Littérature Russe – Livres pour enfants – Poésie Russe – Nikolaï Vassilievitch Gogol – Ivan Fedorovitch Schponka Et Sa Tante – Table des matièress
< < < III – LA TANTE
V – NOUVEAU PROJET DE LA TANTE > > >
IV
LE DÉJEUNER
Quand la voiture aborda vers l’heure du déjeuner le village de Khortychtché, Ivan Fédorovitch faillit perdre contenance, à mesure qu’il se rapprochait de la maison de maître. Celle-ci n’était point couverte de roseaux, comme chez de nombreux propriétaires aux alentours, mais avait une toiture en bois, de même que les deux celliers dans la cour, et la porte cochère était en chêne. Ivan Fédorovitch se sentait dans l’état d’esprit d’un élégant qui, dès son entrée au bal, n’aperçoit en quelque point qu’il pose les yeux que des freluquets mieux habillés que lui. Par mesure de respect il arrêta sa voiture près d’un cellier et se dirigea à pied vers le perron.
– Bah ! mais c’est Ivan Fédorovitch ! s’écria le gros Grigory Grigoriévitch qui déambulait dans la cour en redingote, mais sans cravate, ni gilet, ni bretelles.
Toutefois, même cette tenue sommaire semblait lourdement peser à son embonpoint, car il ruisselait de sueur.
– Que me chantiez-vous donc, dit-il, en m’assurant que tout de suite après les premières effusions avec la tante vous viendrez me voir ? Pourtant, je vous ai attendu en vain…
– Heu… mon temps est presque entièrement absorbé par les soins de l’exploitation… Je ne resterai qu’une minute à Khortychtché, et encore pour parler affaires…
– Une minute ?… ah ! que non, par exemple… Hé, valet, cria le propriétaire pansu, et le même adolescent en surcot de Cosaque sortit au trot de la cuisine, dis à Kassian de boucler immédiatement le portail, tu entends : à double tour, et qu’on dételle à l’instant les chevaux de ce monsieur. Mais entrez donc au salon, il fait si chaud dehors que j’en ai la chemise toute trempée…
À peine dans les appartements, Ivan Fédorovitch décida de ne pas perdre de temps et en dépit de sa timidité prit hardiment le bœuf par les cornes.
– Ma tante a eu l’honneur… heu… je veux dire, ma tante m’a annoncé que l’acte de donation dressé par feu Stépan Kouzmitch…
Les mots manquent pour dépeindre l’expression de contrariété qui se répandit dès ce préambule sur la face en pleine lune de Grigory Grigoriévitch…
– Parole d’honneur ! s’exclama-t-il, je n’entends goutte à vos propos. Il faut vous dire qu’un cancrelat s’est un jour logé dans mon oreille gauche. En tout lieu que l’on rencontre des auberges tenues par des Russes, ces damnés Moscovites y pratiquent en grand l’élevage des cancrelats. Aucune plume ne saurait décrire le supplice que j’ai enduré à cette occasion, tellement ça me chatouillait tant et plus… Par la suite, une simple bonne femme m’a soulagé par le procédé rudimentaire de…
– Mon intention, dit Ivan Fédorovitch qui poussa la témérité jusqu’à couper la parole à Grigory Grigoriévitch, en voyant que celui-ci cherchait de propos délibéré à détourner la conversation, mon intention était de vous rappeler… heu… que dans le testament de Stéphan Kouzmitch on trouve mention, si j’ose m’exprimer ainsi, d’un acte de donation aux termes duquel… heu… il me revient…
– Je vois que votre tante a réussi à vous monter la tête. Mais ce sont là des mensonges. Dieu m’en est témoin, de purs mensonges !… Mon oncle n’a écrit aucune espèce d’acte de donation, bien qu’à la vérité une allusion à cette pièce se lise effectivement dans son testament. Mais le document lui-même, où est-il ?… Personne ne l’a présenté ! Je vous parle de la sorte parce que je ne vous veux que du bien, et de tout mon cœur… Mais ce sont des blagues, je vous assure.
