’un enfant. Ça ne te fait donc rien d’être tout sot ?

– Ça me fait… répond tristement l’homme à la barbiche.

– Et nous, crois-tu que ça ne nous fasse rien de voir ta bêtise ? Tu es un brave moujik qui ne boit pas, mais le malheur est qu’il n’y a pas d’esprit dans ta tête… Mais si Dieu t’a affligé en te privant d’esprit, tu devrais tâcher d’en trouver… Essaie donc, Siôma !… Quand tu entends quelque chose de bien, pénètre-t’en, essaie de comprendre, et réfléchis, réfléchis… Si quelque mot te paraît incompréhensible, fais effort ; cherche dans ta tête ce qu’il peut vouloir dire. Tu comprends ? Fais effort !… Si par toi-même tu ne cherches pas à arriver à la raison, tu mourras tout sot et le dernier des hommes.

Soudain, dans la forêt, s’épand une sorte de long gémissement. Quelque chose semble s’être décroché du haut d’un arbre, et, froissant les feuilles, tombe à terre. L’écho répète sourdement ce vacarme. Le jeune moujik frissonne et regarde d’un air interrogateur son compagnon.

– C’est une chouette qui chasse les petits oiseaux, dit Siôma, maussade. Et peut-être n’est-ce pas une chouette, le Christ le sait !… Il ne manque pas de bêtes dans la forêt…

– Dis, Siôma, c’est déjà le temps où les oiseaux partent pour les pays chauds !

– Bien sûr, c’est le temps.

– Les matinées sont devenues fraîches. Qu’il fait froid ! Brr ! La grue est un être frileux, délicat… Un froid comme ça, pour elle, c’est la mort. Sans être une grue, je suis gelé… Mets encore un peu de bois !

Siôma se lève et disparaît dans le fourré. Tandis qu’il brise çà et là des branches sèches, le garçon se voile les yeux de ses mains et frissonne à chaque bruit. Siôma apporte une brassée de branches et la met sur le brasier. De petites langues de flammes lèchent en hésitant le bois noir, puis, comme à un commandement, l’entourent tout d’un coup, éclairant d’une lueur pourpre les visages, la route, le linceul, ses reliefs, les mains et les pieds du défunt, et la petite icône… Le « piquet » se tait… Le jeune moujik penche encore plus le cou et se remet à travailler plus nerveusement. L’homme à la barbiche reste, comme avant, immobile, et ne détache pas ses yeux du feu.

Dans la nuit, soudain, une voix haute et chantante, prononce :

– « Dieu couvrira de honte… ceux qui méprisent Sion… »

Puis des pas lents résonnent, et sur la route grandit, à la lueur pourpre du bûcher, une sombre silhouette, vêtue d’une courte soutane de moine, coiffée d’un chapeau à larges bords et ayant une besace aux épaules.

– Seigneur, que ta volonté soit faite ! dit la silhouette d’une voix enrouée de soprano. Mère honorable ! j’aperçus un feu dans les ténèbres profondes et me réjouis en esprit. Je crus d’abord que c’était des gardes de chevaux, puis je pensai que non, puisqu’on ne voyait pas de chevaux. Ne serait-ce pas des voleurs attendant un riche Lazare ? Ou une tribu tsigane offrant des sacrifices à ses idoles ? Et mon esprit s’est réjoui en moi-même. Avance, me suis-je dit, Théodose, esclave de Dieu, et reçois la couronne du martyre ! Et je m’élançai vers la lumière, comme un papillon aux ailes légères. Me voici devant vous, et, à vos mines, je puis juger vos âmes : Vous n’êtes ni des voleurs ni des païens. La paix soit avec vous !

– Salut.

– Orthodoxes, ne sauriez-vous pas comment on peut aller à la briqueterie de Makoûkhine ?

– C’est tout près d’ici. Par conséquent, voilà, prenez tout droit sur la route ; faites deux verstes et vous serez à Anânovo, notre village. Après le village, le père, tourne à droite, le long de la rive, et tu arriveras aux usines. C’est à trois verstes à peu près d’Anânovo.

– Que Dieu vous donne la santé. Et que faites-vous bien ici ?

– C’est notre tour de réquisition. Tu le vois : un cadavre…

– Quoi !… Quel cadavre ?… Mère honorable !

