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Chapitre X
LES INVITÉS
«Volodia! Volodia! les Ivine!» criai-je en apercevant par la fenêtre trois garçons vêtus de redingotes d’hiver bleues, ornées d’un col de castor; ils suivaient leur jeune précepteur, un dandy, qui traversait la rue pour entrer chez nous.
Les jeunes Ivine étaient nos cousins, et presque de notre âge; aussitôt arrivés à Moscou, nous avions fait leur connaissance, et nous étions devenus bons amis.
Le second de ces jeunes gens, Serge Ivine, était un brun aux cheveux frisés, au petit nez ferme et retroussé, aux yeux bleu-foncé, aux lèvres très fraîches et rouges, qui laissaient d’habitude entrevoir une rangée de dents blanches avançant un peu; son visage exprimait une vivacité peu commune.
Jamais il ne souriait, il était très sérieux ou riait de tout son cœur, d’un rire franc, sonore et très communicatif. Sa beauté originale frappait à première vue. Je me sentais attiré vers lui par un entraînement irrésistible. Il me suffisait de le voir pour être tout à fait heureux; toutes les fibres de mon âme se concentraient dans ce seul désir: le voir.
Lorsqu’il m’arrivait de passer trois ou quatre jours sans le rencontrer, je commençais à m’ennuyer, et j’étais triste jusqu’aux larmes.
Éveillé ou endormi, je ne rêvais qu’à lui; le soir, en me couchant, je souhaitais de le voir dans mes songes; dès que je fermais les yeux, je le voyais devant moi et j’entretenais avec délices cette vision comme ma plus exquise jouissance. Je n’aurais avoué ce sentiment à personne au monde, tant il m’était précieux.
Est-ce à cause de l’obsession de mes yeux ardents qui le dévoraient ou parce qu’il ne ressentait aucune sympathie pour moi? mais il ne me cachait point qu’il préférait jouer et babiller avec Volodia plutôt qu’avec moi; cette indifférence ne troublait pas mon bonheur; je n’espérais rien, je ne demandais rien, j’étais prêt pour lui à tous les sacrifices.
Sa présence excitait en moi, à côté de mon inclination passionnée et au même degré, un autre sentiment, la crainte de lui faire de la peine, de le blesser, de lui déplaire.
Est-ce un effet de l’expression arrogante de son visage, ou parce que, conscient de ma laideur, je prisais trop haut cette qualité chez les autres, ou simplement, parce que c’est un signe caractéristique de l’affection? Mais je ressentais pour lui autant de crainte que de tendresse.
Lorsqu’il m’adressa la parole pour la première fois, ce bonheur imprévu me troubla si fort que je rougis, je pâlis, et je ne pus rien répondre.
Mon idole avait une mauvaise habitude; quand il se mettait à réfléchir il fixait un point quelconque en clignant des yeux et en relevant les narines et les sourcils. Tout le monde trouvait que ce tic le déparait; moi, je le trouvais charmant, et, sans y penser, je l’imitai si bien que, quelques jours après que j’eus fait sa connaissance, grand’mère me demanda si c’était parce que j’avais mal aux yeux que je les faisais clignoter, comme un hibou.
Je n’ai jamais soufflé à mon idole un mot des sentiments qu’il m’inspirait, mais il sentait son pouvoir sur moi, et, sans en avoir conscience, despotiquement, il en usait dans nos relations. Malgré toute mon envie de lui ouvrir mon cœur, je le craignais trop pour pouvoir me décider à lui faire des aveux; je m’efforçais, au contraire, de me montrer indifférent, et je me soumettais à lui sans murmurer. Parfois son joug me semblait lourd, insupportable; mais je n’avais pas la force de le secouer.
Je ne peux me rappeler sans tristesse ce pur et frais sentiment d’affection désintéressée et sans bornes, qui est mort sans avoir pu se répandre au dehors et sans trouver un sympathique écho.
Étrange anomalie! quand j’étais enfant, je faisais tout mon possible pour ressembler à une grande personne, et, depuis que j’ai cessé d’être un enfant, j’ai souvent souhaité de le redevenir.
