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Ivan Fedorovitch Schponka Et Sa Tante de Nikolaï Vassilievitch Gogol


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III

LA TANTE

La tante Vassilissa Kachparovna était à cette époque âgée d’une cinquantaine d’années. Elle n’avait jamais été en puissance de mari et prétendait qu’elle prisait par-dessus tout le célibat. Au reste, pour autant qu’il m’en souvient, nul ne lui avait oncques demandé sa main, pour la bonne raison que tous les hommes se sentaient à ses côtés envahis d’une sorte de timidité, et ne se découvraient jamais assez de courage pour risquer une déclaration.

– C’est une personne qui a du caractère, Vassilissa Kachparovna, disaient les prétendants.

Ils parlaient d’or, car elle était femme à rendre souple comme un gant n’importe qui. Ainsi, cet ivrogne de meunier, un authentique propre à rien, elle avait réussi, sans la moindre assistance extérieure, et rien qu’en lui tirant chaque jour le toupet de sa main valeureuse, à en faire, non un homme, mais un bijou. Sa taille était presque celle d’un géant, avec une corpulence et une vigueur à l’avenant. On avait l’impression que la nature avait commis une erreur impardonnable en la prédestinant à porter en semaine un peignoir nuance cannelle foncée, à menues fronces, et un châle rouge en cachemire à Pâques et le jour de son anniversaire, alors que sur sa personne les moustaches et les bottes fortes à mi-cuisses des dragons eussent été bien plus seyantes.

En revanche, son genre d’occupations correspondait exactement à sa tournure : elle canotait toute seule, se servant des rames plus habilement que n’importe quel pêcheur, n’était pas une mazette à la chasse, surveillait les faucheurs sans les quitter d’une semelle, connaissait sans se tromper d’une unité le nombre des melons et pastèques dans les carrés réservés à ces cucurbitacées, prélevait une redevance de cinq copecks par véhicule qui passait sur sa digue, grimpait à l’arbre pour secouer les poires, châtiait de sa redoutable poigne les serfs nonchalants, et de la même main redoutée apportait un verre d’eau-de-vie aux méritants. Presque simultanément, elle se chamaillait avec quelqu’un, passait des écheveaux de fil à la teinture, préparait le kwass, cuisait des confitures au miel, galopait à la cuisine, bref se démenait d’un bout à l’autre de la journée et avait le don d’ubiquité. Le résultat de cette activité était que la petite exploitation d’Ivan Fédorovitch, forte en tout et pour tout de dix-huit âmes [14] au dernier recensement, fleurissait dans la stricte application du terme. Au surplus, nourrissant pour son neveu une affection excessive, elle était économe du moindre de ses deniers.

Depuis son retour, la vie d’Ivan Fédorovitch avait changé du tout au tout et suivait une direction différente. On aurait pu le croire créé et mis au monde uniquement pour diriger une propriété agricole de dix-huit âmes. La tante elle-même constata qu’il sortirait de lui un administrateur capable, bien qu’au demeurant elle ne l’admît point à s’immiscer dans toutes les branches de l’exploitation.

– Bah ! bah ! ce n’est encore qu’un marmot, disait-elle quoique Ivan Fédorovitch frisât de très près la quarantaine. Comment voulez-vous qu’il soit au courant de tout ?

Toutefois, il restait en permanence dans les champs sur les talons des moissonneurs ou des faucheurs, surveillance qui procurait à sa nature placide une jouissance inexprimable : volée synchronique d’une dizaine de faux étincelantes, et parfois davantage, bruit mou des javelles s’affaissant en lignes symétriques ; à de rares occasions, les chants jaillis du cœur des moissonneuses, tantôt allègres comme pour fêter une bienvenue, tantôt déchirants, échos d’une séparation ; le soir, son calme et sa pureté !… Quelle splendeur vespérale ! Quel air débordant de fraîcheur et de liberté sans frein ! Comme toutes choses se ranimaient ! la steppe rougeoyait, tournait au bleu, et flambait de toutes ses folles graminées ; cailles, outardes, mouettes, grillons, insectes par myriades, et le sifflement, le vrombissement, le crépitement de toutes ces créatures, fondant soudain en un chœur mystérieux, symphonie qui ne connaissait ni cesse ni fin. Mais le soleil déclinait, se cachait. Dieu, quelle fraîche haleine, et comme il faisait bon ! çà et là, sur l’étendue des champs, on allumait des feux, on y disposait des marmites, et autour de ces bûchers venaient s’asseoir les faucheurs moustachus ; le fumet des boulettes de pâte frite se propageait au loin, le crépuscule se drapait de gris… Il est difficile de dire ce que devenait alors Ivan Fédorovitch ; se joignant aux faucheurs, il en oubliait de goûter leurs galettes dont il était pourtant friand, et demeurait sans un mouvement, cloué à la même place, suivant de l’œil le vol d’une mouette, presque un point dans la nue, ou comptant machinalement les gerbes éparses au hasard des guérets.

Au bout de fort peu de temps, on ne parlait à la ronde d’Ivan Fédorovitch que comme d’un homme excellant à faire valoir ses terres. La tante ne pouvait assez se féliciter du retour de son neveu et ne manquait jamais une occasion d’en tirer vanité. Un beau jour, la moisson étant déjà terminée, et pour préciser davantage, vers la fin de juillet, Vassilissa Kachparovna prit d’un air mystérieux la main d’Ivan Fédorovitch et lui dit qu’elle se proposait de lui parler présentement d’une affaire qui lui trottait dans la tête depuis bien des années.