Ivan Fédorovitch se tut, en songeant qu’aussi bien peut-être sa tante s’était fait tout bonnement des idées.
– Ah ! voici venir ma mère et mes sœurs, s’écria Grégory Grigoriévitch. J’en conclus que le déjeuner est servi. Je vous en prie…
Il saisit alors Ivan Fédorovitch par le bras et l’entraîna dans une chambre où l’on trouvait disposés sur une table de l’eau-de-vie et des hors-d’œuvre. Au même instant, fit son entrée une vieille dame basse sur jambes, une vraie cafetière en bonnet, escortée de deux jeunes filles,une blonde et une brune. Ivan Fédorovitch commença par baiser la main de la dame âgée, et passa ensuite à la menotte des demoiselles.
– Ma mère, je vous présente notre voisin Ivan Fédorovitch Schponka…
La maman regarda fixement l’invité, ou peut-être bien qu’après tout ce n’était qu’une simple apparence. Au demeurant, elle était la bonté personnifiée, et à sa mine on aurait cru qu’elle allait simplement poser cette question : « Et combien de concombres avez-vous salé pour l’hiver ? » mais en réalité elle demanda :
– Avez-vous pris de l’eau-de-vie ?
– Vous n’avez sans doute pas dormi votre content, mère, dit Grégory Grigoriévitch. Où a-t-on vu demander à un hôte s’il a bu ou non ? Bornez-vous donc à faire les honneurs, mais que nous ayons bu ou non, c’est notre affaire. Approchez Ivan Fédorovitch, que vous servirai-je ? de la liqueur à la centaurée ou de l’eau-de-vie, marque Trokhimov ? à votre goût ! Ivan Ivanovitch, qu’as-tu à rester planté comme une souche ? continua Grigory Grigoriévitch en se retournant, et Ivan Fédorovitch aperçut alors l’interpellé qui s’avançait du côté des liqueurs, un personnage en redingote dont les pans lui battaient les talons, et dont l’énorme col droit lui recouvrait entièrement la nuque, en sorte que sa tête y reposait comme au fond d’une calèche.
Ivan Ivanovitch s’approcha donc de l’eau-de-vie, se frotta les mains, scruta attentivement son petit verre, le remplit, l’examina derechef par transparence et vida d’un trait la boisson, mais se gardant de l’avaler, il commença par s’en rincer minutieusement tout l’intérieur de la bouche avant de la laisser enfin couler dans son gosier, se régala par là dessus d’une lèche de pain avec des girolles salées et s’adressant à Ivan Fédorovitch :
– N’est-ce point à monsieur Schponka, Ivan Fédorovitch que j’ai l’honneur de parler ?
– À lui-même, exactement, répliqua Ivan Fédorovitch.
– Ah ! vous avez énormément changé depuis le temps où je fis votre connaissance ! Comment donc ! je me souviens de vous quand vous n’étiez pas plus haut que ça ! continua-t-il en plaçant sa main à moins d’un mètre du plancher. Votre défunt père, Dieu lui fasse paix, était un homme pas ordinaire. Il avait de ces melons et de ces pastèques comme vous n’en trouveriez nulle part. Tenez, dit-il en attirant discrètement son interlocuteur à l’écart, à supposer que l’on vous serve à table ici même des pastèques, peut-on appeler ça des pastèques ? Elles ne méritent même pas l’aumône d’un regard. Me feriez-vous l’honneur de me croire, cher monsieur, si je vous confie que votre père avait des pastèques, ajouta-t-il en arrondissant les bras comme s’il voulait ceindre un énorme tronc d’arbre, ma parole, tenez, comme ça !
– À table ! dit Grigory Grigoriévitch, en passant son bras sous celui d’Ivan Fédorovitch.
