Littérature Russe – Livres pour enfants – Poésie Russe – Nikolaï Vassilievitch Gogol – La Foire De Sorochinietz – Table des matièress
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VII
Mais il se passe ici des merveilles, Messires !
(D’une comédie de Petite-Russie.)
Des événements singuliers s’étaient déroulés sur le champ de foire. Il n’était bruit sur toute la place que du « Caftan Rouge » qui aurait fait son apparition, l’on ne savait trop où, dans le fouillis des marchandises. Une vieille qui vendait des craquelins avait cru apercevoir Satan sous la forme d’un cochon, qui ne cessait de se pencher sur les chariots, en quête de quelque chose. La nouvelle se propagea rapidement dans les coins et recoins du campement plongé dans le silence, et chacun aurait tenu pour crime le moindre doute sur ce que contait la débitante de craquelins, bien que celle-ci, dont l’étalage se dressait tout contre la tente d’un tavernier, n’eût du matin au soir cessé de multiplier sans nécessité les révérences, ni de tracer en marchant des huit, rappelant la forme de ses produits délectables.
À ces on-dit étaient venus encore s’ajouter les racontars démesurément grossis touchant le phénomène aperçu par le scribe communal dans la grange en ruines, tant et si bien que dans la soirée il n’y avait personne qui ne cherchât à se rapprocher autant que possible de son voisin. C’en était fait de la tranquillité, et la frayeur interdisait à chacun de fermer la paupière. Quant à ceux qui ne comptaient point parmi les plus braves et qui avaient réussi à s’assurer un gîte en quelque maison, ils s’en revenaient au bercail.
De leur nombre se trouvaient Tchérévik, sa fille et le compère, qui, pêle-mêle avec des gens venus s’enfourner chez lui sans y être autrement invités, avait frappé si fort, causant ainsi de telles peurs à notre Khavronia.
Le compère avait déjà lampé plus qu’il n’en était besoin, comme en témoignait le simple fait qu’il avait passé deux fois devant sa cour avec sa charrette, sans se rendre compte que c’était là qu’il demeurait. Les autres ne portaient pas le diable en terre, eux non plus, et ils franchirent sans cérémonie le seuil, bien avant le maître de la maison.
L’épouse de Tchérévik avait tout l’air d’être assise sur des épingles, cependant que les nouveaux arrivants se mettaient en devoir de fouiller chaque coin de la chaumière.
– Hé quoi, ma commère, s’exclama le patron dès le seuil, trembles-tu toujours de fièvre ?
– Oui, je ne me sens pas très bien, soupira Khavronia, en glissant un œil inquiet vers les planches au ras du plafond.
– Or çà, ma mie, dit alors le compère à sa moitié survenue sur ses talons, ramène-nous donc le tonnelet qui se trouve dans la charrette ; nous allons le mettre à sec avec le concours de ces braves gens, car ces maudites bavardes nous ont jetés dans de telles transes que le rouge me monte au front, rien que d’en parler. Car enfin, frères, j’en prends Dieu à témoin, nous nous sommes réfugiés ici sans la moindre raison qui vaille, poursuivit-il en vidant à petits coups son écuelle d’argile. Je vous parie sur l’heure mon bonnet neuf que ces radoteuses ont imaginé de se gausser de nous. Et quand bien même il s’agirait effectivement de Satan en chair et en os, la belle affaire ! Crachez-lui donc à la figure ! S’il lui prenait fantaisie de surgir ici, par exemple, devant moi et à la minute même où je parle, eh bien, que je sois un fils de chien si je ne lui fais pas la nique à son propre nez !
– Dans ces conditions, pourquoi donc as-tu pâli ? s’écria l’un des intrus qui dépassait de la tête le reste des présents et cherchait en toute occasion à paraître un brave à trois poils.
– Qui ça, moi ?… Dieu te préserve, mais tu rêves !
L’assistance éclata de rire et un sourire de satisfaction détendit les traits du fanfaron en veine de loquacité.
– Et comment ferait-il pour pâlir maintenant ? dit un autre. Ses joues rutilent comme le coquelicot ; ce n’est plus désormais Tzyboulka [3], mais la betterave rouge, ou mieux encore, le Caftan Rouge en personne qui a donné là-bas une telle venette aux gens…
Le tonnelet refit le tour de la table et renforça d’autant l’humeur joviale des buveurs.
