Littérature Russe – Livres pour enfants – Poésie Russe – Anton Tchekhov – Souffrants
Lîsotchka Koûdrinnski, jeune petite dame ayant beaucoup d’adorateurs, tomba soudain si sérieusement malade que son mari envoya un télégramme à sa maman à Tver.
Lîsotchka narrait ainsi l’histoire de sa maladie :
– J’étais allée à Léssnoié chez ma tante. J’y restai une semaine, puis me rendis avec tout le monde chez ma cousine Vâria. Le mari de Vâria est, vous le savez, un ours, un despote (je tuerais un mari pareil), et cependant le temps passa gaiement, D’abord je pris part à un spectacle d’amateurs. On donna : Un scandale dans une famille noble. Khroustaliov joua étonnamment bien. À l’entr’acte, je bus une citronnade froide, horriblement froide, avec un petit rien de cognac. La citronnade au cognac ressemble beaucoup à du champagne… Après l’avoir bue, je ne ressentis rien. Le lendemain, je montai à cheval avec Adolphe Ivânytch. Il faisait un peu humide et le vent me saisit. C’est probablement alors que je pris froid. Trois jours après je revins chez moi pour voir comment allait mon cher, mon bon Vâssia, et prendre en même temps ma robe de soie à fleurettes. Je ne trouvais naturellement pas Vâssia à la maison. J’allai à la cuisine dire à Praskôvia de préparer le samovar, et je vis sur la table de jolis navets nouveaux et des carottes, pareilles à des joujoux. Je croquai une petite carotte et un petit navet. J’en mangeai très peu, et pourtant, figurez-vous, je ressentis tout à coup de la colique… Des tranchées, des tranchées, des tranchées… Ah ! je meurs… Vâssia, prévenu, rentre de son bureau. Il se prend naturellement aux cheveux et pâlit. On court chercher le médecin… Vous comprenez : je mourais, je mourais !…
Les tranchées commencèrent à midi ; le docteur arriva vers les trois heures, et, à six heures, Lîsotchka s’endormit et dormit d’un profond sommeil jusqu’à deux heures du matin.
Deux heures sonnent… La lueur d’une petite veilleuse filtre faiblement à travers l’abat-jour bleu… Lîsotchka est dans son lit. Son bonnet de dentelle blanche se détache crûment sur le fond sombre d’un coussin rouge. Les ombres découpées de l’abat-jour jouent sur sa figure pâle et ses grasses épaules appétissantes. À ses pieds est assis son mari, Vassîli Stépânovitch1. Le pauvre est heureux que sa femme soit enfin rentrée ; mais il est, en même temps, fort effrayé de sa maladie.
– Alors, murmure-t-il, s’apercevant qu’elle est réveillée, comment te trouves-tu, Lîsotchka ?
– Mieux… ! gémit Lîsotchka. Je n’ai plus de tranchées, mais je ne dors pas… je ne peux m’endormir !
– N’est-il pas temps, mon ange, de changer ta compresse ?
Lîsotchka, avec une expression de souffrance, se soulève lentement et penche gracieusement sa tête de côté. Vassîli Stépânovitch, comme s’il accomplissait un rite, effleurant à peine des doigts la chair chaude, changea la compresse. Lîsotchka frissonne, rit du chatouillement de l’eau froide et se recouche.
– Tu ne dors pas, pauvre ami ! gémit-elle.
– Puis-je dormir !
– C’est nerveux, Vâssia. Je suis une femme très nerveuse. Le docteur m’a soignée pour l’estomac, mais je sens qu’il n’a pas compris ce dont il s’agit. Je souffre des nerfs et non de l’estomac. Je te jure que ce sont les nerfs. La seule chose que je craigne, c’est que ma maladie ne prenne une mauvaise tournure.
– Non, Lîsotchka, non ! Dès demain tu seras guérie.
– J’en doute ! Ce n’est pas pour moi que j’ai peur… Ça m’est égal ; je serais même contente de mourir ; mais c’est toi que je plains. Si tout à coup tu étais veuf, te trouvais seul !…
Vâssetchka jouit rarement de la société de sa femme. Il est depuis longtemps accoutumé à la solitude, et cependant ces mots l’inquiètent.
– Que dis-tu, ma mie ! À quel sujet ces idées noires ?
– Bah ! tu pleureras, tu auras du chagrin, puis tu t’habitueras, et même tu te remarieras.
Vâssia se prend la tête.
