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Enfance et Adolescence de Léon Tolstoï


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Chapitre XVI


NOUVELLE MANIÈRE DE VOIR

Katienka était assise auprès de moi et suivait, pensive, sa belle tête inclinée, la route poussiéreuse qui fuyait sous les roues.

Je la regardais en silence, surpris de voir pour la première fois sur son visage rose une expression qui n’était pas celle d’un enfant.

«Nous arriverons bientôt à Moscou, lui dis-je, qu’est-ce que tu en penses? Crois-tu que ce soit une grande ville?…

—Je ne sais pas, répondit-elle, par manière d’acquit.

—Cependant, quelle idée t’en fais-tu?… Crois-tu que Moscou est plus grande que la ville que nous venons de traverser?

—Comment?

—Non, je ne dis rien.»

Ce sentiment d’intuition, qui fait qu’un homme devine la pensée d’un autre et qui sert de lien à la conversation, fit comprendre à Katienka que son indifférence me faisait de la peine; elle releva la tête et me dit:

«Votre père ne vous a-t-il pas dit que nous devons demeurer chez votre grand’mère?

—Oui, il m’a dit que grand’mère désire vivre avec nous, tout à fait.

—Et nous devons tous demeurer chez elle?

—Sans doute, tous. Nous aurons un appartement au second étage; papa occupera l’aile de la maison, et nous dînerons tous ensemble au premier avec grand’mère.

—Maman m’a dit que votre grand’mère est si grande dame et si irascible.

—No-o-on! Elle fait cette impression au premier abord. Elle est grande dame, mais pas irascible; au contraire, elle est très bonne et très gaie…. Si tu avais vu le bal qu’elle a donné, le jour de sa fête….

—Cependant, j’ai peur d’elle…. Et puis … Dieu sait encore, si….»

Katienka se tut subitement et devint grave.

«Qu’est-ce que tu allais dire? demandai-je avec inquiétude.

—Rien … je n’ai rien voulu dire….

—Mais si … tu as commencé à dire … Dieu sait encore si….

—Tu dis qu’on a donné un grand bal, le jour de sa fête?….

—J’ai beaucoup regretté que vous n’y fussiez pas; il y avait une foule d’invités, peut-être un millier de personnes, et de la musique … et des généraux…. J’ai dansé….—Katienka! ajoutai-je interrompant brusquement mon récit, tu ne m’écoutes pas.

—Si, j’écoute…. Tu as dit que tu avais dansé.

—Pourquoi es-tu si triste?

—On ne peut pas être toujours gaie!

—Non, ce n’est pas cela…. Tu as beaucoup changé depuis notre retour de Moscou. Dis-moi la vérité, continuai-je d’un ton décidé en me tournant vers elle … pourquoi es-tu devenue si étrange?

—Est-ce que je suis étrange? répondit Katienka d’un ton animé qui prouvait que ma question l’avait piquée; je ne suis pas étrange.

—Pardon, tu n’es plus la même qu’auparavant, continuai-je; autrefois tu étais tout à fait comme une de nous, on voyait que tu nous prenais pour tes parents, et que tu nous aimais autant que nous t’aimions; maintenant tu es devenue si sérieuse!… et tu nous évites.

—Point du tout….

—Non, non, laisse-moi finir, dis-je, en l’interrompant.»

Je sentais déjà ce léger picotement dans le nez, qui précède les larmes; je le ressentais chaque fois que j’avouais une secrète pensée qui pesait depuis longtemps sur mon cœur.

«Tu nous évites, répétai-je, tu ne parles qu’à Mimi, comme si tu ne voulais plus nous connaître.

—On ne peut pas être toujours la même; il vient un jour où il faut changer!» répondit Katienka, qui avait l’habitude, quand elle était embarrassée, d’expliquer toutes choses par une nécessité impérieuse.

Je me souviens qu’un jour, ma sœur, se querellant avec elle, lui dit: «sotte!»

Katienka répliqua: «Tout le monde ne peut pas être sage; il faut aussi qu’il y ait des sots!»

Cette fois je ne fus pas content de sa réponse: «Il vient un jour où il faut changer,» et je continuai mon interrogatoire.

«Pourquoi est-il nécessaire de changer!

—Parce que nous ne pouvons pas vivre toujours ensemble, répondit-elle en rougissant et en fixant les yeux sur le dos de Philippe. Maman pouvait demeurer toujours avec votre mère qui était son amie; mais, on dit la comtesse, votre grand’mère, très irascible. Qui sait si elles s’accorderont?… Et même, si elles se conviennent, il faudra nous séparer un jour; vous êtes riches, vous avez des terres, Pétrovskoë; et nous, nous sommes pauvres; maman n’a rien.»

