Littérature Russe – Livres pour enfants – Poésie Russe – Nikolaï Vassilievitch Gogol – La Foire De Sorochinietz – Table des matièress
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II
Ah ! Dieu, ah ! Seigneur, que ne trouve-t-on pas à cette foire-ci : des roues,
du verre, du goudron, du tabac, des courroies, de l’oignon et des étalages
de toute espèce… en sorte que si j’avais eu dans ma poche jusqu’à une
trentaine de roubles, je n’aurais même pas pu acheter tout ce qu’on y voit…
(D’une comédie ukrainienne.)
Je pense qu’il vous est déjà arrivé d’ouïr à quelque distance le fracas d’une chute d’eau, alors que les alentours inquiets se saturent de sourdes rumeurs et qu’un chaos de sons bizarres et indistincts se rue en trombe à votre rencontre. L’impression est la même, n’est-ce pas, que celle que l’on éprouve d’un seul coup dans le tourbillon d’une foire à la campagne, quand la foule entière s’agglutine en un seul être difforme et gigantesque dont le tronc s’agite sur les places comme au long des ruelles exiguës, et qui hurle, piaille et tonne. Hourvari, invectives, mugissements, bêlements, clameurs, tout se confond dans un unique et discordant brouhaha. Les bœufs, les sacs, le foin, les Tziganes [1], les poteries, les bonnes femmes, les pains d’épice, les bonnets fourrés, tout ce conglomérat de couleur vive, bariolé, instable, se démène par paquets et fait la navette sous vos yeux. Les intonations dissonantes se noient mutuellement, et pas un mot ne s’arrache ou n’échappe à ce déluge, pas un cri ne se détache avec netteté. Seule exception, on distingue les claquements secs qui s’élèvent de tous côtés du champ de foire quand, à bout de marchandage, les gens se topent dans la main. Charretée qui s’éboule, ferrailles qui grincent, vacarme de planches jetées à terre avec fracas… la tête vous tourne au point que dans cette irrésolution vous ne savez plus vers où diriger vos pas.
Il y avait belle lurette que, suivi de sa fille aux sourcils bruns, notre paysan récemment arrivé en ville jouait déjà des coudes dans cette foule. Il se faufilait près d’une charge, en palpait une autre, s’informait des prix. Mais ce faisant, les pensées qu’il ruminait convergeaient toutes vers les quelques sacs de froment, une dizaine environ, et vers la vieille jument qu’il avait l’intention de vendre. Rien qu’à l’expression de la jeune fille, on devinait qu’il ne lui souriait qu’à moitié de se frotter à ces charrettes de farine et de froment. Son cœur l’emportait là-bas où sous des tendelets de toile on voyait, artistement exposés, des rubans rouges, des pendants d’oreilles, des croix d’ivoire ou de cuivre, et des ducats. Néanmoins, même de cette place, elle remarquait maintes choses qui valaient le coup d’œil. Elle riait comme une folle à la vue d’un Tzigane et d’un paysan, topant, l’un après l’autre, si rudement qu’ils en gémissaient eux-mêmes de douleur ; plus loin, un Juif éméché bottait le derrière d’une bonne femme, ou bien c’était une altercation entre quelques revendeuses au détail qui se lançaient à la tête des injures et des écrevisses ; ici, un Russe [2], lissait d’une main sa barbe de bouc, pendant que de l’autre, il… Mais brusquement elle sentit qu’on tirait sur la manche brodée de sa chemise. Elle se retourna : le jeune homme au justaucorps blanc et aux yeux de braise se dressait devant elle. Elle frissonna jusqu’aux moelles et son cœur palpita comme jamais il ne l’avait fait jusqu’alors, ni dans la joie ni dans la détresse, et elle éprouva un sentiment bizarre et agréable à la fois, au point qu’elle eût été elle-même bien en peine de définir ce qui lui arrivait.
– N’aie pas peur, chère âme, n’aie pas peur, lui souffla-t-il dans un murmure, je ne te dirai rien qui puisse te blesser.
« C’est peut-être vrai que tu ne me tiendras aucun propos malsonnant, songeait la belle fille. Seulement, cette sensation extraordinaire que j’éprouve… elle me vient sans doute du Malin. Je me rends parfaitement compte que je fais mal, et malgré tout, la force me manque pour retirer la main de la sienne. »
Le paysan allait tourner la tête dans l’intention de parler à sa fille, quand le mot froment, proféré dans son voisinage, parvint à son oreille. Ces syllabes magiques le poussèrent à accoster sans plus attendre deux négociants qui s’entretenaient à haute voix, et plus rien désormais n’était susceptible de distraire l’attention qu’il prêtait à ces hommes. Et voici ce que disaient du froment les marchands en question.
1 En Ukraine, le métier de maquignon était surtout exercé par des Tziganes, spécialisés dans la vente et… le vol des chevaux. (Note des traducteurs.)
2 Le Russe, originaire de Grande-Russie, était souvent assez mal vu en Ukraine, surtout dans le menu peuple qui l’appelait « katzap » ou « Moskal » (moscovite), comme les Polonais, sans qu’il y eût en l’espèce aucune velléité autonomiste ou séparatiste. (Note des traducteurs.)
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