– Tu sais, cher Ivan Fédorovitch – telle fut son entrée en matière – que ton village compte dix-huit âmes, au moins d’après les données officielles du recensement, mais en cherchant bien, peut-être que ce chiffre est inférieur à la réalité, et qu’il se monte aussi bien à vingt-quatre. Mais là n’est pas la question !… Tu connais ce petit bois situé derrière notre pièce de terre bordée d’un ravin, et tu n’es pas non plus sans savoir qu’au delà de ce bois s’étend une prairie dont la superficie est d’un hectare, ou peu s’en faut. Elle donne tant de foin que l’on pourrait en tirer bon an mal an plus de cent roubles, surtout si comme le bruit en court un régiment de cavalerie doit prendre ses quartiers à Gadiatch…

– Bien sûr, ma tante, je sais… l’herbe y est fameuse.

– Je le sais parbleu bien, sans qu’il soit besoin que tu me l’apprennes ; mais sais-tu qu’en réalité toute cette terre est à toi ?… Pourquoi rouler ainsi des yeux ronds ?… Tu te souviens de Stépan Kouzmitch… allons bon ! qu’est-ce que je raconte ? … Te souvenir !… tu étais si petit en ce temps-là que tu n’arrivais même pas à prononcer son nom. Tu serais bien en peine, en effet, de te souvenir… Je me rappelle être venue vous voir à la veille même du carême de l’Avent ; je me préparais à te dorloter entre mes bras, quand tu faillis me gâter ma robe de haut en bas ; une chance encore que je réussis à te passer à temps aux mains de ta nourrice Matriona… Voilà comme tu étais malpropre à cette époque… Mais ceci est encore une autre question… Les terres qui se trouvent au delà de notre propriété, et le village même de Khortychtché appartenaient à Stépan Kouzmitch. Or, il est bon que je te l’explique, cet homme commença – tu n’étais pas encore venu au monde – à faire de fréquentes visites à ta mère, bien entendu en l’absence de ton père. Mais il n’entre nullement dans mes intentions de le reprocher à la défunte, Dieu lui fasse paix ! bien que de tout temps elle se soit montrée injuste à mon égard… Mais il ne s’agit pas non plus de cela !… quoi qu’il en soit, Stépan Kouzmitch dressa en ton nom un acte de donation concernant cette propriété dont je te parle présentement. Mais feu ta maman, soit dit entre nous, était une nature bizarre ; le diable en personne – Dieu me pardonne d’employer un mot si malsonnant – n’aurait rien pu comprendre à son caractère. Où a-t-elle pu fourrer ce document, seul le Tout-Puissant le sait… Je soupçonne que l’acte se trouve tout simplement aux mains de ce vieux garçon de Grigory Grigoriévitch Stortchenko. Ce fin matois à grosse bedaine a donc reçu en héritage toute la propriété en bloc. Je parierais n’importe quoi que ce ventru a supprimé l’acte de donation…

– Permettez, ma tante, n’est-ce point ce même Stortchenko dont j’ai fait la connaissance au relais de poste ? dit Ivan Fédorovitch qui exposa les détails de la rencontre.

– Qui peut le dire ? répondit la tante après un instant de méditation, peut-être bien que ce n’est point un coquin. Il y a tout juste six mois, c’est vrai, qu’il s’est installé dans notre voisinage, et l’on n’arrive guère à pénétrer un individu en si peu de temps. Je me suis laissé dire que la vieille dame, j’entends par là sa mère, est une personne très avisée, et que, à ce qu’on prétend, elle n’aurait pas sa pareille pour mariner des concombres ; les filles de sa domesticité s’y entendent merveilleusement pour teindre les tapis. Mais du moment qu’il t’a bien traité, prends la voiture et va le voir, peut-être bien que le vieux pécheur prêtera l’oreille aux suggestions de la conscience et te rendra ce qu’il détient indûment. Tu peux même user de la calèche, bien que cette maudite marmaille se soit amusée à arracher tous les clous à l’arrière du coffre. Il faudra demander au cocher Omelko de reclouer le cuir tout autour comme il se doit…

– À quoi bon, ma tante ? je me servirai aussi bien du chariot que vous employez pour aller à la chasse…

Et sur ces mots la conversation prit fin.


14 Avant l’abolition du servage par Alexandre II, en 1863, le propriétaire foncier, gentilhomme ou non, pouvait dire en effet sans mentir que tel ou tel village Vytriébienky ou Khortychtché, lui appartenait. Il était maître, non seulement des terres et de tout ce qui y poussait, mais aussi des maisons, de l’église, et des serfs attachés à la glèbe, les serfs qu’on appelait des âmes et dont il disposait à son gré. Il pouvait selon sa fantaisie les louer, ou les vendre à des particuliers ou à l’État pour en faire des soldats. Il lui était interdit, il est vrai, de les estropier ou de les mettre à mort ; mais quand le cas ce produisait – et ce n’était pas tellement rare ! – les autorités usaient d’une certaine indulgence, dans la conviction probablement qu’en tuant une « âme », le coupable avait surtout agi à son propre détriment. Un serf ne choisissait pas celle qui devait être la compagne de sa vie ; le maître mariait, ou plus exactement accouplait des « âmes »de sexe différent, comme il eût procédé pour des bêtes de somme, d’après des considérations économiques, sentimentales ou autres, et qui en tout cas ne regardaient que lui, puisque ces hommes, ces femmes et leurs enfants étaient son bien, sa chose. On disait couramment : un tel est riche de 150 âmes ; cette jeune fille aura en dot 1.200 âmes, etc. (Note des traducteurs.)


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