Que de fois la crainte de paraître trop petit garçon m’a retenu dans mes rapports avec Serge Ivine. Cette crainte figeait le sentiment prêt à déborder et m’obligeait à le dissimuler! Non seulement je ne me permettais pas de l’embrasser, de prendre sa main, de lui dire combien j’étais heureux de le voir, mais je n’osais même pas lui donner son petit nom d’amitié; je l’appelais toujours Serge, tout court…. Telle était la règle entre nous.
Il nous semblait que toute expression du sentiment prouvait de l’enfantillage, et que celui qui se la permettait n’était qu’un gamin. C’est ainsi que, sans avoir passé par les épreuves amères qui rendent les hommes prudents et froids dans leurs relations, nous nous sommes privés des pures jouissances d’un tendre attachement enfantin, rien que pour imiter les grandes personnes.
Je courus recevoir les Ivine dans l’antichambre, et, après les avoir salués, je m’élançai auprès de grand’mère pour lui annoncer cette visite, comme si c’était un événement qui devait la combler de joie. Puis, mon regard obstinément fixé sur Serge, j’entrai avec lui au salon, et je me mis à épier ses moindres mouvements.
Grand’mère le considéra de ses yeux perçants et prononça qu’il avait grandi. J’éprouvais pendant cet examen la même alternative de crainte et d’espérance qu’éprouve un artiste en attendant le jugement d’un arbitre respecté sur son œuvre.
Le jeune précepteur des Ivine, Herr Frost, descendit avec nous au jardin, après avoir demandé à grand’mère sa permission. Il s’assit sur un banc vert, croisa pittoresquement les jambes, glissa entre elles sa canne à pomme de bronze, et alluma un cigare, de l’air d’un homme qui est très satisfait de sa pose.
Herr Frost était un allemand, mais un allemand d’une toute autre allure que notre bon Karl Ivanovitch. D’abord il parlait correctement le russe, et le français avec un mauvais accent; il avait la réputation, surtout auprès des dames, d’être … «très savant homme»; secondement, il portait des moustaches rousses et une grosse épingle de rubis dans sa cravate de satin noir dont les bouts étaient passés sous les bretelles; son pantalon était d’un bleu clair à reflets chatoyants et pourvu de sous-pieds; troisièmement, il était jeune, sa tête était belle quoique suffisante, et ses pieds musculeux. C’était le type du jeune allemand russifié qui veut jouer un rôle et faire le vert-galant.

Nous nous amusions beaucoup au jardin; le jeu du brigand marchait on ne peut mieux, lorsqu’un accident vint tout bouleverser.
Serge était le brigand lancé à la poursuite des voyageurs; il fit un faux pas et, dans l’élan de la course, heurta du genou contre un arbre avec tant de violence que je crus qu’il s’était cassé en mille morceaux. Oubliant que je représentais le gendarme, et que ma consigne me prescrivait de m’emparer du brigand, je m’approchai de Serge pour lui demander s’il s’était fait mal. Pour toute réponse il se fâcha, serra les poings, tapa du pied et me cria d’une voix qui prouvait clairement qu’il s’était fait beaucoup de mal:
«Mais qu’est-ce que cela signifie? Ce n’est pas du jeu! Pourquoi ne m’arrêtes-tu pas?» répéta-t-il plusieurs fois en guettant du coin de l’œil nos deux frères, qui, en leur qualité de voyageurs, couraient sur le sentier, et, tout à coup, il fondit sur eux avec un éclat de rire bruyant.
Je ne peux pas rendre l’impression que me fit cet acte héroïque; j’en fus frappé et charmé. Comment! malgré une souffrance aiguë, me disais-je, il ne pleure pas, ne laisse même pas voir qu’il a mal et n’abandonne pas le jeu, pas même pour un instant! J’eus bientôt une nouvelle occasion d’admirer son courage et la fermeté de son caractère.
Un nouveau compagnon de jeu se joignit à nous peu après cet incident; il s’appelait Ilinka Grap. C’était le fils d’un étranger pauvre qui avait vécu chez mon grand-père, et qui lui avait des obligations. Il croyait s’acquitter d’un devoir en envoyant son fils s’amuser avec nous. Il se trompait beaucoup en pensant que notre commerce pouvait lui donner du plaisir ou lui faire honneur; nous ne le regardions pas comme un ami, et nous ne prenions garde à lui que pour nous en moquer.
