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L’esclave En Retraite d’Anton Tchekhov


Littérature RusseLivres pour enfantsPoésie RusseAnton Tchekhov – L’esclave En Retraite


L’esclave En Retraite1

– Notre petite rivière, toute en zigzags, se tortillait comme un serpent… Elle courait dans les champs, faisant des crochets si raides qu’elle avait l’air de se casser… Quand parfois, monté au haut de la colline, on ouvre les yeux, on la voit toute, comme dans le fond de la main. Le jour, c’est un miroir, et, la nuit, elle luit comme du vif-argent… Sur la rive, il y a des roseaux qui se regardent dans l’eau… Quelle beauté ! Ici, les roseaux, là, des osiers, et, là-bas, des saules…

Ainsi allait, décrivant, Nikîphore Philimônytch, assis à une table de taverne et humant de la bière. Il parlait avec entraînement, avec feu… Son visage ridé, rasé, et son cou brun tressaillaient et se tendaient convulsivement quand il soulignait quelque endroit particulièrement poétique.

Tânia, la jolie serveuse de seize ans, l’écoutait. La poitrine appuyée au comptoir, la tête sur ses poings, elle s’étonnait, pâlissait, ou, sans cligner les yeux, saisissait avec enthousiasme chaque mot.

Nikîphore Philimônytch venait chaque jour à la taverne et causait avec Tânia. Il l’aimait à cause de son isolement et de la paisible douceur qui inondait sa figure pâle, aux yeux vifs. Et, quand il aimait quelqu’un, il le gratifiait de toute son éloquence et de tous les secrets de son passé. Il commençait habituellement ses discours par des descriptions de la nature ; de la nature il passait à la chasse, et, de la chasse, à la personne de feu son maître, le prince Svinntsov.

– C’était une célébrité !… racontait-il. Célèbre, il l’était moins encore par sa fortune et l’étendue de ses terres que par son caractère. C’était un Don Juan, mademoiselle !

– Qu’est-ce que ça veut dire, Don Juan ?

– Ça veut dire qu’il était envers le sexe féminin un grand Don Juan. Ah ! il aimait vos semblables !… Il a dévoré pour le sexe toute sa fortune. Oui, mademoiselle… Quand nous habitions Moscou, presque tout l’étage supérieur du Grand-Hôtel vivait à nos dépens. À Pétersbourg, nous avions avec la baronne von Toussikh de grandes attaches, et nous en avons eu un enfant. Cette baronne, en jouant au stoss1, avait, en une nuit, perdu toute sa fortune, et elle voulait se suicider. Mais le prince ne lui laissa pas mettre fin à sa vie. Elle était belle, jeune… Elle fit un an la fête avec lui ; puis elle mourut… Et comme les femmes l’aimaient, Tânétchka2 ! Comme elles l’aimaient ! Elles ne pouvaient pas vivre sans lui !

– Il était beau ?

– Lui !… Il était vieux, laid… Oui, mademoiselle… Vous aussi, tenez, Tânétchka, vous lui auriez plu !… Il aimait les femmes maigres et pâles comme vous… Ne rougissez pas, Tânétchka ! Pourquoi rougir ? Jamais je n’ai menti, et je ne mens pas davantage maintenant…

Nikîphore Philimônytch se mettait ensuite à décrire les équipages, les chevaux, les toilettes… Il était connaisseur en tout cela. Il entamait ensuite le chapitre des vins…

– Il y a des vins qui coûtent vingt-cinq roubles la bouteille, disait-il. Si vous en buvez un verre, vous sentez dans votre estomac comme si vous mouriez de joie…

La description des calmes nuits de lune plaisait surtout à Tânia… L’été, c’était une bruyante orgie sur l’herbe, au milieu des fleurs, et, l’hiver, une course en traîneau sous une couverture chaude, dans un traîneau qui file comme l’éclair.

– Le traîneau vole, mademoiselle, et il vous semble que c’est la lune qui court… C’est merveilleux, mademoiselle !

Longtemps contait ainsi Nikîphore Philimônytch. Il ne terminait que quand le petit garçon éteignait la lanterne de la porte et rentrait l’enseigne de la taverne.

Un soir d’hiver, Nikîphore Philimônytch, ivre mort, étant resté couché près d’une palissade, prit froid. On l’envoya à l’hôpital. Sorti un mois plus tard, il ne retrouva plus à la taverne son auditrice. Elle avait disparu.

Un an et demi après, Nikîphore Philimônytch descendait la Tverskâïa à Moscou3, offrant à vendre un vieux pardessus d’été. Il rencontra Tânia, sa favorite. Fardée, vêtue avec un luxe criard, un chapeau aux bords tapageusement relevés, elle donnait le bras à un monsieur coiffé d’un haut de forme, et riait bruyamment.

Le vieux la reconnut, la regarda, la suivit des yeux et lui enleva lentement son bonnet. Son visage exprima l’attendrissement et une larme brilla dans ses yeux.

– Allons, que Dieu lui donne la chance !… murmura-t-il. C’est une bonne fille.

Et, s’étant recouvert, il se mit à rire doucement.

1886.


1 Il s’agit, bien entendu, d’un ancien serf. – (Tr.)

1 Sorte de trente et quarante. – (Tr.)

2 Diminutif de Tânia. – (Tr.)

3 La rue de Tver. – (Tr.)



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