Littérature Russe – Livres pour enfants – Poésie Russe – Nikolaï Vassilievitch Gogol – La Nuit De Mai Ou La Noyée – Table des matièress
< < < III – LE RIVAL INATTENDU, LE COMPLOT
V – LA NOYÉE > > >
IV
LES GARS SE DONNENT DU BON TEMPS
Une seule maison restait encore éclairée au bout de la rue. C’était la demeure du maire. Le maître de céans avait fini de souper il y avait un bon moment et sans doute aurait-il depuis longtemps glissé au sommeil n’eût été la présence chez lui du chef ouvrier, délégué sur place pour surveiller la construction d’une distillerie par un hobereau, propriétaire d’un lopin cerné de tous côtés par les terres des Cosaques libres. L’hôte de passage siégeait à la place d’honneur, juste sous le grand cadre aux saintes images.
C’était un individu bas sur pattes, avec un soupçon de bedaine, et dont les petits yeux, sans cesse pétillants de jovialité, semblaient refléter la jouissance qu’il goûtait à fumer son brûle-gueule, sans oublier de crachoter à tout moment et de comprimer du pouce les cendres de tabac qui menaçaient de s’échapper du fourneau. On aurait pu croire en le voyant que l’envie de se dégourdir les jambes était venue à la cheminée trapue d’une distillerie, lasse de faire le pied de grue sur un toit, et qu’à présent elle était assise, l’air digne, à la table du maire. Sous le nez du contremaître poussait une paire de courtes moustaches bien fournies, mais ses contours devenaient si vagues à travers cette atmosphère de tabagie qu’elle avait l’air d’une souris capturée par cet homme, et qu’il gardait entre les dents, en violation du monopole reconnu au chat du cellier.
En sa qualité de maître de maison, le maire ne portait que sa chemise et de larges braies de toile. Son œil d’aigle, tel le soleil à son déclin, commençait à se voiler par degrés sous la paupière clignotante. L’un des dizainiers qui représentaient pour le maire une sorte de garde du corps tétait sa pipe au bas bout de la table, mais par respect pour le patron il avait gardé sur lui son surcot.
– Avez-vous l’intention, dit le maire à l’adresse du contremaître, tout en traçant un bref signe de croix sur sa bouche impuissante à réprimer le bâillement, avez-vous l’intention de mettre bientôt en marche votre distillerie ?
– Que Dieu nous vienne en aide, et dès cet automne l’établissement sera peut-être bien en mesure de fonctionner. Ma tête à couper qu’au premier octobre, à la fête de la Vierge, monsieur le maire reproduira en déambulant sur la route la double spire des craquelins allemands…
À la fin de cette phrase, les petits yeux du contremaître cessèrent d’être visibles ; à leur place, des rayons fusèrent jusqu’aux oreilles, son torse entier se convulsa sous l’effet du rire, et ses lèvres distendues par la joie lâchèrent l’espace d’un instant le tuyau de sa pipe toujours couronnée de fumée.
– Ainsi soit-il ! fit le maire, et quelque chose qui voulait ressembler à un sourire passa sur ses traits. Aujourd’hui, les distilleries sont encore peu nombreuses, grâce au Ciel ! Mais au bon vieux temps, à l’époque où j’escortais l’impératrice sur la grand-route de Péréyaslav, déjà le défunt Bezborodko…
– Hé là ! parent, tu remontes à la nuit des temps ! Alors, on ne comptait même pas deux distilleries depuis Krémentchouk jusqu’à Romny. Tandis qu’à présent !… As-tu entendu parler de l’invention de ces maudits Allemands ? À ce que l’on raconte, bientôt pour distiller l’on ne se servira plus de bois, selon la coutume de tout honnête chrétien, mais d’une espèce de vapeur du diable…
L’hôte avait dit ces mots d’un air rêveur, l’œil fixé sur la table et sur ses propres mains qui s’y étalaient.
– Comment se tirera-t-on d’affaire avec de la vapeur ? Ma parole, je l’ignore…
– Quels scélérats, Dieu me pardonne, que ces Allemands ! dit le maire. Je les rosserais volontiers à coups de trique, les fils de chiens ! A-t-on jamais ouï rien de pareil que l’on puisse bouillir quoi que ce soit avec de la vapeur ? Aussi, impossible de porter à la bouche une cuiller de soupe à la betterave bien chaude, sans ce brûler les lèvres, tandis qu’un morceau de cochon de lait…
– Dis donc, parent, intervint la belle-sœur assise à l’orientale sur ce poêle bas qui sert en même temps de lit, te proposes-tu de vivre tout le temps dans nos parages, séparé de ta femme ?
– Qu’ai-je besoin d’elle ? Ce serait une autre affaire, si elle en valait la peine !
– Ne serait-elle point jolie ? s’enquit le maire, en dardant sur l’hôte son œil unique.
– Jolie ?… ah ! tu as mis le doigt dessus… Vieille comme le diable, et le museau tout ridé comme une escarcelle vide…
Une nouvelle crise d’hilarité secoua la carcasse du courtaud.
À cet instant, l’on perçut un tâtonnement à la porte qui s’ouvrit d’une violente poussée, et un paysan franchit le seuil, le bonnet enfoncé sur le crâne, et se planta, l’air perplexe au beau milieu de la pièce, bouche bée, les yeux levés vers le plafond : notre vieille connaissance, Kalenik.