Le maître de maison s’assit à sa place habituelle, au bout de la table, se noua autour du cou une ample serviette et dans cet attirail ressembla à ces héros que les coiffeurs font peindre sur leurs enseignes. Tout rougissant, Ivan Fédorovitch se mit sur la chaise qu’on lui indiquait, juste en face de ces demoiselles et Ivan Ivanovitch ne manqua pas de se caser à côté de lui, intimement ravi de disposer d’un auditeur à qui faire étalage de sa science.
– Vous avez eu tort de choisir le croupion, c’est de la dinde, s’écria la vieille dame, en se tournant vers Ivan Fédorovitch auquel venait de présenter le plat ce rustre en frac gris rapiécé de noir qui assumait les fonctions de maître d’hôtel.
– Voyons, mère, personne ne vous prie d’ennuyer les gens, s’écria Grigory Grigoriévitch. Soyez tranquille, votre invité sait de lui-même comment se servir. Ivan Fédorovitch, prenez-moi donc de cette aile, non pas celle-là, l’autre avec le gésier… Mais pourquoi donc en avez-vous si peu mis dans votre assiette ? ajoutez-y encore une petite tranche… Et toi, là-bas, avec ton plat, qu’as-tu à rester bouche bée ? Demande aussi, flanque-toi à genoux, canaille, et dis à l’instant : Ivan Fédorovitch, prenez donc encore une petite tranche.
– Ivan Fédorovitch, prenez donc encore une petite tranche, beugla le serveur à genoux, plat en main.
– Hum ! quelle dinde est-ce là ? dit à mi-voix Ivan Ivanovitch avec une moue de dégoût, en se tournant vers son voisin. Est-ce que des dindes sont faites de la sorte ? Ah ! si vous aviez vu les miennes !… Je vous assure que la moindre avait à elle seule plus de graisse qu’une dizaine de celles-ci. Me ferez-vous l’honneur de croire, cher monsieur, si je vous dis que c’en était une pure dégoûtation que de les regarder se pavaner dans ma cour, tellement elles étaient grasses ?
– Ivan Ivanovitch, tu mens ! lui cria Grigory Grigoriévitch qui avait saisi au vol ses paroles.
– Je vous affirme, poursuivit Ivan Ivanovitch à l’adresse de son voisin, en feignant de n’avoir pas entendu l’apostrophe du maître de céans, que l’an dernier je les ai amenées à Gadiatch, et qu’on m’a offert de les acheter à raison de cinquante copecks la pièce, et j’ai hésité à les céder à ce prix…
– Ivan Ivanovitch, je te ré-pè-te que tu mens !… lui lança Grigory Grigoriévitch en haussant le ton, et détachant chaque syllabe afin de se mieux faire comprendre.
Mais Ivan Ivanovitch se contenta de baisser la voix et n’en continua pas moins, comme si ces interpellations ne le concernaient en rien :
– Positivement, cher monsieur, je ne voulais pas les céder à ce prix… À Gadiatch, pas un seul propriétaire ne…
– Ivan Ivanovitch, voyons, tu n’es qu’un sot et rien de plus ! lâcha Grigory Grigoriévitch à tue-tête. Car enfin Ivan Fédorovitch connaît toutes ces choses mieux que toi et ne croit pas un traître mot de ce que tu racontes…
Du coup, Ivan Ivanovitch prit sérieusement la mouche, se tut, et se mit en devoir d’engloutir sa tranche de dinde, quoique cette volaille ne fût point aussi grasse que les siennes, si bien en chair que leur seule vue vous répugnait.
Le cliquetis des couteaux, cuillers et assiettes succéda pour un temps à toute conversation, mais par-dessus ce bruit on percevait le chuintement des lèvres de Grigory Grigoriévitch qui aspirait la moelle d’un os de mouton.
– Vous est-il advenu, cher monsieur, reprit Ivan Ivanovitch après une courte pause, et dégageant un peu la tête hors de son col en forme de capote de calèche, de lire un ouvrage intitulé : Voyage de Korobéinikov en Terre Sainte ? Une vraie délectation pour l’esprit comme pour le cœur. On n’imprime plus de ces livres. Je regrette amèrement de n’avoir point noté la date de l’édition…
À peine eut-il entendu qu’il allait être question d’un ouvrage littéraire, Ivan Fédorovitch parut tout absorbé à se servir de la sauce.
