Littérature Russe – Livres pour enfants – Poésie Russe – Anton Tchekhov – Supprimés
Naguère, au temps des hautes eaux, le propriétaire et enseigne en retraite Vyvertov recevait l’arpenteur Katavâssov, qui était venu le voir en passant. Les deux hommes buvaient et mangeaient quelque chose en parlant des nouvelles du jour. Katavâssov, en qualité de citadin, était renseigné sur tout, sur le choléra, sur la guerre et même sur l’augmentation d’un copek de droits par degré d’alcool. Vyvertov l’écoutait en poussant des exclamations et accueillait chaque nouvelle par des : « Hein, tout de même !… Voyez-moi ça !… Aha-ha ! »
– Et pourquoi, Sémione Antîpytch, n’avez-vous pas aujourd’hui vos pattes d’épaules ? questionna entre autres choses Vyvertov.
L’arpenteur ne répondit pas sur-le-champ. Après un instant de silence, il but un petit verre de vodka, fit de la main un geste accablé, et dit :
– Supprimés !
– Tiens ?… Ahaha !… Comme je ne lis pas les journaux, je n’en savais rien. Alors, dans les fonctions civiles, on ne porte plus de pattes d’épaules ? Hein, tout de même ! Mais, savez-vous, cela a son bon côté : les soldats ne vous salueront plus indûment. Par contre, j’avoue qu’en quelque chose, ce n’est pas bien. Vous n’aurez plus la même allure, le même air de dignité ! Plus la même noblesse !
– Oui, mais qu’y faire ! dit l’arpenteur, répétant son geste de la main. L’aspect extérieur n’a pas une grande conséquence. Que l’on ait des pattes ou que l’on n’en ait pas, peu importe ! du moment que l’on nous conserve notre condition. Nous ne nous formalisons nullement de cela. Tandis que vous, Pâvel Ignâtiévitch, on vous a véritablement fait un outrage. Je puis compatir à votre sort.
– En quoi ? que voulez-vous dire ? demanda Vyvertov. Qui donc peut me faire outrage ?
– Je parle du fait que l’on vous ait supprimés. Bien que le grade d’enseigne soit un petit grade de rien, un grade amphibie, un enseigne est pourtant un serviteur de la patrie, un officier… il verse son sang. Pourquoi le supprimer ?
– C’est-à-dire… pardon, balbutia Vyvertov, pâlissant et ouvrant de grands yeux, je ne vous entends pas très bien… Qui donc m’a supprimé ?
– Mais ne l’auriez-vous pas entendu dire ? Il a paru un décret pour qu’il n’y ait plus aucun enseigne. Pour qu’il n’y en ait plus un seul ! plus l’ombre d’un ! Ne l’auriez-vous pas entendu dire ?… Il est ordonné de nommer sous-lieutenants tous les enseignes de l’active, et, pour les enseignes de réserve, qu’il en soit ce que vous voudrez : si vous le voulez, soyez lieutenants, et si vous ne le voulez pas, à votre gré.
– Hum… Que suis-je donc maintenant ?
– Dieu sait ce que vous êtes !… Vous n’êtes rien maintenant : vous êtes une indécision,… de l’éther ! Vous ne le démêlerez pas vous-même ce que vous êtes.
Vyvertov voulait demander quelque chose, mais ne put le faire. Il ressentit du froid au creux de l’estomac. Sa langue ne tourna plus : le saucisson qu’il mâchait resta dans sa bouche, tel qu’il était.
– On a mal agi, avec vous, il n’y a pas à dire ! fit l’arpenteur en soupirant. Qu’il en soit ce qu’il en est, mais je ne peux approuver cette mesure. Ce que l’on doit écrire maintenant dans les journaux étrangers !… hein ?
– Encore une fois, dit Vyvertov, je ne comprends pas… Si maintenant je ne suis plus enseigne, qui suis-je donc ? Personne ? Un zéro ?… Autrement dit, si je vous comprends bien, chacun peut maintenant être grossier avec moi, me tutoyer ?
– Ça, je n’en sais rien… Nous, de notre côté, on nous prend maintenant pour des chefs de trains ! Un de ces jours, le chef de mouvement de notre ligne s’en allait, vêtu de sa capote d’ingénieur à la nouvelle mode, sans pattes d’épaules, et voilà qu’un général lui crie : « Conducteur, le train va-t-il bientôt partir ? » Et les voilà qui s’attrapent ! Ce fut un scandale ! Il n’est pas possible de parler de cela dans nos journaux, mais… baste, chacun le sait ! On ne peut pas cacher une aiguille dans un sac.
Abasourdi par la nouvelle, Vyvertov ne pouvait plus ni boire, ni manger. Il essaya d’avaler du kvass froid1 pour se remettre, mais le kvass s’arrêta dans sa gorge et dut ressortir.
