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La Nuit De Mai Ou La Noyée de Nikolaï Vassilievitch Gogol


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II

LE MAIRE

Connaissez-vous la nuit d’Ukraine ?… Oh ! que non, vous ne la connaissez point. Contemplez-la ! La lune ouvre son œil au centre du ciel, la voûte sans bornes du firmament se dilate encore, plus incommensurable que jamais, et cette voûte parle, elle respire. La terre entière s’inonde d’une lumière d’argent ; un air exquis, étouffant malgré sa fraîcheur, déborde de tendresse et fait déferler un océan de suaves exhalaisons. Nuit divine !… nuit enchanteresse !… Immobiles, les arbres inspirés se figent, et, gouffres de ténèbres, ils projettent loin d’eux une ombre démesurée. Qu’ils sont silencieux et calmes, ces étangs ! La glace opaque de leurs eaux s’encadre, morne repoussoir, du rempart vert foncé des jardins. Les fourrés inextricables de nerpruns et de merisiers allongent timidement leurs racines vers la fraîcheur des sources et de temps à autre, protestent de toutes leurs feuilles, comme sous le coup de la colère ou de l’indignation, chaque fois que, charmant compagnon, le vent nocturne est revenu d’un pas leste les lutiner sournoisement. La contrée entière dort, mais là-haut où tout halète, ce ne sont que merveilles et magnificences. Accessible au sentiment de l’infini, l’âme ne se sent plus d’aise et des multitudes de visions argentées surgissent de ses profondeurs en séries harmonieuses. Nuit divine !… nuit enchanteresse !… Mais soudain, tout renaît à la vie : les forêts, les étangs, les steppes, dès que s’égouttent, vibrantes et sublimes, les notes du rossignol d’Ukraine, et il semble que la lune elle-même se penche au bord des nues pour l’écouter. Comme sous l’effet d’un charme, le village somnole sur une crête. Ses chaumines groupées par troupeaux luisent mieux et davantage à la caresse des rayons lunaires, et encore plus éblouissante se détache dans les ténèbres la blancheur de leurs murailles basses. Plus de chansons, le silence règne en tous lieux. Les gens qui se respectent ronflent déjà. De loin en loin, quelque lucarne rougeoie et fort rares sont les maisons où, retenue par quelque labeur, une famille avale devant le seuil les dernières bouchées d’un souper tardif.

– Mais ce n’est pas comme cela que se danse le hopak. Plus je regarde de près, il y a quelque chose qui ne colle pas. Qu’est-ce qu’il vient donc me chanter, le compère ? Allons, voyons voir, et hop tralala ! et hop, lala !… hop ! hop ! hop !

Ainsi monologuait en dansant dans la rue un paysan en ribote qui frisait la quarantaine.

– Je prends Dieu à témoin si c’est ainsi que l’on danse le hopak !… Quel intérêt aurais-je à mentir ? Ma parole, c’est pas comme ça, je vous dis !… Allons-y encore, et hop tralala ! hop lala ! hop ! hop ! hop !…

– Bon ! le voilà maintenant qui perd le sens, cet individu ! De la part d’un quelconque béjaune, cela s’excuserait à la rigueur, mais qu’un vieux verrat danse la nuit en pleine rue, sujet de dérision pour les marmots !… se récriait une passante d’un certain âge qui portait une brassée de paille. Rentre à la maison, il est grand temps de dormir !

– J’y vais, dit le paysan qui fit halte. Telle est bien mon intention, et foin du maire, ou prétendu tel !… Non, mais qu’est-ce qu’il s’imagine, celui-là ? Que l’oncle d’enfer emporte son papa !… Sous prétexte qu’il est maire, et qu’il douche d’eau froide ses administrés quand il gèle, il voudrait s’en faire accroire ?… Maire, eh bien quoi, maire ?… Je suis mon maire, je consens que Dieu me frappe sur l’heure, hein, si je ne suis pas mon propre maire !… Tel que je le dis !… et sans tourner autour du pot !… poursuivit-il en longeant la première maison rencontrée sur sa route.

Il s’en approcha, se planta devant la fenêtre, tâtonna la vitre à la recherche de la poignée.

– Femme, ouvre… Allons, femme, du nerf !… Ouvre qu’on te dit !… Il est temps pour le Cosaque de se mettre au lit.

– Où vas-tu, Kalénik ? Tu te trompes de logis, lui crièrent des jeunes filles moqueuses qui rentraient chez elles après avoir pris part à des chœurs joyeux. Veux-tu qu’on te montre où tu habites ?

– Oui, guidez-moi, gentilles poulettes !

