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Le Groseillier Épineux d’Anton Tchekhov


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Dès le matin, de gros nuages couvraient le ciel. Le temps était doux, tiède et ennuyeux, comme dans les grises journées où depuis longtemps des nuages qui promettent la pluie et n’en donnent pas, pèsent sur les champs. Le vétérinaire Ivane Ivânytch et le professeur Boûrkine sont déjà fourbus, et la glèbe leur semble infinie. Au loin, on discerne à peine les moulins à vent de Mironôssitskoé ; à droite s’allonge une rangée de buttes, qui disparaissent à l’horizon derrière le village. Les deux chasseurs savent que, là-bas, c’est le bord de la rivière, avec une prairie, des saules verts et des maisons seigneuriales. Du haut d’une des buttes on voit une autre glèbe, aussi immense, des poteaux de télégraphe et un train qui passe, semblable de loin à une chenille qui rampe ; aux jours de beau temps on voit même la ville. Maintenant, dans le calme, alors que toute la nature semble soumise et pensive, Ivane Ivânytch et Boûrkine se sentent pénétrés d’amour pour ce champ, et tous deux songent combien grand et beau est leur pays…

– La fois dernière, dans la grange du staroste Prokôfir, dit Boûrkine, vous vous disposiez à me raconter une histoire.

– Oui, je voulais vous raconter celle de mon frère.

Ivane Ivânytch fit un long soupir et alluma sa pipe pour commencer son récit. Mais, juste à ce moment, la pluie se mit à tomber, et, cinq minutes après, c’était une pluie compacte, battante, telle qu’il était difficile de prévoir quand elle finirait.

Ivane Ivânytch et Boûrkine s’arrêtèrent pensifs. Les chiens, déjà trempés, la queue entre les pattes, les regardaient d’un air attristé.

– Il faut nous réfugier quelque part, dit Boûrkine. Allons chez Aliôkhine. Ce n’est pas loin.

– Allons-y.

Ils appuyèrent sur le côté, et marchèrent continuellement dans des éteules, prenant tantôt tout droit, puis à droite, tant qu’ils ne rejoignirent pas la route. Bientôt surgirent des peupliers, un jardin, puis les toits rouges des granges. La rivière apparut, et la vue s’étendit sur une vaste écluse avec un moulin et une cabine de bains, toute blanche. C’était Sôphiino, la demeure d’Aliôkhine.

Le moulin marchait, couvrant le bruit de la pluie, et l’écluse vibrait. Auprès des charrettes, des chevaux mouillés, tête basse, attendaient, tandis que des gens, encapuchonnés de sacs, allaient et venaient. L’aspect était boueux, humide, triste, et l’écluse avait un air froid et méchant. Ivane Ivânytch et Boûrkine se sentaient à présent trempés, sales, tout à coup mal à l’aise, les jambes lourdes de crotte. Et lorsque après avoir traversé la chaussée, ils remontaient vers les magasins du logis, ils se taisaient comme s’ils étaient brouillés.

Dans une grange taquetait un moulin à vanner. Par le portail ouvert, la poussière s’envolait. Sur le seuil se trouvait Aliôkhine en personne, homme d’une quarantaine d’années, grand et gros, les cheveux longs, plus ressemblant à un artiste ou à un professeur qu’à un propriétaire. Il avait une chemise blanche, portée depuis longtemps, une ceinture de corde, un caleçon en guise de pantalon, et, accrochées à ses bottes, de la boue et de la paille. Son nez était comme ses yeux, noir de poussière. Reconnaissant Ivane Ivânytch et Boûrkine, il manifesta une grande joie.

– Veuillez entrer à la maison, messieurs, dit-il en souriant. Je suis à vous à l’instant.

La maison était grande, à deux étages. Aliôkhine habitait au rez-de-chaussée deux chambres voûtées, à petites fenêtres, qui étaient jadis celles des régisseurs. L’installation en était sommaire. Une odeur y traînait de pain de seigle, de mauvaise vodka et de harnais. Aliôkhine ne montait que rarement – cela lorsqu’il avait des visites – dans les chambres du premier. Une femme de chambre, jeune, et si belle que tous deux s’arrêtèrent et s’entre-regardèrent, reçut les deux chasseurs.