Ilinka Grap était un grand garçon de treize ans, maigre et pâle, ayant une mine d’oiseau et une expression débonnairement soumise. Il était très pauvrement vêtu; mais, en revanche, toujours pommadé avec une telle profusion, que nous avions l’habitude de dire que, les jours de soleil, la pommade devait fondre sur sa tête et couler sur ses habits. Maintenant, quand je pense à lui, je m’en souviens comme d’un bon, d’un très bon garçon, tranquille et serviable; mais, dans ce temps là, il me faisait l’effet d’un être insignifiant, qui ne méritait pas qu’on s’occupât de lui ou qu’on le prit en commisération.
Le jeu du brigand terminé, nous rentrâmes dans la maison. Pour passer le temps jusqu’au dîner nous nous livrâmes à des prouesses de gymnastique, voulant faire parade de notre habileté. Grap nous regardait avec un timide sourire d’étonnement. Lorsque nous l’engagions à en faire autant, il refusait en disant qu’il n’était pas assez fort.
Mon Serge était admirable dans ces exercices. Il avait ôté son veston, son visage rayonnait, ses yeux lançaient des flammes, il riait sans cesse et inventait de nouveaux tours de force; il sautait par-dessus trois chaises placées de front, parcourait la chambre en faisant la roue et se perchait sur les volumes du lexique la tête en bas et les pieds en l’air, exécutant avec ses jambes de si drôles de mouvements, qu’il était impossible de tenir son sérieux en le voyant.
Après cet exercice, il devint pensif, cligna des yeux, prit un air très grave et, s’approchant de Grap, lui dit:
«Tâchez de faire comme moi, je vous assure que ce n’est pas difficile.»
Ilinka Grap, voyant que l’attention générale se portait sur lui, rougit et, d’une voix si mal assurée qu’on pouvait à peine l’entendre, protesta qu’il était incapable d’essayer cette prouesse.
«Mais qu’est-ce que cela signifie, s’écria Serge, pourquoi ne veut-il rien faire? Pourquoi fait-il sa demoiselle? Il faut absolument qu’il se tienne sur la tête.»
Et mon ami prit Grap par la main.
«Sans merci, sans merci, sur la tête! criai-je avec mes camarades en faisant cercle autour du pauvre enfant et en l’entraînant vers le dictionnaire.
—Lâchez-moi, j’irai tout seul!» criait notre victime.
Mais ses cris de désespoir ne servaient qu’à nous exciter; nous nous tenions les côtes de rire, et, entre nos mains, le veston vert craquait sur toutes les coutures.
Volodia et Ivine l’aîné inclinèrent la tête de Grap et la posèrent sur les lexiques; Serge et moi, nous nous emparâmes de ses jambes grêles qui se débattaient en tous sens; nous retroussâmes son pantalon jusqu’aux genoux, puis, avec un rire bruyant, nous jetâmes ses pieds en l’air; pendant ce temps le plus jeune des Ivine maintenait le corps de Grap en équilibre.
A nos éclats de rires succéda un moment de silence, et l’on n’entendit plus dans la chambre que la respiration embarrassée de notre victime.
En ce moment je n’étais pas tout à fait sûr que cet amusement fût drôle et gai.
«Maintenant tu es un brave!» prononça Serge en donnant une claque au patient.
Ilinka Grap ne disait rien et s’efforçait de se délivrer en donnant des coups de pied dans toutes les directions. Dans un de ces mouvements désespérés, son talon atteignit Serge à l’œil, et si fortement, que des larmes involontaires jaillirent, et que mon ami lâcha sa victime et porta la main à ses yeux, tout en poussant Grap de l’autre main de toutes ses forces. Celui-ci, n’étant plus soutenu que par nous, tomba lourdement par terre comme inanimé et dit d’une voix étouffée par les larmes:
«Pourquoi me tourmentez-vous de la sorte?»
Le pauvre Ilinka, le visage en larmes, les cheveux ébouriffés, le pantalon retroussé sous lequel passaient les tiges de bottes non cirées, avait une mine si piteuse, que nous en fûmes frappés; nous restâmes silencieux et nous nous efforçâmes de sourire.