– Il est proprement stupéfiant, cher monsieur, qu’un simple artisan ait parcouru tous les lieux saints. Plus de trois cents verstes, cher monsieur, plus de trois cents ! En vérité, le Seigneur en personne l’a jugé digne de visiter la Palestine et Jérusalem…
– Ainsi, vous dites que cet homme, avança Ivan Fédorovitch auquel son ordonnance avait dans le temps raconté maintes choses à propos de cette ville, a été à Jérusalem ?
– De quoi parlez-vous donc, Ivan Fédorovitch ? cria Grigory Grigoriévitch, de l’autre bout de la table.
– Moi même… si je puis m’exprimer ainsi, j’ai eu l’occasion de remarquer qu’il y a de par le monde de ces pays fort distants, acheva Ivan Fédorovitch qui ne se sentait plus d’aise d’avoir réussi à exprimer une phrase aussi longue et aussi compliquée.
– Ne croyez pas votre voisin, Ivan Fédorovitch, dit Grigory Grigoriévitch qui n’avait pas bien entendu de quoi il était question. Il ne cesse de mentir…
Sur ces entrefaites, le déjeuner prit fin. Grigory Grigoriévitch se retira dans sa chambre pour y ronfler un petit moment selon sa coutume, et les invités suivirent la vieille dame et les demoiselles au salon où cette même table sur laquelle ils avaient laissé l’eau-de-vie au moment de passer à la salle à manger se trouvait maintenant, comme par un tour de passe-passe, couverte de soucoupes de diverses confitures, et de plats avec des melons, des cerises et des pastèques.
À nombre d’indices, on voyait nettement que Grigory Grigoriévitch était absent. La maîtresse de maison se fit plus loquace, et d’elle-même, sans qu’on l’en priât, elle révéla nombre de secrets sur la fabrication des tablettes de gelée aux fruits et la préparation des poires tapées. Les jeunes filles elles-mêmes se risquèrent à ouvrir la bouche ; toutefois, la blonde qui avait l’air d’être la cadette et qui, à en juger par sa mine, devait avoir dans les vingt-cinq ans, était plus avare de paroles.
Mais celui qui parlait et se démenait plus que quiconque, c’était bien Ivan Ivanovitch. Certain maintenant que personne ne couperait le fil de son discours et ne le tournerait en ridicule, il entretint ses auditeurs, et des concombres, et de la façon de planter les pommes de terre, et de ces gens avisés que l’on rencontrait au bon vieux temps – tellement sensés, au prix des contemporains ! – et il ajouta que, au train dont allait le monde, tout tendait à se compliquer et que l’on arrivait à inventer des choses purement abracadabrantes. Bref, c’était une de ces personnes qui goûtent la plus vive des jouissances à s’abandonner à une conversation propre à vous délecter l’esprit, et qui traiteraient volontiers de tout sujet susceptible d’être abordé. S’il était question de matières plus élevées ou de caractère religieux, Ivan Ivanovitch ponctuait chaque mot en dodelinant légèrement du chef. Mais parlait-on agriculture ou ménage, il sortait la tête de sa capote de calèche et esquissait maintes grimaces, d’après lesquelles il était aisé, semblait-il, de deviner comment il fallait procéder à la fabrication du poiré, ou de se former une idée de la grosseur des pastèques qu’il mentionnait, ou de l’embonpoint phénoménal de ces oies qui couraient, de-ci de-là, dans sa propre cour.
Enfin, ce ne fut qu’à la tombée de la nuit, et à grand’peine, qu’Ivan Fédorovitch réussit à prendre congé, car en dépit de son humeur accommodante et malgré l’insistance avec laquelle on le supplia de rester jusqu’au lendemain, il s’en tint néanmoins à la résolution qu’il avait prise de se retirer, et il remonta en voiture.
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