– Vous ne pouvez pas vous figurer, messieurs, leur dit Aliôkhine, les rejoignant dans le vestibule, comme je suis heureux de vous voir. En voilà une surprise !… Pélaguèia, dit-il à la femme de chambre, donnez à ces messieurs de quoi se changer, et je vais le faire moi aussi. Mais il faut d’abord aller nous laver, car, moi, il me semble que je ne me suis pas débarbouillé depuis le printemps. Voulez-vous, messieurs, vous rendre à la cabine de bains ? Pendant ce temps-là, on préparera tout ici.

La belle Pélaguèia, si fine et d’un si moelleux aspect, apporta du linge et du savon, et Aliôkhine se dirigea, avec ses hôtes, vers la rivière.

– Oui, leur disait-il en riant, il y a longtemps que je ne suis pas lavé à fond. Vous le voyez, j’ai une cabine bien installée, c’est mon père qui l’a fait construire, mais je ne trouve pas le temps de m’en servir.

Il s’assit sur une marche, savonnant ses longs cheveux et son cou. L’eau, autour de lui, devint cannelle.

– Oui, en effet ! dit Ivane Ivânytch regardant sa tête d’un air significatif.

– Il y a longtemps que je ne me suis pas si bien lavé, répéta Aliôkhine confus, se resavonnant.

Et l’eau, autour de lui, devint bleu-noir, comme de l’encre.

Ivane Ivânytch, se jetant à l’eau, avec bruit, nagea sous la pluie hors du bain, ouvrant largement les bras, déterminant des vagues sur lesquelles se balançaient des nénuphars. Il nagea jusqu’au milieu de l’écluse, fit un plongeon et apparut une minute après à un autre endroit ; puis, nageant plus loin, il replongea, tâchant d’atteindre le fond. « Ah ! mon Dieu… répétait-il, en se délectant, ah ! mon Dieu ! » Il nagea jusqu’au moulin où il échangea quelques mots avec les moujiks, revint, fit la planche au milieu de l’écluse, exposant son visage à la pluie. Aliôkhine et Boûrkine, déjà habillés, s’apprêtaient à partir, qu’il continuait à nager et à plonger.

– Ah ! mon Dieu, fit-il. Bénis-nous, Seigneur !

– Allons, voilà qui suffit ! lui cria Boûrkine.

On revint à la maison. Et ce ne fut que lorsqu’on eut allumé la lampe en haut dans le grand salon, et qu’Ivane Ivânytch et Boûrkine, affublés de robes de chambre en soie et chaussés de chaudes pantoufles, furent assis dans des fauteuils, tandis qu’Aliôkhine, lavé, coiffé, en redingote neuve, allait et venait, éprouvant visiblement les délices d’être propre et d’avoir des vêtements secs et de la chaussure légère ; ce ne fut que lorsque la belle Pélaguèia, marchant sans bruit sur le tapis, et avec un affable sourire, servit sur un plateau du thé et des confitures : ce fut alors seulement qu’Ivane Ivânytch commença son récit.

Il semblait que ce ne fût pas seulement Boûrkine et son hôte qui l’écoutaient, mais aussi les dames, jeunes et vieilles, et les officiers, qui regardaient d’un air paisible et sévère dans leurs cadres dorés.

« – Nous sommes deux frères, commença Ivane Ivânytch, Nicolaï, mon cadet de deux ans, et moi. Engagé dans la voie scientifique, je devins vétérinaire, et Nicolaï travailla, depuis l’âge de dix-neuf ans, à la Chambre des finances. Notre père, Tchîmcha-Guimalâïski, ancien enfant de troupe, devint officier et nous laissa la noblesse héréditaire avec un petit bien que nous ne pûmes pas garder après sa mort en raison de ses dettes. Nous avions pourtant vécu notre enfance à la campagne, en liberté. Nous demeurions, comme les petits paysans, des jours et des nuits aux champs ou dans les bois ; nous gardions les chevaux, écorcions les arbres, pêchions, etc. Et vous savez que quiconque a pris une fois dans sa vie une perchette à la ligne, a vu en automne une passée de grives voler par une claire et froide journée au-dessus d’un hameau, celui-là n’est plus un habitant de la ville. Il ressentira jusqu’à la fin de ses jours de l’attrait pour les champs.

« À la Chambre des finances, mon frère s’ennuyait. Les années s’écoulaient et il restait au même poste, noircissant toujours les mêmes papiers et ne pensant qu’à une seule chose : partir pour la campagne.

« Peu à peu, cette nostalgie se changea en un désir arrêté, un « rêve » : s’acheter quelque part, au bord d’une rivière ou d’un lac, une petite propriété.