Apercevant la toile blanche, et, dessus, la petite icône, le pèlerin eut un tel frisson qu’un réflexe secoua ses jambes. Ce spectacle inattendu le paralysait. Il se ramassa sur lui-même, et, bouche bée, les yeux écarquillés, resta comme fiché en terre… Trois minutes, il se tut, comme s’il n’en croyait pas ses yeux, puis se mit à balbutier :

– Seigneur ! Mère honorable ! ! Je marchais sans faire tort à personne, et, soudain, une punition !…

– De quelle condition êtes-vous ? lui demanda le jeune garçon. Seriez-vous du clergé ?

– No… non ! Je fais des pèlerinages. Connais-tu Mi… Mikhâïl Polykârpytch, le gérant des usines ? Eh bien, je suis son neveu… Seigneur, que ta volonté soit faite ! Pourquoi donc êtes-vous ici ?

– Nous sommes de garde… C’est par ordre…

– Ah ! voilà… murmura l’homme à la soutane, passant sa main sur ses yeux. Mais d’où est ce défunt ?

– C’est un passant.

– Ah ! notre vie ! Voyez-vous, mes amis, je… je m’en vais… La frayeur me prend… Je crains les morts plus que tout, mes amis. Hein, dites un peu ! Tant que cet homme vivait, personne ne faisait attention à lui, et, maintenant qu’il est mort et tombe en corruption, nous tremblons devant lui comme devant quelque glorieux chef d’armée, ou devant un Éminentissime monseigneur… Ah ! notre vie !… Et quoi ! est-ce qu’on l’a tué ?

– Le Christ le sait ! Il se peut qu’on l’ait tué, ou peut-être est-il mort de sa belle mort.

– Ah ! voilà, voilà… Qui sait, frères, son âme goûte peut-être en ce moment les douceurs du paradis !

– Son âme est encore ici, dit le garçon ; elle rôde autour du corps. De trois jours, elle ne s’en éloigne pas…

– Oui, on le dit… Quel froid il fait ! Les dents claquent… Ainsi, par conséquent il faut aller tout droit…

– Jusqu’à ce que tu tombes sur le village, et, de là, tu prendras à ta droite par la rive.

– Par la rive… Bon… Mais qu’ai-je à attendre ici ? Il faut partir… Adieu, frères !

L’homme à la soutane fait cinq ou six pas sur la route et s’arrête.

– J’oubliais de mettre un copek pour son enterrement, dit-il. Orthodoxes, est-ce qu’on peut en mettre un ?

– Tu dois savoir ça mieux que nous, puisque tu vas de couvents en couvents. S’il est mort de sa belle mort, ça servira pour son âme ; mais s’il s’est suicidé, ce sera un péché…

– C’est juste… Peut-être en effet s’est-il suicidé… Alors il vaut mieux garder ma pièce. Ah ! nos péchés, nos péchés ! Même si on me donnait mille roubles, je n’accepterais pas de rester ici… Adieu, frères !

L’homme à la soutane s’éloigne lentement, puis, à nouveau, s’arrête…

– Ma raison, marmotte-t-il, ne me dit pas ce que je dois faire. Rester ici, près du feu, et attendre l’aurore ?… Mais on a peur… Partir, on a peur aussi. Dans l’obscurité, pendant toute la route, je verrais le défunt… En voilà une punition de Dieu !… J’ai fait cinq cents verstes à pied sans qu’il m’arrive rien, et, maintenant que j’approche de la maison, voilà le malheur… Je ne peux plus avancer !

– C’est vrai qu’on a peur…

– Je ne crains ni les loups, ni les voleurs, ni les ténèbres, mais je crains les morts. J’en ai peur, et voilà ! Frères orthodoxes, je vous en supplie à genoux, accompagnez-moi jusqu’au village !

– Il ne nous est pas permis de nous éloigner du corps…

– Frères, personne ne le verra ! Je vous jure qu’on ne le verra pas ! Dieu vous en récompensera au centuple ! Le barbu, accompagne-moi ! Fais-moi cette grâce ! Barbu, pourquoi te tais-tu toujours ?

– C’est notre bêta… dit le jeune paysan.

– Accompagne-moi, ami ; je te donnerai cinq copeks !

– Pour cinq copeks, ça se pourrait, dit le garçon en se grattant la nuque ; seulement c’est défendu… Mais si Siôma, le bêta, tiens, veut rester ici tout seul, je t’accompagnerai !… Siôma, veux-tu rester ici tout seul ?

– Je veux bien… consent le bêta.

– Alors, ça va. Partons !

Le garçon se lève et part avec l’homme à la soutane. En un instant leurs pas et leur conversation se perdent. Siôma ferme les yeux et somnole doucement. Le feu commence à s’éteindre, et une grande ombre noire s’étend sur le cadavre.

1885.


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