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La Nuit De Mai Ou La Noyée de Nikolaï Vassilievitch Gogol


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II – LE MAIRE  > > >


Le diable connaît son propre père ! Que les chrétiens entreprennent quelque chose,
ils se démènent et se démènent, comme une meute après un lièvre,
mais toujours à côté, et toujours ce démon de lièvre reparaît, agitant sa
petite queue, et pas moyen de l’attraper !

I

HANNAH

Des chants entonnés à pleine gorge roulaient leurs vagues par les rues du village de X… C’était le moment où, fatigués du labeur et des soucis de la journée, garçons et filles se rassemblaient en cercle tumultueux, sous la splendeur du firmament pour déverser leur allégresse en des sons qui se teintaient invariablement de mélancolie. Le soir méditatif enveloppait l’immensité bleue du ciel et paraissait prêter aux moindres objets des formes plus incertaines et de l’éloignement. Il faisait déjà sombre, mais les chants ne cessaient point. La mandore aux mains, le jeune Cosaque Levko, fils du maire de l’endroit, s’était esquivé en tapinois hors du groupe des chanteurs. Coiffé d’un bonnet en peau d’agneau de Réchétilov, il suivait la rue, en taquinant du doigt les cordes de son instrument pour rythmer ses entrechats. Soudain il s’arrêta devant la porte d’une chaumière perdue dans la verdure de jeunes cerisiers. Qui donc habitait là ? qu’y avait-il derrière cette porte ? Après une courte pause, Levko préluda par quelques accords et commença la sérénade :

Le soleil décline, le soir est tout près,

Sors à ma rencontre, mon cœur chéri !

– Ouais ! ma belle aux yeux limpides doit sûrement dormir à poings fermés, dit le Cosaque en s’approchant de la fenêtre, la chanson terminée. Hannah ! ma petite Hannah ! dors-tu, ou serait-ce que tu ne veux point sortir pour me rejoindre ? Tu as peur sans doute qu’on nous voie, ou bien tu hésites peut-être à exposer ta pâle frimousse à la fraîcheur ? Ne crains rien, il n’y a personne et la soirée est tiède. Surviendrait-il d’ailleurs quelqu’un, je t’abriterais sous mon justaucorps, ceindrais le tout d’une écharpe et ainsi enfouie au refuge de mes bras, nul ne te reconnaîtrait. Et si la brise venait à fraîchir, je te serrerais plus étroitement sur mon cœur, te réchaufferais de baisers et de mon bonnet fourré je ferais une chancelière pour tes petits pieds blancs. Mon ange, mon ablette, mon trésor, mets le nez dehors, ne serait-ce qu’un instant. Laisse au moins ta blanche menotte passer par l’entrebâillement de la lucarne !… Mais non, tu ne dors pas, jeune orgueilleuse, ajouta-t-il en haussant la voix, et prenant le ton de celui qui rougit d’un affront momentané ; du moment que tu trouves plaisir à te moquer de moi, bonsoir !

Alors, il tourna les talons, campa son bonnet sur le coin de l’oreille et s’écarta dignement de la fenêtre, en frôlant d’un doigt léger les cordes de la mandore. À ce même instant, remua le bouton en bois de la porte qui s’ouvrit à toute volée en grinçant sur ses gonds et, drapée des ombres vespérales, une jeune fille à la veille de ses dix-sept ans risqua de tous côtés des regards timides et franchit le seuil, sans lâcher le bouton de la serrure. Dans cette pénombre diaphane, ses yeux limpides, semblables à de petites étoiles, scintillaient en messagers de bon accueil ; un collier de corail rouge brillait à sa gorge, et même l’incarnat dont la pudeur avivait subitement ses joues ne put se dérober au regard d’aigle du galant.

– Comme tu es impatient ! dit-elle à mi-voix, tu t’emportais déjà… Pourquoi choisir pareil moment ? Des gens ne cessent de flâner en bandes par les rues. J’en suis toute tremblante !