« Nicolaï était un homme bon et doux, et je l’aimais, mais sans sympathiser à ce rêve de s’enfermer pour la vie dans un logis rustique. On prétend que l’homme n’a besoin que de trois archines de terre ; mais trois archines suffisent pour un cadavre, non pour un homme. On dit aussi que, si nos intellectuels ressentent la séduction de la terre et veulent avoir leur propriété, c’est pour le mieux. Mais ces propriétés-là, c’est justement les trois archines de la fosse. On quitte les villes, les luttes, le bruit humain ; quitter cela et se terrer dans une propriété, ce n’est pas la vie : c’est de l’égoïsme, de la paresse ; c’est une sorte de vie monacale, vie de moine, sans exploit. L’homme n’a besoin ni de trois archines de terre, ni de propriété. Il a besoin de tout le globe terrestre, de toute la nature pour y manifester en liberté toutes les possibilités de son libre esprit.

« Assis dans son bureau, mon frère rêvait qu’il mangerait une soupe aux choux de son potager, embaumant toute la cour de son odeur ; qu’il mangerait sur l’herbe, dormirait au soleil ; qu’il resterait assis des heures entières sur son banc devant sa porte, à regarder les champs et les bois.

« Les livres d’agriculture et les conseils des calendriers faisaient sa joie, sa nourriture préférée. Il aimait aussi à lire les journaux, mais il n’y suivait que les annonces de vente de tant d’arpents de terre et de prairie, avec habitation, cours d’eau, jardin, moulin, étangs à déversoir. Et dans son esprit se dessinaient des allées des jardins, des fleurs, des fruits, des nids à sansonnets, des cyprins dans des étangs, et toute sorte de choses de ce genre-là. Ces tableaux se différenciaient selon les annonces qui lui tombaient sous les yeux, mais, dans chacune des propriétés, il y avait infailliblement, toujours, on ne sait pourquoi, des groseilliers épineux. Il ne pouvait s’imaginer aucune propriété, aucun coin poétique où il n’y eût pas un groseillier épineux.

« – La vie à la campagne, disait-il, a ses avantages. On prend le thé sous sa véranda, tandis que, sur l’étang, nagent les canards ; l’odeur est exquise, et… et il y a des groseilliers épineux.

« Il faisait le plan de sa propriété, et toujours c’était la même chose : a) la maison de maître ; b) les communs ; c) le potager ; d) les groseilliers épineux. Il vivait mesquinement, mangeait mal, buvait mal, et économisait sans cesse, plaçant ses économies à la banque. Il était extrêmement parcimonieux. Il me faisait peine à voir et je lui donnais un peu d’argent et lui en envoyais pour les fêtes ; mais même cet argent-là il le mettait de côté. Quand un homme s’est donné à une idée, il n’y a plus rien à faire.

« Les années passèrent, on nomma mon frère dans un autre gouvernement ; il avait déjà quarante ans, et… lisait toujours les annonces, et économisait toujours. J’appris ensuite qu’il se mariait. Avec la même idée d’acheter un bien où il y eût des groseilliers épineux, il épousa une vieille veuve, laide, sans y mettre le moindre sentiment, uniquement parce qu’elle avait quelque argent. Il vécut avec elle aussi mesquinement qu’il avait fait, la laissant à peine manger à sa faim, et plaçant à la banque, à son nom à lui, son argent à elle. Elle avait été mariée auparavant à un directeur des postes et avait pris l’habitude d’une bonne table et de bonnes boissons ; or, avec son second époux, elle n’avait pas même sa réfection de pain noir. À ce régime, elle commença à dépérir, et, au bout de trois ans, rendit son âme à Dieu. Mon frère, naturellement, n’eut pas une minute l’idée d’avoir été la cause de sa mort. L’argent, ainsi que l’alcool, rend l’homme bizarre. Dans notre ville, un marchand, à l’article de la mort, se fit apporter une assiette de miel et avala, avec le miel, son argent et ses valeurs à lots, pour que personne n’en profitât. Un jour, à une gare, j’examinais des bestiaux et, à ce moment-là, un revendeur, tombant sous la locomotive, eut une jambe coupée. Nous le portons à l’ambulance ; le sang coulait ; c’était horrible à voir. Et lui ne faisait que demander que l’on cherchât sa jambe, inquiet de perdre les cent roubles qui se trouvaient dans sa botte… »

– Vous déviez ici de votre sujet, dit Boûrkine.