– Allons, allons, je ne dirai plus cela…, fait Lîsotchka, le calmant. Cependant prépare-toi à tout.
« Et si tout à coup, en effet, je mourais ! » songe Lîsotchka en fermant les yeux.
Et Lîsotchka se dépeint le tableau de sa propre mort : comment, auprès de son lit funèbre, se pressent sa mère, Vâssia, sa cousine Varia avec son mari, tous ses parents, les admirateurs de « son talent », Elle se figure comment elle murmurera son dernier « adieu ». Tout le monde pleure. Puis, déjà morte, d’une intéressante pâleur, avec ses cheveux noirs, on l’habille d’une robe rose (le rose lui va), et on la met dans un cercueil de grand prix, aux pieds dorés, rempli de fleurs. Il flotte une odeur d’encens. Les cierges crépitent. Son mari ne quitte pas le cercueil et les admirateurs de son talent ne détachent pas d’elle leurs yeux. « Elle est comme vivante ! Elle est belle jusque dans le cercueil ! » Toute la ville parle de cette vie si vite éteinte. On la porte à l’église. C’est Ivane Pétrôvitch, Adolphe Ivânytch, le mari de Varia, Nicolaï Sémiônytch, et cet étudiant aux yeux noirs, qui lui a fait connaître la citronnade au cognac, qui portent son cercueil. Il est seulement dommage qu’il n’y ait pas de musique. Après le De profundis, ce sont les adieux. L’église s’emplit de sanglots. On apporte le couvercle à glands de la bière, et… Lîsotchka dit à jamais adieu à la lumière du jour. On entend enfoncer les clous. Pan, pan, pan !
Lîsotchka tressaille et ouvre les yeux.
– Vâssia, demande-t-elle, tu es ici ? J’ai des idées noires. Mon Dieu, aurai-je le malheur de ne pas dormir ? Vâssia, de grâce, raconte-moi quelque chose.
– Que te raconter ?
– Une histoire… d’amour, dit Lîsotchka, alanguie. Ou bien une anecdote juive…
Vassîli Stépânytch, prêt à tout, pourvu que sa femme cesse d’être triste et de parler de la mort, se fait, à la manière des juifs, des papillotes en avant des oreilles, prend un air drôle et s’approche de Lîsotchka.
– N’oriez-vous pas une petite montre à rhabiller ? demande-t-il.
– J’en ai, j’en ai une ! fait Lîsotchka, riant, lui tendant sa montre en or… Rhabille !
Vâssia prend la montre, en examine longuement le mécanisme et dit en se tortillant.
– On ne pét pas la rhabiller… Il manque deusses dents à une roue.
C’est toute la représentation. Lîsotchka rit et applaudit.
– Très bien ! s’écrie-t-elle, étonnant ! Sais-tu, Vâssia, c’est très bête que tu ne prennes pas part à nos spectacles d’amateurs ! Tu as un remarquable talent ! Tu es bien meilleur que Syssounov. Dans : C’est ma fête, nous avions un vague amateur, appelé Syssounov. Talent comique de premier ordre ! Un nez gros, figure-toi, comme un chou-rave, des yeux verts, et une démarche de héron… Nous avons tous éclaté de rire. Attends, je vais te montrer comme il marche.
Lîsotchka saute du lit et se met à marcher sur le parquet nu-pieds, sans bonnet.
– Mes respects ! prononce-t-elle d’une voix profonde, contrefaisant une voix d’homme. Quoi de bon ? Quoi de neuf sous la lune ? Ha, ha, ha !
Elle rit et Vâssia rit lui aussi :
– Ha, ha, ha !
Et les deux époux, riant, ayant oublié la maladie de Lîsotchka, se poursuivent dans leur chambre à coucher. La course finit quand Vâssia, attrapant sa femme par sa chemise, la couvre d’ardents baisers. Après une étreinte particulièrement passionnée, Lîsotchka se souvient tout à coup qu’elle est sérieusement malade.
– Quelles bêtises ! dit-elle, prenant une mine grave et se fourrant sous la couverture. Tu as sans doute oublié que je suis malade. C’est intelligent, il n’y a pas à dire !
– Pardon… dit le mari troublé.
– Je serai plus malade et tu en seras cause ! Méchant ! Mauvais homme !
Lîsotchka ferme les yeux et se tait. La langueur et l’expression de souffrance reparaissent ; de légers gémissements retentissent de nouveau. Vâssia change la compresse, et, heureux que sa femme soit à la maison et non pas en fugue, chez sa tante, reste avec docilité au pied du lit. Jusqu’au matin il ne dort pas. À dix heures, le docteur arrive.