Serge fut le premier à se remettre.
«Voilà un pleurnicheur, une vraie demoiselle, dit-il en le touchant légèrement du bout du pied; il ne sait pas jouer…. Assez, levez-vous!
—Oui, tu es un vilain gamin, répéta Ilinka d’un ton fâché, et, se détournant, il se mit à sangloter à haute voix.
—Ah! ah! il donne des coups de talon et c’est encore lui qui dit des injures!» cria Serge en saisissant un dictionnaire qu’il brandit sur la tête du malheureux; celui-ci ne songeait pas à se défendre et se bornait à cacher sa tête entre ses mains.
«Eh bien! voilà ce que tu gagnes à dire des injures!… laissons-le là puisqu’il ne comprend pas la plaisanterie … descendons,» dit Serge avec un rire forcé.
Je regardai le pauvre Grap, il me fit pitié. Il était étendu sur le plancher, le visage dans les dictionnaires; il semblait que, si les convulsions qui agitaient tout son corps duraient encore quelques minutes, il rendrait l’âme.
«Oh! Serge, dis-je à mon favori, pourquoi as-tu fait cela?
—Voilà encore!… J’espère que je n’ai pas pleuré aujourd’hui quand je me suis presque cassé la jambe?
—Oui, il a raison, pensai-je; Grap n’est qu’un pleurnicheur, tandis que mon Serge est un brave! Oh! comme il est brave!»
Je ne me disais pas que le malheureux Grap pleurait beaucoup moins de sa souffrance physique, que de la pensée que des garçons, qu’il aimait peut-être, avaient pu se liguer contre lui pour le détester et le chasser, sans qu’il leur eût fait aucun mal.
A l’heure qu’il est, je ne peux pas m’expliquer ma cruauté dans cette occasion. Comment se fait-il que je ne me sois pas approché de lui pour le défendre et pour le consoler? Qu’était devenu ce sentiment de compassion qui me faisait pleurer tout haut à la vue d’un choucas jeté hors du nid, d’un petit chien qu’on allait noyer ou d’un poulet qu’un marmiton emportait pour la cuisine!
Est-il possible que ces beaux sentiments fussent amortis chez moi par mon affection pour Serge, et par mon désir de paraître à ses yeux aussi brave que lui? Quand je songe à ces faiblesses de mon orgueil, il me semble qu’elles laissent sur les pages de mes souvenirs d’enfance les seules taches qui les ternissent.
Le remue-ménage inusité qui se fit dans la salle à manger transformée en buffet, le brillant éclairage qui donnait aux objets familiers un aspect nouveau, un air de fête, et, surtout, le fait que le prince Ivan Ivanitch nous avait envoyé son orchestre, tout me fit présumer que nous aurions beaucoup de monde le soir.
Au bruit de chaque voiture qui passait, je courais à la fenêtre, j’appuyais les paumes de mes mains contre la vitre en me prenant les tempes, et je regardais avec curiosité dans la rue. D’abord je ne distinguais rien, puis peu à peu la boutique d’en face avec sa lanterne bien connue saillait; ensuite je discernais de côté la grande maison dont deux fenêtres étaient éclairées au premier étage,—un fiacre transportait deux voyageurs, ou une calèche vide revenait au pas.
Mais tout à coup un équipage roula devant notre perron. Les Ivine avaient promis de venir de bonne heure, et je m’élançai pour les recevoir dans l’antichambre.
A leur place j’aperçus, derrière le domestique en livrée qui ouvrait la porte, deux personnes du sexe féminin: l’une était de grande taille, enveloppée dans un manteau bleu orné d’un col de martre, et l’autre, toute petite, emmitouflée dans un châle vert, sous lequel on n’apercevait que de très petits pieds chaussés de bottines fourrées.