– Oh ! ne tremble point, ma jolie baie d’obier ! Pelotonne-toi plus étroitement contre moi, s’écria le jeune homme qui, rejetant en arrière la mandore maintenue à son cou par une longue courroie, étreignit sa belle et s’assit près d’elle à la porte de la chaumière. Tu sais combien le temps me dure dès que je suis une heure sans te revoir…

– Sais-tu à quoi je pense ? dit en lui coupant la parole Hannah qui attachait pensivement sur lui son regard. J’ai cette impression qu’une manière de pressentiment me souffle à l’oreille qu’à l’avenir il ne nous sera plus donné de nous rencontrer aussi souvent. Les gens sont malintentionnés dans ce pays ; toutes les jeunes filles me dévisagent avec tant d’envie, et quant aux gars !… Il ne m’échappe pas non plus que depuis peu ma mère me fait surveiller de plus près. J’avoue que je me plaisais davantage chez les étrangers… Et comme elle achevait ces mots, un réflexe nostalgique crispa furtivement ses traits.

– Rentrée il y a deux mois seulement au pays natal, tu t’y ennuierais déjà ? Peut-être que tu en as assez de moi, comme de tout le monde ?

– Oh non, pas de toi ! dit-elle en souriant légèrement. Je t’aime, Cosaque aux sourcils bruns. Tu me plais parce que tu as les yeux d’un marron clair, et dès qu’ils se posent sur moi, il me semble que j’ai de la joie à l’âme, de la joie et du contentement. Et tu me plais aussi quand tu frises ta moustache noire, quand tu joues de la mandore, quand tu marches dans la rue, quand tu chantes, et qu’il est agréable de t’écouter !

– Oh, chère Hannah ! s’écria le jeune homme en l’embrassant et la serrant encore plus fort sur son sein.

– Allons, Levko !… Cela suffit, je te dis… Raconte-moi d’abord si tu as parlé à ton père.

– Quoi ? demanda-t-il, comme arraché au sommeil. Parlé pour lui annoncer que je veux me marier et que tu consens à devenir ma femme ? Eh bien, oui, je lui en ai parlé…

Hélas ! quel son mélancolique rendait sur ses lèvres ce « je lui en ai parlé ».

– Et le résultat ?

– Que faire avec un homme comme lui ? Il a feint, la vieille ficelle, d’être dur d’oreille, selon sa manie de toujours. Il prétendait ne pas saisir un traître mot, et de plus il m’a lavé la tête sous prétexte que je vagabonde Dieu sait où et que je fais les quatre cents coups avec les autres gars dans les rues. Mais ne te tourmente pas, mon Hannah à moi ! Ma parole de Cosaque que je le fléchirai !…

– Mais oui ! tu n’as qu’à dire un mot et tout s’accomplit selon tes désirs. Je le sais bien par mon propre exemple ; à certains moments, j’ai bonne envie de ne point t’obéir, mais il suffit que tu parles et j’agis comme tu le veux… Regarde, regarde donc, ajouta-t-elle en appuyant la tête sur l’épaule de l’aimé, et les yeux levés là-haut où bleuissaient les espaces incommensurables du tiède firmament d’Ukraine qu’ombraient par en bas les ramilles touffues des cerisiers, debout à quelques pas. Regarde ! là-bas, à perte de vue, de minuscules étoiles se montrent comme à la dérobée. Ce sont, n’est-il pas vrai, les anges de Dieu qui viennent d’entrebâiller les petites fenêtres de leurs maisonnettes étincelantes dans le ciel, et qui maintenant nous contemplent ? N’est-ce pas, Levko, que ce sont eux qui observent la terre où nous vivons ? Si les humains avaient des ailes, hein, comme celles des oiseaux, on s’envolerait là-haut, toujours plus haut… Oh ! comme j’aurais peur !… Pas un des chênes d’ici n’atteint le ciel, et l’on prétend pourtant qu’il existe quelque part, en je ne sais quelle lointaine contrée, un certain arbre dont la cime vient bruire au ras du firmament et que Dieu se sert de ses branches comme de degrés pour descendre sur terre dans la nuit de Pâques…

– Mais non, Hannah, Dieu dispose d’une longue échelle qui va du ciel jusqu’à notre terre. Les saints archanges la dressent à la veille de Pâques et dès que le Seigneur met le pied sur le premier barreau, tous les esprits impurs dégringolent à la renverse et croulent par essaims dans les enfers. C’est pour cette raison qu’à la fête de la Résurrection pas un démon ne rôde ici-bas…

– Que cette eau clapote doucement ! on dirait un enfant dans son berceau, poursuivit Hannah, pointant le doigt vers l’étang ceint funèbrement d’un bois d’érable aux frondaisons ténébreuses et de saules pleureurs qui trempaient dans ses ondes leurs rameaux dolents.