Là-dessus, torturé depuis longtemps par l’idée du Caftan Rouge qui ne laissait pas une minute de repos à son tempérament de curieux, notre ami Tchévérik interrogea l’hôte.
– Éclaire-moi, de grâce, compère, car j’ai beau supplier, personne ne daigne me confier ce qu’il en est au juste de ce maudit Caftan…
– Hé là, compère ! cette histoire, il vaut mieux ne point la conter à la nuit close, et je me tairais n’était mon envie de te plaire, ainsi qu’à ces braves gens, ajouta-t-il à l’adresse des invités, qui brûlent comme toi, ce me semble, d’être renseignés sur cette chose merveilleuse. Eh bien ! qu’il en soit donc selon votre volonté ! Tendez l’oreille.
À ces mots, il se gratta l’épaule, se torcha les lèvres du pan de son vêtement et les deux mains sur la table, y alla de son récit :
– Un beau jour, l’on expulsa un diable de l’enfer. Pour quel méfait ? ma foi de Dieu, je l’ignore, toujours est-il qu’on l’en chassa…
– Permets, compère, interrompit le minutieux Tchérévik, comment se fait-il qu’on ait jamais renvoyé un diable de l’enfer ?
– Hé ! qu’y puis-je, compère ? On le congédia, il n’y a pas à dire mon bel ami, aussi bêtement qu’un paysan flanque un chien hors de sa cabane. Peut-être qu’une lubie l’avait poussé à s’atteler à une œuvre pie, et hop ! on lui montra la porte. Dès lors, ce diable infortuné se prit d’un tel regret, d’une telle nostalgie pour son enfer, que bonne envie lui venait de s’en aller pendre. Que faire ? se dit-il. Noyons la peine dans le vin. Il établit justement ses pénates dans cette grange qui tombe en ruines, comme tu l’as vu, au pied de la colline, et le long de laquelle pas un homme ne passerait de nos jours sans s’être mis sous la sauvegarde du signe de la croix. Mon diable devint un si fieffé bambocheur que tu chercherais en vain son égal parmi nos jeunes gens. Du matin au soir, et jour après jour, il cirait de ses culottes les bancs des auberges…
Du coup, le méticuleux Tchérévik coupa la parole au conteur :
– Dieu sait ce que tu racontes, compère ! Comment peut-il se faire qu’un quelconque cabaretier admette un diable chez lui ? Car enfin, le démon a, grâce à Dieu, des griffes aux mains et des cornes sur la tête ?
– Voilà justement le plus piquant de l’affaire ! C’est qu’il portait un bonnet à poil et des gants. Va-t’en le reconnaître dans ces conditions ! Il mena tant et si bien une vie de bâton de chaise qu’à la fin il consomma en beuverie tout ce qu’il possédait, et il fallut mettre en gage son caftan rouge, pour le tiers paraît-il de sa valeur, chez un Juif installé à l’époque comme débitant à la foire de Sorochinietz. En procédant à l’opération, il avait bien dit à son prêteur : « Attention, Juif ! je reviendrai dans un an jour pour jour te réclamer le caftan. Prends-en soin ! » Sur quoi il disparut, comme aspiré par de l’eau. Le Juif examina soigneusement le caftan, coupé dans un drap que l’on chercherait en vain à Mirgorod et teint d’un si beau rouge, flambant comme le feu, qu’on ne se serait point lassé de l’admirer. Le Juif se prit à languir d’impatience bien avant le terme de l’échéance, fourragea dans ses cadenettes et finalement, parvint à extorquer pour le vêtement, dans les cinq ducats à un gentilhomme polonais de passage par là. Or, il arriva qu’un beau soir, entre chien et loup, un inconnu se présenta chez lui. « Allons, Juif, rends-moi mon caftan ! » Le Juif faillit ne point le reconnaître du premier coup, mais quand il eut considéré le visiteur de plus près, il essaya de prétendre qu’il ne l’avait jamais rencontré. « Quel caftan ? Je n’ai aucune espèce de caftan qui t’appartienne, et je ne veux même pas en entendre parler. » L’autre, voyez-vous, s’éclipsa. Seulement, cette même nuit, au moment où, après avoir verrouillé sa tanière et compté l’argent en caisse, le Juif jetait un drap sur ses épaules et commençait à faire oraison à la façon de ses coreligionnaires, il entendit un bruissement. Il leva les yeux et… à toutes les fenêtres se montraient des hures de cochons…
À cet instant précis, on ouït de fait un son indistinct, imitant à merveille le grognement du porc.