– Poulettes ! écoutez-moi ça, souligna l’une d’elles. Qu’il est en veine de courtoisie, ce Kalénik… Rien que pour ça, faut le ramener à la maison… Et puis non, commence par danser un petit coup…

– Que je danse, moi ? Ah ! petites futées !… annonça Kalénik d’une langue pâteuse, le rire aux lèvres et le doigt levé en signe de menace, et non sans reculer, car ses jambes se refusaient à l’étayer indéfiniment à la même place. Et voulez-vous que j’y aille ensuite d’une tournée d’embrassades générales ?… Je vous embrasserai toutes, oui, toutes sans exception !…

Et il s’élança d’une allure zigzaguante aux trousses des jeunes filles qui poussaient de grands cris et se bousculaient dans leur hâte, mais bientôt elles se rassurèrent, et s’apercevant que Kalénik n’était guère en état de courir lestement, elles traversèrent la rue.

– Voilà où tu habites, lui crièrent-elles avant de partir, en lui montrant une maison bien plus grande que les autres et qui appartenait au maire du village.

Kalénik se traîna docilement de ce même côté, tout en lâchant à l’adresse du maire une nouvelle bordée d’injures.

Mais qu’était-il donc ce maire, source de tant de rumeurs et de propos nettement à son désavantage ? Oh ! ce maire était une grosse légume au village ! Avant que Kalénik n’arrive à destination, nous aurons indubitablement le temps de dire quelques mots à son sujet. À sa vue, toute la population mâle de l’endroit ôtait le bonnet fourré, et les filles, gamines comprises, y allaient d’une révérence. Citez-moi le jeune homme qui n’aurait pas eu envie d’être à sa place ! M. le Maire avait accès à toutes les queues de rat en écorce de bouleau et le paysan le plus gras à lard se devait d’attendre, debout et chapeau bas, tout le temps qu’il faudrait au maire pour insinuer ses gros doigts de brutal dans son humble tabatière. À chaque fois que la commune tenait son assemblée générale, ses fonctions avaient beau ne lui valoir que l’appoint de quelques voix, le maire remportait toujours et n’en faisait guère qu’à sa tête, dépêchant qui lui semblait bon en corvée, soit pour aplanir et niveler les routes, soit pour creuser des fossés.

Le maire avait la mine rébarbative et sévère, et se montrait fort chiche de ses mots. Il y avait longtemps, fort longtemps, à l’époque où l’impératrice Catherine la Grande, de glorieuse mémoire, allait en carrosse visiter la Crimée, il avait été choisi comme guide. Il s’acquitta deux jours entiers de cette charge et eut même l’honneur de se rengorger sur le siège, à côté du cocher impérial. C’est justement à compter de cet instant qu’il s’était entraîné à pencher le front d’un air grave et méditatif, à lisser ses longues et pendantes moustaches en croc, et à couler de biais un regard de faucon. De ce moment aussi, il savait, quel que fût le sujet dont vous l’entreteniez, aiguiller la conversation de manière à pouvoir répéter comment il avait mené l’impératrice et occupé le siège de l’équipage de Sa Majesté. Le maire se plaisait à feindre la surdité, particulièrement dès que lui venaient aux oreilles des choses qu’il eût mieux aimé ne pas entendre. Intraitable ennemi des élégances, il portait d’un bout à l’autre de l’année un caftan de drap tissé à la maison, qu’il ceignait d’une écharpe en laine de couleur et nul ne pouvait se flatter de l’avoir surpris en costume d’autre sorte, sauf peut-être à l’époque du voyage de l’impératrice en Crimée, alors qu’il se parait du surcot bleu des Cosaques. Or, de tout le village il n’y avait guère âme qui vive à garder souvenance de ces jours-là, mais il conservait le dit surcot au fond d’un coffre et sous clef.

Le maire était veuf, mais hébergeait une belle-sœur qui lui préparait ses repas, lavait les bancs, passait les murs extérieurs au lait de chaux, lui filait la toile de ses chemises et s’acquittait en somme des soins du ménage. Le bruit courait de bouche en bouche qu’elle n’était aucunement sa parente ; mais nous avons déjà vu que le maire comptait bon nombre d’adversaires malveillants, ravis en toute occasion de déblatérer sur son compte. Au reste, à la source de ces commérages il y avait ce fait que la belle-sœur en question n’aimait pas voir le bonhomme entrer dans un champ où travaillaient forces moissonneuses, ou bien fréquenter la maison d’un Cosaque, père d’une jolie fille. Le maire était borgne, mais ce coquin d’œil qui lui restait discernait de fort loin une villageoise agréable à regarder. Toutefois, avant de pointer cet œil unique sur une gentille frimousse, il prenait la peine de se tourner précautionneusement de tous côtés dans la crainte que la belle-sœur ne le guettât de quelque coin.

Voilà que nous avons dit presque tout ce qu’il importait de savoir au sujet du maire, avant que cet ivrogne de Kalénik n’ait couvert, le lambin, la moitié du parcours, tout en régalant son ennemi de la kyrielle complète d’épithètes choisies, susceptibles d’affluer sur une langue paresseuse et rebelle à la bonne articulation.


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