Pareil à un vieillard impuissant, l’étang tenait captif en sa froide étreinte le distant ciel noir et comblait de ses baisers de glace les astres de feu qui cinglaient, blafards, à travers les sombres espaces éthérés, comme s’ils pressentaient l’imminente éclosion de la rayonnante impératrice des nuits. Près du bois, sur le coteau, somnolait une antique maison en bois, aux volets clos ; de la mousse et des herbes folles tapissaient sa toiture ; des pommiers feuillus avaient poussé en sauvageons sous ses fenêtres, et projetant sur elle ses ombres, le bois lui imposait l’empreinte d’une amertume farouche. Un taillis de noyers s’étalait à sa base et descendait ensuite le long de la pente jusqu’à l’étang.

– Je me souviens, dit Hannah, comme au travers d’un rêve, et les yeux fixés sur cette maison, qu’il y a longtemps, fort longtemps – je n’étais encore qu’une gamine et vivais chez ma mère – des bruits effroyables couraient sur ce logis que voilà. Levko, tu sais sans doute ce dont il s’agit. Raconte-le moi !

– Peste soit de la maison, ma jolie ! Les commères et les imbéciles tiennent tant de propos inconsidérés ! Le résultat de ces contes serait de te troubler ; tu prendrais peur et ne pourrais dormir paisiblement…

– Raconte-moi, dis, raconte, mon chéri, mon gars aux sourcils noirs, insista-t-elle en collant sa joue contre celle de Levko et lui passant un bras autour de la taille. Non, on voit clairement que tu ne m’aimes pas, tu dois courtiser une autre fille… Je n’aurai pas peur, et je dormirai à poings fermés. Mais à présent si tu refuses de me conter cette histoire, je ne fermerai pas l’œil de la nuit, car, intriguée, je serai au supplice et me mettrai en vain martel en tête… Raconte, veux-tu, Levko !

– Ils parlent d’or selon toute apparence, ceux qui soutiennent que les jeunes filles sont possédées d’un démon chargé d’attiser leur curiosité… Eh bien, écoute… Il y a de cela très longtemps, mon petit cœur, un chef d’escadron de Cosaques habitait cette maison. L’officier avait une fille, demoiselle extrêmement belle, pâle comme la neige, ou comme ton propre visage. Sa femme s’était éteinte depuis bien des années quand il songea à convoler en secondes noces. « Me dorloteras-tu comme par le passé, petit père, quand tu seras remarié ? »

– Mais oui, fillette, je te serrerai plus tendrement que jamais sur mon cœur. Oui, mon enfant, je te ferai encore plus amplement largesse de boucles d’oreilles et de colliers.

Le chef d’escadron ramena la seconde épouse dans sa maison neuve. Elle était fort jolie, cette jeune mariée au teint de lis et de roses. Mais voilà ! elle lança un regard si mauvais à sa belle-fille qu’à son aspect celle-ci poussa un cri de frayeur. Si encore la revêche marâtre lui avait adressé un mot, rien qu’une seule petite fois dans la journée !… La nuit tombée, le père se retira avec son épouse dans leur chambre à coucher ; la pâle demoiselle s’enferma aussi dans sa chambrette et comme elle avait le cœur gros, elle se mit à pleurer. Ses yeux tombèrent soudain sur un affreux matou noir qui s’avançait en rampant vers elle avec une flamme au bout de chaque poil, et l’on entendait ses griffes de fer crisser sur le plancher. Effrayée, la pauvrette monta sur un banc, le chat aussi. De là, elle bondit sur le poêle où la suivit encore le chat qui lui sauta brusquement à la gorge pour l’étrangler. Elle ne put retenir un hurlement de terreur, mais parvint à se défaire de l’animal qu’elle précipita à terre. L’horrible matou se reprit aussitôt à ramper dans sa direction. L’angoisse s’empara de la malheureuse et comme le sabre de son père pendait à la muraille elle le décrocha et … Bing !… fit l’arme en touchant le sol. Du coup, une des pattes aux griffes d’acier se trouva tranchée, et le chat, miaulant à tue-tête, disparut dans un coin sombre. La jeune mariée garda la chambre toute la journée suivante et n’en sortit qu’au troisième jour avec un bras en écharpe. L’infortunée demoiselle devina que la marâtre était une sorcière qu’elle avait rendue manchote. Au quatrième jour, le chef d’escadron donna l’ordre à sa fille d’aller puiser de l’eau et de balayer la maison comme une paysanne du commun, avec défense de se montrer dans les appartements des maîtres. Si pénible que ce fût pour elle, il ne restait à la pauvrette que de se soumettre à la volonté de son père. Le cinquième jour, cet homme bannit de la maison son enfant, pieds nus, sans même l’aumône d’un morceau de pain. C’est alors que la demoiselle ne put se retenir de sangloter, son pâle visage enfoui dans ses deux mains. « C’est par ta faute, petit papa, que périt la fille née de tes œuvres. La sorcière a conduit ton âme pécheresse à la damnation. Dieu daigne te pardonner ! Pour moi, malheureuse que je suis, il m’apparaît clairement que le Seigneur ne souhaite pas que je vive en ce bas monde. »