Sans faire aucune attention à moi et sans se soucier de mes saluts réitérés, la petite personne s’approcha de sa compagne, sans mot dire, et resta immobile pendant que celle-ci déroulait le châle vert qui l’enveloppait de la tête aux pieds. La grande déboutonna le long manteau de la petite, le laquais lui enleva ses bottines, et, lorsqu’il eut dans les bras les vêtements que venaient de quitter les deux visiteuses, j’eus devant les yeux une charmante petite fille de douze ans, décolletée, en robe de mousseline courte qui découvrait un pantalon blanc et de mignons souliers noirs. Un ruban de velours noir entourait son fin cou blanc; sa petite tête était couverte de boucles d’un blond foncé, qui encadraient merveilleusement le joli minois de l’enfant, et retombaient avec tant de grâce sur ses épaules nues, que quelqu’un, Karl Ivanovitch lui-même, ne m’eût-il assuré que ces boucles frisaient si bien que parce que, dès le matin, elles avaient été enroulées dans des morceaux du Journal de Moscou et pressées entre des fers chauds, je ne l’aurais pas cru; il me semblait que la nouvelle venue avait dû naître avec cette tête bouclée.
Ce qui me frappait le plus dans ce visage, c’était la grandeur extraordinaire des yeux, convexes de forme, et toujours à demi-fermés, qui formaient le plus singulier, mais en même temps le plus agréable contraste avec la petite bouche mignonne.
Les lèvres étaient closes, le regard si sérieux, que l’expression générale des traits n’annonçait pas le sourire; mais, quand ce sourire éclatait, il était d’autant plus enchanteur.
Je m’efforçai de glisser inaperçu hors de l’antichambre, pour courir dans la première salle où je me promenai de long en large, en feignant d’être trop absorbé dans mes pensées, pour m’apercevoir de l’entrée de nos invités. Lorsque la mère et la fille furent au milieu de la pièce, je fis semblant de revenir à la réalité, et, après avoir fait ma révérence, je les prévins que grand’mère les attendait au salon.
Madame Valakine, qui me plut beaucoup à cause de sa ressemblance avec sa fille, répondit en inclinant la tête avec un air de bienveillance.
Grand’mère parut très contente de voir Sonitchka; elle la fit venir près d’elle, rajusta une boucle qui retombait sur le front de la jeune fille, et, la considérant avec attention, s’écria: «Quelle charmante enfant!» Sonitchka sourit, et son visage se couvrit d’une teinte rosée qui la rendit si jolie, que je rougis par sympathie en la regardant.
«J’espère que tu ne t’ennuieras pas chez moi, ma petite amie, dit grand’mère en lui soulevant le menton; donne-t’en à cœur joie, amuse-toi et danse le plus possible…. Nous avons déjà une dame et deux cavaliers,» dit-elle en s’adressant à la mère de la petite fille et en me touchant du doigt.
Ces paroles qui me rapprochaient de Sonitchka me furent si agréables que je rougis de nouveau.
Mais, me sentant encore plus intimidé, je profitai du roulement d’un nouvel équipage dans la cour pour opérer ma retraite.
Dans l’antichambre je trouvai la princesse Kornakova suivie de son fils et de ses filles qui formaient une troupe qui n’en finissait pas; elles étaient toutes laides, taillées sur le même patron, et ressemblaient à leur mère; aucune n’attirait les regards. Tout en posant leurs manteaux et leurs boas, elles parlaient toutes ensemble d’une voix flûtée, s’agitaient et riaient de quelque chose,—était-ce de se voir si nombreuses?
Leur frère Étienne était un garçon de quinze ans, très grand et gros de corps, avec un visage maigre et fatigué; ses yeux enfoncés étaient cernés d’une ligne bleuâtre, et ses pieds et ses mains étaient trop grands pour son âge. Il était gauche dans ses mouvements, et sa voix était d’un timbre désagréable et inégal; malgré ces défectuosités il semblait très content de lui-même, et représentait exactement à mes yeux le type d’un garçon élevé avec la verge.
Nous restâmes assez longtemps en face l’un de l’autre à nous examiner réciproquement, puis nous fimes un pas en avant pour nous embrasser; mais, après avoir échangé encore un coup d’œil, nous y renonçâmes. Quand les robes de toutes les sœurs eurent défilé devant nous avec un froufrou sonore, la conversation s’engagea entre nous. Je demandai à mon compagnon s’il ne s’était pas trouvé à l’étroit dans la voiture.