Après le départ de l’arpenteur, l’enseigne supprimé se mit à aller et venir à travers toutes les pièces de sa demeure, en réfléchissant. Autant qu’il réfléchit, il ne trouva rien. La nuit, au lit, il poussait des soupirs et réfléchissait encore.
– Mais finiras-tu de ronronner ! lui dit sa femme Arîna Matvèiévna, le poussant du coude. Il gémit comme s’il allait accoucher ! Peut-être ce qu’on t’a dit n’est-il pas vrai. Rends-toi demain chez quelqu’un pour t’informer, espèce de loque !
– Quand tu resteras sans condition ni titre, tu sauras, toi aussi, ce qui en est d’être une loque. Elle est là vautrée comme un esturgeon et me traite de loque ! On voit bien que ce n’est pas toi qui as versé ton sang !
Le lendemain, Vyvertov, qui n’avait pas fermé l’œil de la nuit, fit atteler à une brichka son cheval alezan clair, et partit aux informations.
Il décida d’aller chez un de ses voisins et de pousser, au besoin, jusque chez le Maréchal de la noblesse en personne.
En passant par Hypâtiévo, il rencontra l’archiprêtre Pafnoûtiï Amalikîtiannski. Le prêtre sortait de l’église et se dirigeait vers sa maison en agitant avec humeur son bâton crossu. Il marmottait, en tournant à tout instant sa tête vers son sacristain qui le suivait :
– Quel imbécile tu es, l’ami ! Quel imbécile !
Vyvertov descendit de voiture et s’approcha de l’archiprêtre pour recevoir sa bénédiction.
– Tous mes compliments en ce jour, père archiprêtre ! dit-il en lui baisant la main. Vous avez daigné dire la messe ?
– Oui, j’ai célébré la liturgie.
– C’est ça… chacun sa besogne ! Vous gardez votre troupeau spirituel, et nous, dans la mesure de nos forces, nous engraissons la terre… Mais pourquoi n’avez-vous pas mis aujourd’hui vos décorations ?
L’archiprêtre, au lieu de répondre, se renfrogna, fit de la main un geste évasif, et poursuivit sa route.
– On le leur a défendu !… expliqua à mi-voix le sacristain.
Vyvertov suivit des yeux l’archiprêtre qui marchait furieux et son cœur se serra d’un amer pressentiment : ce que l’arpenteur lui avait dit lui sembla désormais bien près de la vérité !
Vyvertov se rendit tout d’abord chez son voisin le major Ijitsa. Quand sa voiture entra chez le major, il l’aperçut, debout au milieu de sa cour, vêtu d’une robe de chambre et coiffé d’un fez turc. Ijitsa, trépignant avec fureur, agitait les bras tandis que son cocher Fîlka promenait devant lui un cheval qui boitait.
– Vaurien ! criait le major bouillonnant. Canaille ! Ce ne serait pas assez que de te pendre, anathème ! Afghan !… Ah ! mes respects ! fit-il en apercevant Vyvertov. Très heureux de vous voir ! Comment cela vous plaît-il ? Voilà déjà une semaine qu’il a laissé écorcher le pied de ce cheval, et il n’en a rien dit, le coquin ! Pas un mot ! Si je ne m’en étais pas aperçu, le sabot aurait fichu le camp au diable ! Hein ! quelles gens ? Comment ne pas lui flanquer sur le museau ? Comment ne pas le battre ? ne pas le battre, je vous le demande ?…
– C’est un bon petit cheval, dit Vyvertov s’approchant d’Ijitsa. C’est dommage. Major, envoyez chercher le vétérinaire ! Il y en a, major, un très bon dans mon village.
– Major ? marmotta Ijitsa avec un sourire de dédain, major !… Je ne suis pas en humeur de plaisanter ! J’ai un cheval malade et vous me donnez du major, major !… On dirait une corneille qui croasse : crr… crr !…
– Je ne vous comprends pas, major ! Est-il permis de comparer un gentilhomme à une corneille.
– Mais quel major suis-je ?… Suis-je un major ?
– Qu’êtes-vous donc ?
– Le diable sait ce que je suis ! dit Ijitsa. Il y a déjà plus d’un an qu’il n’y a plus de majors. Voyons ! Que dites-vous là ? Êtes-vous né d’hier ?
Vyvertov regarda Ijitsa avec effroi et se mit à essuyer sa figure couverte de sueur avec le pressentiment de quelque chose de très mauvais.
– Pourtant, permettez… dit-il. Je ne vous comprends tout de même pas… Le grade de major est un grade élevé !
– Mon Dieu, oui !
– Comment cela se fait-il donc ? Et vous… ne protestez pas ?