– Et tiens ! dit Levko en se retournant vers Hannah pour lui indiquer du doigt la demeure de l’officier, regarde bien de ce côté, et tu distingueras à l’écart de la maison la berge la plus élevée. C’est de cet endroit précis que la demoiselle se précipita à l’eau et du coup en finit avec l’existence…

– Et la sorcière ? demanda Hannah d’une voix tremblante, et ses yeux en larmes fixés sur le narrateur.

– La sorcière ? À partir de ce moment, d’après ce qu’inventent les bonnes femmes, toutes les noyées prirent l’habitude de se rendre, par les nuits claires, dans le jardin seigneurial pour se réchauffer au clair de lune, et la fille du chef d’escadron devint en quelque sorte leur reine. Une nuit, elle aperçut la marâtre dans les parages de l’étang, fondit sur elle en poussant de terribles clameurs et l’entraîna sous l’eau. Conservant sa présence d’esprit jusqu’en cette circonstance critique, la sorcière emprunta sous les flots la forme d’une noyée et par ce moyen se déroba aux roseaux verts dont les infortunées voulaient la fouetter. Va donc croire les bonnes femmes !… Celles-ci content encore que chaque nuit la demoiselle rassemble les noyées et scrute tour à tour leurs traits dans l’espoir de découvrir laquelle est la sorcière, mais que jusqu’à présent ses efforts auraient échoué. S’il lui advient de rencontrer quelque mortel, à l’instant il doit à toute force participer aux recherches, sinon elle le menace de la noyade. Voilà, ma petite Hannah, ce que racontent les anciens… Le propriétaire actuel a l’intention de bâtir en cet endroit une distillerie et à ces fins a déjà envoyé tout exprès sur les lieux un contremaître. Or… Mais un bruit de voix frappe mes oreilles ; ce sont les amis qui s’en retournent après avoir chanté à cœur joie. Au revoir, Hannah !… Dors paisiblement, et ne pense plus aux fables de ces commères…

Ayant ainsi parlé, il la pressa plus fort contre lui, l’embrassa et partit.

– Au revoir, Levko ! disait Hannah, dardant des yeux rêveurs sur l’obscurité du bois.

À cette heure, l’énorme disque de la lune commençait à se découper majestueusement hors de terre. La moitié de sa circonférence restait encore dans la gangue, mais déjà l’univers entier s’emplissait d’une sorte de rayonnement solennel. L’étang charriait des étincelles. Par degrés, la vague silhouette des arbres isolés se détachait plus nettement sur la sombre masse des feuillages.

– Au revoir, Hannah !

Ces mots venaient de résonner derrière la jeune fille, ponctués d’un baiser.

– Ah ! tu es revenu ? dit-elle en virant sur les talons, mais se trouvant en présence d’un garçon qu’elle ne connaissait pas, elle s’en écarta vivement.

– Au revoir, Hannah, répéta-t-on, et quelqu’un lui baisa de nouveau la joue.

– Allons bon ! le diable amène encore un autre farceur ! murmura-t-elle, dépitée.

– Au revoir, Hannah chérie !

– Un troisième maintenant !

– Au revoir, Hannah, au revoir ! et les baisers de pleuvoir de tous côtés.

– Ah ! ça, mais ils sont toute une bande ! cria-t-elle en s’échappant à grand-peine à la foule des jeunes garçons qui se bousculaient à qui mieux mieux dans leur hâte à l’embrasser. Comment se fait-il donc qu’ils ne soient pas encore blasés de cette manie de baisers !… Encore un peu, ma parole, et l’on ne pourra plus sortir dans la rue !

Sur ces mots, la porte se referma bruyamment, et l’on n’entendit plus que le verrou qui glissait en grinçant entre les crampons.


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