« – Après la mort de sa femme, continua Ivane Ivânytch, s’étant recueilli une minute, mon frère se mit à choisir une propriété. Naturellement, on a beau la choisir pendant cinq années, on se trompe au bout du compte, et l’on achète tout autre chose que ce que l’on rêvait. Mon frère acheta par l’intermédiaire d’une agence trois cent trente-six arpents avec habitation, communs et parc, mais sans verger ni groseilliers épineux, et sans étang ni canards.

« Il y avait dans la propriété une rivière, mais son eau était couleur de café parce qu’il se trouvait, en amont, une briqueterie, et, en aval, une brûlerie d’os. Mais Nicolaï s’en souciait peu. Il fit venir vingt pieds de groseilliers épineux, les planta et se mit à vivre en propriétaire.

« L’an dernier, j’allai chez lui. Il faut voir, pensai-je, comment il est installé. Mon frère, dans ses lettres, appelait son bien Tchoumbarôklava-Poustoche, « dit aussi Guimalâiskoé1. » J’arrivai à « Guimalâiskoé » un après-midi. Il faisait chaud. Partout des canaux et des rigoles, des palissades, des haies, des pins plantés en files. On ne savait comment entrer dans la cour, ni où attacher son cheval.

« Je me dirigeai vers la maison. Un gros chien roux, pareil à un porc, m’accueillit. Il voulut aboyer, mais la paresse l’arrêta. De la cuisine sortit la cuisinière, pieds nus, grasse, ressemblant elle aussi à un porc, et elle me dit que son maître faisait la sieste après le dîner. J’entrai chez mon frère. Il était assis sur son lit, une couverture sur ses genoux. Il avait vieilli, grossi, s’était avachi ; ses joues, son nez et ses lèvres avaient poussé en avant ; on s’attendait à ce qu’il fît un grouinement sous la couverture.

« Nous nous jetâmes dans les bras l’un de l’autre et pleurâmes de joie et de tristesse, à la pensée que nous avions jadis été jeunes, et que, maintenant, nous avions tous les deux les cheveux gris et qu’il était temps de songer à la mort. Il s’habilla et m’amena visiter sa propriété.

« – Eh bien, lui demandai-je, comment te plais-tu ici ?

« – Mais bien, Dieu merci ! me répondit-il. Je vis bien.

« Ce n’était plus le pauvre fonctionnaire de jadis, c’était un véritable propriétaire, un seigneur. Il s’était déjà acclimaté, habitué, avait pris goût. Il mangeait beaucoup, prenait des bains de vapeur, engraissait, et était déjà en procès avec la communauté paysanne et avec les deux fabriques. Il était très piqué quand les moujiks ne l’appelaient pas Votre Noblesse, et il s’occupait de son âme sérieusement, comme un « bârine » (seigneur). Il faisait des bonnes œuvres, non par simplicité, mais par ostentation.

« Quelles bonnes œuvres ? Il donnait aux moujiks dans toutes leurs maladies du bicarbonate de soude et de l’huile de ricin. Le jour de sa fête, il faisait chanter un Te Deum au centre du village ; ensuite il offrait un demi-seau de vodka, pensant que c’était indispensable. Ah ! ces horribles demi-seaux de vodka !… Aujourd’hui un gros propriétaire traîne les moujiks chez le juge territorial pour dégâts à ses prés, et, le lendemain, jour de fête, il leur envoie un demi-seau de vodka. Et ils boivent, crient hourra, et, ivres, le saluent jusqu’à terre. L’amélioration de la vie, l’abondance, l’oisiveté développent chez le Russe la présomption la plus effrontée. Mon frère qui, jadis, à la Chambre des finances, craignait d’avoir, même in petto, des opinions personnelles, n’énonçait maintenant que des vérités, sur un ton de ministre : « L’instruction est nécessaire, mais, pour le peuple, elle est prématurée. Les punitions corporelles sont, en général, nuisibles, mais dans certains cas, elles sont utiles et irremplaçables. »

« – Je connais le paysan, disait-il, et sais me comporter avec lui. Le paysan m’aime. Je n’ai qu’à remuer le doigt, et il fera tout ce que je voudrai.

« Tout cela, remarquez-le, il le disait avec un sourire intelligent et bon. Il répétait vingt fois : « Nous autres nobles, » ou : « Moi, en qualité de noble, » ne se rappelant plus que notre grand-père était moujik et notre père soldat. Notre nom de famille lui-même, en somme incompréhensible, Tchîmcha-Guimalâïski2, lui paraissait bien sonnant, illustre et fort agréable.