«Vous êtes riches, nous sommes pauvres,» ces paroles et les idées qui s’y rattachaient me parurent très singulières. En ce temps-là je ne considérais comme pauvres que les mendiants et les paysans, et mon imagination ne pouvait rattacher l’idée de pauvreté à la personne de Katienka, si jolie et si gracieuse. Il me semblait que Mimi et sa fille passeraient leur vie avec nous sur un pied d’égalité complète et qu’il ne pouvait en être autrement. A la révélation de la jeune fille, des milliers de pensées encore confuses surgirent dans mon esprit. Je fus pris d’une telle honte à l’idée que nous étions riches et qu’elle était pauvre, que je devins tout rouge et que je n’osai plus lever les yeux sur elle.

«Eh! qu’importe que nous soyons riches, et Mimi et Katienka pauvres!» me disais-je, pourquoi en résulterait-il une séparation?. Pourquoi ne partagerions-nous pas notre bien avec elles? Mais instinctivement je compris que je ne devais pas faire part à Katienka de mes réflexions, et mon bon sens me suggérait déjà, contrairement à mes déductions logiques, que Katienka avait raison et qu’il serait déplacé de lui exprimer ma pensée là-dessus.

«Est-ce possible que tu nous quittes? lui dis-je. Comment ferons-nous pour vivre séparés?

—Mais que faire!… J’en souffre moi-même…. Cependant je sais ce que je ferai si cela arrive….

—Tu deviendras actrice?. Quelle bêtise! lui dis-je, sachant que toute son ambition était de monter sur la scène.

—Non, je disais cela quand j’étais petite….

—Que comptes-tu faire?

—J’entrerai au couvent, et je serai cloîtrée, je porterai une simple robe noire et un bonnet de velours….»

Et elle se mit à pleurer….

Cette conversation avec Katienka me toucha profondément et, en m’obligeant à réfléchir à la position et à l’avenir de la jeune fille, me fit découvrir pour la première fois que nous, c’est-à-dire ma famille, nous n’étions pas seuls dans ce monde, qu’il y avait sur cette terre beaucoup de personnes qui ne pensaient pas à nous et qui ne soupçonnaient même pas notre existence.

Sans doute je le savais déjà; mais je ne m’en étais jamais rendu compte si nettement. Auparavant, je m’en doutais; mais je ne ne voulais pas le croire.

Maintenant, tout en laissant mes yeux errer sur les campagnes et les villes que nous traversions, je me disais, en passant devant chaque maison, que là vivait une famille comme la nôtre. A la vue des femmes et des enfants qui examinaient avec curiosité nos voitures, un instant, puis disparaissaient pour toujours, et devant les marchands et les paysans, qui non seulement ne nous saluaient pas avec la déférence qu’on nous témoignait à Pétrovskoë, mais ne daignaient pas nous regarder, pour la première fois, je me demandais: Qui sont ces hommes? Qu’est-ce qui les intéresse, puisqu’ils ne pensent point à nous? Ont-ils des enfants? Comment les élèvent-ils? Les laissent-ils jouer? Leur apprennent-ils à lire. Et ainsi de suite, sans fin.

Dès mon arrivée à Moscou, le changement survenu dans ma manière de voir les personnes et les choses, et de juger mes relations avec elles, devint encore plus sensible.

A ma première entrevue avec grand’mère, en apercevant son visage maigre et ridé, et ses yeux éteints, au lieu du sentiment de crainte et de respect que j’avais eu pour elle, j’éprouvai de la compassion. Quand je la vis appuyer son visage sur la tête de Lioubotchka et pleurer comme si elle avait eu devant elle le cadavre de sa fille, la compassion que je ressentais pour elle se transforma en amour.

Sa douleur me troubla. Je comprenais que les personnes n’étaient rien à ses yeux, qu’elle ne chérissait en nous que ses souvenirs; je sentais que, dans tous les baisers dont elle couvrait mes joues, se cachait une pensée unique: «Elle n’est plus, elle est morte, je ne la reverrai jamais!»

Mon père, qui ne s’occupait point de nous à Moscou et qui n’apparaissait qu’au dîner, en redingote ou en frac, et le visage toujours préoccupé, avait aussi beaucoup changé dans mon opinion. Quant à Karl Ivanovitch, grand’mère ne l’appelait jamais que le menin; il avait eu la singulière fantaisie de recouvrir sa vénérable calvitie, qui m’était si familière, d’une perruque rousse dont la raie était simulée par un fil qui partageait la tête presque au milieu. Sous cet accoutrement il me parut si comique, que je m’étonnais de n’avoir pas remarqué plus tôt combien il était drôle.

Une barrière invisible s’était élevée entre nous et les jeunes filles; elles avaient leurs secrets, et nous, les nôtres. On aurait dit qu’elles nous dédaignaient depuis qu’elles portaient leurs robes plus longues, et nous, de notre côté, nous étions très fiers de nos pantalons à sous-pieds.

Le premier dimanche après notre arrivée, Mimi se présenta au dîner dans une robe d’une telle magnificence, et avec une si grande profusion de rubans sur la tête, que je compris, sans en pouvoir douter dorénavant, que nous n’étions plus à la campagne, et qu’ici la vie serait toute différente.


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