Tous pâlirent, et la face du conteur s’humecta de sueur.
– Qu’est-ce qui a fait ça ? demanda Tchérévik, en proie à l’épouvante.
– Ce n’est rien, répondit le compère qui frissonnait de tous ses membres.
– Hein ? dit l’un des assistants.
– C’est toi qui as parlé ?
– Mais non !
– Qui donc alors a grogné ?
– Dieu sait de quoi nous nous alarmons ! ce n’est rien de rien…
Tout le monde s’entreregarda et l’on recommença à fouiller les coins de la pièce, à l’exception de Khavronia, plus morte que vive.
– Ah ! tas de femmelettes, fit-elle sur le mode suraigu. Vous appartient-il de passer pour des Cosaques et de vous croire des maris ? Il faudrait vous coller un fuseau dans les pattes et vous installer devant le métier à carder. L’un de vous a peut-être pété, Dieu me pardonne, ou bien un banc aura craqué sous quelque derrière, et vous voilà tous à vous démener comme des toqués !
La harangue fit rougir nos braves et les ramena à leurs sièges.
Le compère but un coup à son gobelet et reprit le fil de son récit :
– Le Juif faillit rendre l’âme, ce qui n’empêcha pas les porcs aux longues jambes pareilles à des échasses de se couler par les fenêtres, et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire ils ranimèrent le pauvre hère avec des fouets tressés à trois brins et le forcèrent à baller plus haut que cette étagère que voilà. Le Juif se prosterna à leurs pieds et se confessa de tout. Mais impossible de retrouver sur l’heure le caftan. Un Tzigane l’avait volé au gentilhomme en cours de voyage et l’avait vendu à une marchande à la toilette. Celle-ci avait ramené l’habit à la foire de Sorochinietz, mais à partir de ce jour-là, il ne se trouva aucun chaland pour lui acheter quoi que ce fût. La chose surprit la brave femme qui, à bout d’étonnement, finit par comprendre : toute la malchance venait sûrement du caftan rouge. Ce n’était pas pour rien qu’en l’essayant, elle avait senti un poids qui l’oppressait. Sans plus ample réflexion, elle jeta le caftan au feu, seulement voilà !… le vêtement diabolique résistait à la flamme. « Oho ! se dit-elle, mais j’ai affaire à un cadeau du démon. » Elle recourut alors à la ruse et en tapinois fourra l’objet dans le chariot d’un paysan venu pour débiter du beurre. La découverte remplit d’aise le maître sot, mais plus personne maintenant ne s’inquiétait de sa marchandise. « Bon ! songea-t-il, des gens qui m’en voulaient m’ont passé ce vêtement ! » Il empoigna sa hache et coupa l’habit en lambeaux. Oui !… mais chaque lambeau rampait pour se recoller à son voisin, en sorte que le caftan sortit indemne de l’opération. S’armant alors d’un grand signe de croix, le rustre reprit la hache, sema les morceaux d’étoffe à travers toute la place et détala avec sa charrette. Mais depuis ce jour, chaque année à l’époque de la foire précisément, le diable à hure de cochon parcourt ce terrain, et grogne en quête des débris de son caftan. À ce qu’on prétend, il ne lui manquerait plus aujourd’hui que la manche gauche. Depuis ce temps-là, on s’abstient de passer par cet endroit et pas une foire ne s’y était tenue au cours de ces quelque dix années. Seul l’esprit Malin a poussé le maire à vou…
L’autre moitié du mot expira sur les lèvres du narrateur. La fenêtre s’était ouverte avec impétuosité, dans un fracas de tonnerre ; les vitres tintinnabulèrent en sautant hors du châssis et une horrible hure de cochon apparut, roulant les yeux comme pour demander :
– Mais qu’est-ce que vous faites donc ici, braves gens ?
3 Tzyboulka, signifie : l’oignon. (Note des traducteurs.)
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