– Eh bien, demande-t-il, en prenant le pouls, comment allons-nous ? Avez-vous dormi ?
– Mal ! répond le mari pour Lîsotchka. Très mal !
Le docteur s’éloignant vers la fenêtre, regarde un ramoneur qui passe.
– Docteur, demande Lîsotchka, puis-je boire du café aujourd’hui ?
– Vous le pouvez.
– Et puis-je me lever aujourd’hui ?
– Cela, oui, à la rigueur ; mais… il vaut mieux rester couchée encore un jour.
– Elle est mal disposée… murmure Vâssia à l’oreille du docteur ; des idées noires… Une humeur étrange… Je suis très inquiet !
Le docteur s’assied près du guéridon, et, se prenant le front dans la main, ordonne à Lîsotchka du bromure, puis prend congé, et, promettant de revenir le soir, s’en va.
Vâssia ne va pas à son bureau. Il reste aux pieds de sa femme… À midi, les admirateurs du talent de Lîsotchka arrivent, inquiets, effrayés. Ils ont apporté beaucoup de fleurs, des livres français. Lîsotchka, coiffée d’un bonnet blanc comme neige, vêtue d’une blouse légère, est couchée avec un regard énigmatique, comme si elle doutait de sa guérison. Les admirateurs de son talent voient son mari, mais lui pardonnent volontiers sa présence. Un même malheur les réunit auprès de cette couche !
À six heures du soir, Lîsotchka s’assoupit et dort à nouveau jusqu’à deux heures du matin. Vâssia, comme la veille, assis à ses pieds, lutte avec le sommeil, change les compresses, représente des scènes de la vie juive, et, au matin, après une seconde nuit douloureuse, Lîsa tournant déjà devant sa glace, met son chapeau.
– Où vas-tu donc, mon amie ? demande Vâssia la regardant d’un air suppliant.
– Comment ? fait Lîsotchka avec une mine effrayée. Ne sais-tu pas qu’il y a aujourd’hui répétition chez Maria Lvôvna ?
Elle, partie, Vâssia n’ayant rien à faire et s’ennuyant, prend sa serviette et se rend à son bureau. À cause de ses nuits sans sommeil, il a mal de tête, si mal que son œil gauche ne lui obéit pas et se clôt de lui-même.
– Que vous arrive-t-il, mon cher ? lui demande son chef. Qu’y a-t-il ?
Vâssia fait un geste accablé et s’assied.
– Ne me le demandez pas, Excellence, dit-il en soupirant. J’ai tant souffert ces deux jours-ci… Tant souffert !… Lîsa est malade !
– Mon Dieu ! fait le chef effrayé, Lîsavéta Pâvlovna ? Qu’a-t-elle ?
Vassîli Stépânytch, ouvrant les bras, lève les yeux au plafond comme pour dire : « À la volonté de la Providence ! »
– Ah ! mon ami, soupire le chef, les yeux au ciel, je suis de tout cœur avec vous. Mon cher, j’ai perdu ma femme… je comprends. C’est une si grande… si grande perte ! C’est affreux, affreux !… J’espère qu’à présent Lîsavéta Pâvlovna va bien ? Quel est le médecin qui la soigne ?
– Von Sterk.
– Von Sterk ! Vous ferez mieux d’appeler Magnus ou Sémanndrîtski. Mais que vous êtes pâle ! Vous êtes malade vous-même ! C’est affreux !
– Oui, Excellence… je n’ai pas dormi… j’ai tant souffert, été si inquiet !…
– Et il vient à son bureau !… Pourquoi êtes-vous venu, je ne vous comprends pas ! Est-ce qu’on peut se forcer ainsi ? se rendre malade ? Rentrez chez vous, et restez-y jusqu’à ce que vous soyez guéri. Partez, je vous l’ordonne ! Le zèle est une belle qualité chez un jeune fonctionnaire, mais il ne faut pas oublier ce que disaient les Romains : Mens sana in corpore sano, – autrement dit une tête saine dans un corps de bâtiment sain !…
Vâssia, content, remet ses papiers dans sa serviette, et, ayant pris congé de son chef, rentre chez lui pour dormir.
1886.
1 Familièrement et simplement : « Vâssia » – ou même plus loin, « Vâssetchka ». – (Tr.
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