« Mais il ne s’agit pas de lui, mais de moi. Je veux vous raconter le changement qui s’opéra dans mes idées pendant les quelques heures que je passai chez lui. Le soir, tandis que nous prenions le thé, la cuisinière servit une pleine assiette de grosses groseilles. On ne les avait pas achetées ; elles venaient de son jardin : la première cueillette faite aux jeunes plants. Mon frère se mit à rire, et contempla une minute en silence les groseilles, les larmes aux yeux. L’émotion l’empêchait de parler, puis il mit une des baies dans sa bouche, me regardant avec le triomphe d’un enfant qui aurait enfin reçu son jouet préféré, et il dit :

« – Que c’est bon !

« Il en mangeait avec avidité en répétant :

« – Ah ! que c’est bon ! Goûtes-en !

« Les groseilles étaient dures et acides, mais comme a dit Poûchkine : « Un leurre qui nous exalte nous est plus cher que mille vérités. » Je voyais un homme heureux, ayant réalisé son rêve sacré, ayant atteint le but de sa vie, ayant reçu ce qu’il voulait, content de lui-même et de son sort. À mes idées de bonheur se mêlait toujours quelque tristesse, mais, à la vue d’un homme heureux, un sentiment pénible, voisin du désespoir, s’empara de moi. Ce fut surtout pénible la nuit.

« On m’avait fait un lit dans la chambre à côté de celle de mon frère, et je l’entendais qui ne dormait pas, se levait, s’approchait de l’assiette de groseilles et en mangeait une.

« Je me représentai combien il y a, en somme, de gens satisfaits, heureux. Quelle masse écrasante ! Regardez cette vie : l’isolement, l’oisiveté des forts, l’ignorance des faibles et leur ressemblance avec les bêtes ; alentour une pauvreté invraisemblable, la vie à l’étroit, la dégénérescence, l’ivrognerie, l’hypocrisie, le mensonge… Et, malgré tout, dans toutes les maisons et dans les rues, quel calme, quelle tranquillité ! Parmi cinquante mille habitants d’une ville, pas un qui crie ou qui s’indigne. Nous en voyons aller au marché, manger le jour, dormir la nuit, dire des fadaises, se marier, vieillir, porter débonnairement leurs morts au cimetière ; mais nous ne voyons pas, nous n’entendons pas ceux qui souffrent. Et ce qui est terrible dans la vie, se passe, on ne sait où, dans les coulisses. Tout est calme, tranquille ; seule proteste la muette statistique : tant de fous, tant de seaux d’eau-de-vie absorbés, tant d’enfants morts de faim… Et un tel ordre est probablement nécessaire ! L’heureux ne se sent apparemment tel que parce que les malheureux portent leur faix en silence. Sans ce silence, le bonheur serait impossible. C’est une hypnose générale. Il faut que derrière la porte de chaque homme satisfait et heureux s’en tienne un autre, avec une crécelle, qui lui rappelle sans cesse, par ses claquements qu’il y a des malheureux, et qu’il a beau être heureux la vie lui montrera tôt ou tard ses griffes. Un malheur surviendra, la maladie, la pauvreté, les pertes, et nul ne le verra, ne l’entendra, non plus que maintenant il ne voit et n’entend les autres. Mais il n’y a pas d’homme à crécelle ; l’homme heureux se laisse vivre, et les mêmes soucis de l’existence l’agitent à peine comme le vent agite le tremble ; et tout va bien !

« – Cette nuit, je compris, poursuivit Ivane Ivânytch en se levant, combien j’étais moi aussi satisfait et heureux. Moi aussi, à dîner et à la chasse, j’enseignais comment il faut vivre, ce qu’il faut croire, comment il faut diriger le paysan ; moi aussi je disais que l’instruction est la lumière, qu’elle est nécessaire, mais que, pour le peuple, l’écriture et la lecture suffisent. La liberté est un bien, disais-je ; on ne peut s’en passer, non plus que de l’air ; mais il faut attendre. Oui, je parlais ainsi, et, maintenant, je vous le demande – fit-il en regardant Boûrkine d’un air furieux, – au nom de quoi attendre ?…