«Je ne sais pas, répondit-il négligemment;—je ne vais jamais dans la voiture, cela me fait mal au cœur, et maman le sait. Quand nous sortons, le soir, je me mets sur le siège; c’est beaucoup plus amusant, de là on voit tout. Philippe, notre cocher, me laisse conduire; quelquefois il me cède aussi le fouet, et alors, comme vous pensez, j’en gratifie les passants,—il compléta sa phrase par un geste expressif—c’est bon ça!…
—Votre Excellence, dit un laquais en entrant dans le vestibule, Philippe demande où vous avez mis le fouet.
—Comment où je l’ai mis? Je le lui ai rendu!
—Il dit que vous ne le lui avez pas rendu.
—Alors je l’ai accroché à la lanterne.
—Philippe dit qu’il ne l’a pas trouvé non plus sur la lanterne. Vous feriez mieux, continua le laquais dont la colère montait, d’avouer tout de suite que vous l’avez perdu, sans quoi Philippe répondra de sa bourse pour vos espiègleries.»
Le laquais était un homme âgé, à l’air respectable; il semblait prendre avec feu le parti du cocher et vouloir, coûte que coûte, éclaircir l’affaire.
Par un sentiment de délicatesse involontaire, je m’éloignai en faisant celui qui n’entend pas; mais tous les laquais qui assistaient à cette scène se rapprochaient et semblaient par leurs regards encourager le vieux serviteur.
«Eh bien! si je l’ai perdu, c’est perdu! dit Étienne pour mettre fin aux explications … je lui payerai la valeur de son fouet. Est-ce assez drôle? ajouta-t-il en se rapprochant de moi et en m’entraînant vers le salon.
—Non, permettez, barine, avec quoi payerez-vous? Je connais votre manière de payer! Voilà déjà huit mois que vous devez vingt copecks à Maria Vassilievna, et à moi, voici deux ans, et à Pierre….
—Veux-tu te taire! cria le jeune homme, pâle de rage:—Je dirai tout!…
—Je dirai tout! je dirai tout! répéta le laquais en singeant son maître. Non, ce n’est pas bien, votre Excellence! ajouta-t-il avec une emphase remarquable, comme nous entrions dans la salle, et il se retira en emportant les manteaux.
—C’est bien répondu, très bien répondu!» crièrent plusieurs voix dans l’antichambre.
Grand’mère avait le don de faire comprendre l’opinion qu’elle avait des gens rien qu’aux inflexions de sa voix, et à l’usage qu’elle faisait des pronoms de la seconde personne. Elle employait le vous et le tu contrairement à l’habitude, et ces nuances prenaient dans sa bouche une signification exceptionnelle.
Lorsque le jeune prince vint lui présenter ses devoirs, elle répondit par quelques mots brefs, et lui dit vous, accompagnant ces paroles d’un regard exprimant tant de dédain, qu’à la place d’Étienne, je serais rentré sous terre. Évidemment, il était d’un tout autre tempérament que moi; il n’eut pas l’air de remarquer la froideur de cet accueil et fit à peine attention à grand’mère. Il salua toute la société, sinon avec grâce, tout au moins d’un air très dégagé.
Pour moi, je ne voyais plus que Sonitchka, lorsque je causais avec Volodia ou Étienne, à une place d’où je l’aperçevais et d’où elle pouvait me voir et m’entendre. J’étais content de parler, et, quand il m’arrivait de trouver un mot que je jugeais spirituel ou comique, je regardais aussitôt par la porte du salon pour voir quel effet j’avais produit; mais, si nous allions à un endroit d’où elle ne pouvait ni nous voir, ni nous entendre, je devenais silencieux et ne prenais plus aucun plaisir à la conversation.
Le salon et la grande salle se remplissaient peu à peu d’invités, et, dans le nombre, comme dans tous les bals d’enfants, se trouvaient plus d’un grand enfant, qui ne voulait pas laisser échapper cette occasion de danser et qui prétendait, tout le temps, ne s’amuser que pour être agréable à la maîtresse de la maison.
Quand les Ivine arrivèrent, au lieu du plaisir que j’éprouvais toujours à la vue de Serge, je ressentis un étrange sentiment de dépit à la pensée qu’il verrait Sonitchka et qu’il s’en ferait remarquer.
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