Le major ne fit qu’un geste de résignation et d’indifférence, et se mit à lui raconter comment ce coquin de Fîlka avait écorché le sabot du cheval. Il l’expliqua longuement et finit par soulever le sabot malade, avec sa plaie suppurante et sa compresse de fumier, et le pousser droit dans la figure de Vyvertov. Et celui-ci ne comprenait plus rien, ne ressentait rien ; il voyait tout comme à travers un grillage. Il prit congé sans se rendre compte, remonta en voiture et jeta avec désespoir au cocher :
– Chez le Maréchal de la noblesse ! Vite ! Fouaille !
Le Maréchal de la noblesse, Iâgodychév, habitait non loin de là. Au bout d’une petite heure, Vyvertov entrait dans son cabinet et le saluait. Le Maréchal, assis sur un canapé, lisait le Novoié Vrémia. Voyant entrer quelqu’un, il salua d’un signe de tête et indiqua un fauteuil.
– J’aurais dû me présenter plus tôt à Votre Excellence, commença Vyvertov, mais, ne sachant pas où j’en suis quant à ma condition, j’ose recourir à Votre Excellence pour la préciser…
– Permettez, honorable monsieur, interrompit le Maréchal de la noblesse, …pour commencer ne m’appelez pas Excellence, je vous en prie !
– Mais que dites-vous ?… Nous sommes de petites gens…
– Il ne s’agit pas de ça. On écrit ici… (le Maréchal de la noblesse piqua si fort de son doigt le journal qu’il perça la feuille), on écrit ici que, désormais, nous, les conseillers d’État, ne serons plus Excellences. On nous en informe afin que nul n’en ignore. Eh bien quoi, il ne le faut donc pas, cher monsieur ! Il ne le faut pas !… Ne m’appelez plus Excellence ! Il ne le faut pas !
Iâgodychév se leva et fit orgueilleusement quelques pas dans son cabinet. Vyvertov poussa un soupir et laissa tomber à terre sa casquette.
« Si on ne les a pas ménagés eux-mêmes, pensa-t-il, il n’y a pas à parler des enseignes ni des majors. Il vaut mieux que je parte… »
Il sortit en marmottant on ne sait quoi et en oubliant sa casquette dans le cabinet du Maréchal de la noblesse.
Deux heures après, Vyvertov arrivait chez lui, pâle, nu-tête, son visage exprimant une épouvante obtuse.
Descendant de voiture, il regarda craintivement le ciel : le soleil lui aussi n’aurait-il pas été supprimé ?
Sa femme, frappée de sa mine, le combla de questions. Mais pour toute réponse, Vyvertov ne faisait que des gestes d’accablement et de dépit.
Il passa une semaine sans boire ni manger, ni dormir, allant d’un coin à un autre des chambres et réfléchissant. Il n’adressait la parole à personne, ne demandait rien, et quand Arîna Matvèiévna le pressait de questions, il ne faisait que répéter son geste accablé et évasif, sans dire un mot…
Que n’essaya-t-on pas pour le faire revenir à lui ? On lui fit boire de la tisane de sureau ; on lui donna « pour l’usage interne » de l’huile de veilleuse ; on le fit asseoir, sur une brique chaude. Mais rien n’agissait : il dépérissait et continuait à se taire. Pour le rappeler à la raison, on fit venir le père Pafnoûtii. L’archiprêtre s’efforça toute une demi-journée de lui expliquer que tout tendait maintenant, non pas à la suppression des fonctions, mais à leur élévation. Mais la bonne graine tomba sur un sol ingrat. L’archiprêtre ayant pris cinq roubles pour ses peines, partit sans être arrivé à rien.
Après avoir gardé le silence une semaine, Vyvertov parut vouloir parler.
– Qu’as-tu donc à te taire, vilain museau ? dit-il tout d’un coup, en se jetant sur son petit domestique Iloûcha. Sois grossier ! Moque-toi de moi ! Tutoie-moi ! Humilie-moi ! Triomphe !
Ayant dit cela, il se mit à pleurer et se tut encore une semaine. Sa femme décida de lui faire faire une saignée. Un infirmier vint lui tirer deux assiettes de sang, ce qui parut le soulager.
Le lendemain de la saignée, Vyvertov s’approcha du lit où sa femme était couchée, et lui dit :
– Arîna, je ne veux pas laisser les choses en cet état. Je suis à présent décidé à tout. J’ai gagné mon rang, et nul n’a le droit d’y toucher. Voici ce que j’ai décidé, après y avoir mûrement réfléchi : je vais écrire une supplique à quelque haut personnage et je signerai : l’enseigne un tel… l’en-sei-gne… tu comprends ? Pour le faire enrager : l’en-sei-gne… Qu’il en soit ainsi ! Pour le faire enrager !
Et cette idée lui plut tellement qu’il en fut tout illuminé et demanda à manger.
Maintenant, transfiguré par sa nouvelle décision, Vyvertov va de chambre en chambre, sourit sarcastiquement et dit comme en songe :
– Je signerai : En-sei-gne… Pour les faire enrager !
1885.
1 Boisson fermentée, équivalant à du cidre. – (Tr.)
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