« Au nom de quoi attendre, je vous le demande ?… Au nom de quelles conceptions ? On me dit que l’on ne peut pas tout faire à la fois ; toute idée se réalise progressivement dans la vie, en son temps. Mais qui dit cela ? Où est-il démontré que c’est juste ?… Vous vous fondez sur l’ordre naturel des choses, sur la loi des phénomènes, mais est-ce un ordre et une loi, que moi, homme pensant et vivant, je me tienne au-dessus d’une fosse et attende qu’elle se remplisse elle-même ou soit comblée par la bourbe, alors que j’aurais peut-être pu la franchir ou jeter sur elle une passerelle ? Et encore une fois, au nom de quoi attendre ?… Attendre lorsqu’on n’a pas la force de vivre, et que cependant il faut vivre et qu’on le veut !…

« Je partis de chez mon frère de grand matin, et, depuis, il me fut insupportable de rester en ville. Le calme et la tranquillité m’oppriment. J’ai peur de regarder aux fenêtres, car, à présent, il n’est pas pour moi de spectacle plus pénible qu’une famille heureuse, assise à prendre le thé. Je suis déjà vieux et ne suis plus propre à la lutte. Je ne suis pas même capable de haïr. Je souffre seulement dans mon âme : je m’irrite et me dépite. Ma tête pendant la nuit s’échauffe à force de penser, et je ne puis dormir… Ah ! si j’étais jeune ! »

Ivane Ivânytch se mit à aller et venir avec agitation, et répéta :

– Si j’étais jeune !

Il s’approcha soudain d’Aliôkhine et se mit à lui serrer une main, puis l’autre.

– Pâvel Konstanntînytch, dit-il d’une voix suppliante, ne vous relâchez pas, ne vous laissez pas endormir ! Tant que vous êtes jeune, fort, alerte, ne vous lassez pas de faire le bien ! Le bonheur n’existe pas et ne doit pas exister, et si la vie a un sens et un but, ce sens et ce but ne sont nullement notre bonheur, mais quelque chose de plus sage et de plus grand ; faites le bien !

Ivane Ivânytch dit tout cela avec un sourire apitoyé, suppliant comme s’il le demandait pour lui-même.

Puis les trois hommes assis dans leurs fauteuils aux différents coins du salon, restèrent silencieux. L’histoire d’Ivane Ivânytch ne satisfaisait ni Boûrkine, ni Aliôkhine. Alors que des généraux et des dames, qui semblaient vivants, regardaient de leurs cadres dorés, il était ennuyeux d’entendre parler d’un pauvre employé qui mangeait des groseilles à maquereau. On voulait, on ne sait pourquoi, parler et entendre parler de gens élégants et de femmes. Et la présence de ces gens à portraits, qui, jadis, – tout le disait, et le lustre dans sa housse, et les fauteuils, et les tapis, – qui, jadis, marchaient ici, s’y asseyaient et y prenaient le thé, – la présence aussi de la belle Pélaguèia qui y marchait maintenant sans bruit, – cela valait mieux que tout récit.

Aliôkhine avait une grande envie de dormir. Levé dès trois heures du matin pour tout diriger, ses yeux se collaient ; mais, craignant que ses hôtes ne racontassent, en son absence, quelque chose d’intéressant, il restait.

Ce que venait de conter Ivane Ivânytch était-ce spirituel, était-ce juste ? Il ne le cherchait pas. Ses hôtes ne parlaient ni de blé, ni de foin, ni de goudron de bouleau, mais de quelque chose qui ne se rapportait pas directement à sa vie ; il en était heureux et voulait qu’ils continuassent.

– Tout de même, dit Boûrkine, se levant, il est temps d’aller se coucher. Permettez-moi de vous souhaiter une bonne nuit.

Aliôkhine leur dit adieu et descendit chez lui. Ses hôtes restèrent en haut dans une grande chambre où il y avait deux vieux lits de bois, à ornements ciselés, et, dans le coin de droite, un crucifix en ivoire. Les lits larges et frais qu’avait préparés la belle Pélaguèia sentaient agréablement le linge propre.

Ivane Ivânytch se déshabilla sans dire mot et se coucha.

– Seigneur, fit-il en se couvrant la tête, pardonne-nous, pécheurs que nous sommes !

Sa pipe, posée sur la table, sentait fortement le bois brûlé, et Boûrkine ne s’endormit pas de longtemps, ne pouvant pas comprendre d’où venait cette désagréable odeur.

La pluie battit les fenêtres toute la nuit.

1898.


1 Voir ci-après – (Tr.)

2 Guimalâïski veut dire : de l’Himalaya. – (Tr.)


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