– Ouf ! me voilà chez moi, dit-il, en s’affalant sur un banc près de la porte, sans prêter la moindre attention à ceux qui se trouvaient là. Voyez-moi ça, comme Satan, fils de l’ennemi du genre humain, vous a maintenant allongé les routes ! On marche, et on marche et jamais on n’arrive au bout. Mes jambes, on dirait que quelqu’un me les a rompues. Holà ! ma femme, apporte ma peau de mouton que je me couche dessus… Je n’escaladerai pas le poêle, bon Dieu ! pour m’étendre à tes côtés. Apporte-la-moi, elle doit être par terre près des saintes images, mais attention ! ne va pas renverser mon petit pot de tabac râpé… Ou plutôt, bas les pattes, ne touche à rien. Tu es peut-être soûle aujourd’hui… Laisse, j’irai moi-même la chercher, cette peau de mouton…
Kalenik se souleva un tantinet, mais une force invincible lui recolla le derrière au banc.
– Ces façons me plaisent, dit le maire. Il se trompe de maison et commande comme s’il était chez lui ! qu’on me le flanque dehors, crainte de tout embêtement…
– Laisse-lui le temps de souffler, fit l’hôte en retenant son voisin par les bras. Tu as sous les yeux un homme précieux, il en faudrait des foules de son acabit, et notre distillerie marcherait à merveille…
Toutefois s’il parlait ainsi, ce n’était point par bonhomie toute pure. Pétri de superstitions, il croyait que chasser sans pitié un homme déjà assis sur un banc c’était s’attirer un mauvais coup du sort.
– Ce que c’est pourtant que de vieillir ! bougonnait Kalenik en se couchant sur le banc. Encore si j’avais bu un verre de trop, mais pas du tout ! Je ne suis pas ivre, Dieu m’est témoin, ah ! mais non !… Quel intérêt aurais-je à mentir. Je suis prêt à le répéter devant n’importe qui, même au maire !… Je m’en moque du maire… Puisse-t-il crever, le fils de chien, je lui crache dessus… Dieu veuille qu’une charrette lui passe sur le corps, à ce diable borgne !… De quel droit flanque-t-il de l’eau sur les gens quand il gèle ?…
– Hé ! hé ! qu’un porc fasse intrusion chez vous, et il posera bientôt la patte sur la table, dit le maire en se levant plein de courroux ; mais à cet instant précis une lourde pierre vint rouler à ses pieds, après avoir fait voler les vitres en éclats.
Le maître de maison en resta coi, puis il reprit en ramassant la pierre :
– Si je savais qui est le gibier de potence qui a lancé ça, je lui apprendrais la manière de jeter des cailloux ! Est-il permis ?… ajouta-t-il en examinant d’un œil enflammé le projectile qu’il soupesait dans sa paume. Que ce moellon étouffe le coquin qui…
– Arrête, tais-toi !… Dieu te préserve, parent, interrompit le chef ouvrier, la face soudain livide, Dieu te préserve en ce monde comme dans l’autre, de décocher à qui que ce soit une expression aussi mal sonnante…
– Comment ! c’est toi qui interviens en faveur de ce bandit ?… Peste soit de lui !
– N’aie donc pas de ces idées, parent ! Tu ne sais sans doute pas ce qui arriva à ma belle-mère ?
– Ta belle-mère, dis-tu ?
– Hé ! oui, ma belle-mère en personne. Un soir, peut-être bien qu’il n’était pas si tard que maintenant, on s’était attablé chez elle pour souper : feu ma belle-mère, défunt mon beau-père, le journalier, la bonne, plus les cinq mioches de la maison. Pour que les beignets fussent moins brûlants, la ménagère en avait versé quelques-uns du chaudron dans une terrine d’argile. Le travail avait ouvert les appétits et nos gens aimaient autant ne pas attendre que la nourriture se refroidît. Ils enfilèrent donc les beignets sur de longues brochettes en bois et commencèrent à jouer des mâchoires. Soudain, fit irruption un particulier qu’ils ne connaissaient ni d’Adam ni d’Ève, suppliant qu’on lui permît de prendre part au repas. Comment rejeter la prière d’un affamé ? On donna aussi une baguette au nouveau venu. Seulement, cet étranger vous engloutissait les beignets aussi prestement qu’une vache son foin. Le temps pour les autres d’en grignoter un et de repiquer la baguette au plat, celui-ci était net comme le plancher de ta maison.
Ma belle-mère y versa une seconde portion, dans l’idée que l’invité, quelque peu rassasié, dévorerait avec moins de précipitation. Eh bien ! pas du tout !… Il n’en bâfra que de plus belle, et en un instant vous nettoya encore le plat… « Ah ! puissent ces beignets t’étrangler ! » songea ma belle-mère qui avait grand-faim. Quand du même coup l’homme s’étrangla et chut à la renverse. On se précipita vers lui, mais déjà il avait rendu l’âme. Étouffé !
– Bien fait pour lui, le maudit goinfre, dit le maire.
– C’est ce qu’on pourrait penser, mais les choses tournèrent autrement. À partir de ce moment, plus de repos pour ma belle-mère ! À peine la nuit tombée, le défunt rappliquait chez elle, à califourchon sur la cheminée, ce damné, et un beignet entre les dents. Au grand jour, tout était calme, mais qu’aux approches du soir on jetât un coup d’œil sur le toit, le fils de chien avait déjà enfourché la cheminée.
– Toujours beignet aux dents !
– Beignet aux dents…
– Prodigieux, parent ! Je me suis laissé conter quelque chose d’analogue au sujet d’une morte qui…
Il s’interrompit, car l’on entendait sous la fenêtre un sourd brouhaha, et des pieds battaient le sol en cadence. Pour débuter, l’on tira d’une mandore quelques sons en sourdine, et une voix chanta sur cet accompagnement. Les cordes vibrèrent plus fort, un chœur à plusieurs parties commença à prendre corps et la chanson éclata dans un mouvement forcené :
Dites, les gars, l’avez-vous entendu ?
N’avons-nous pas la tête solide ?
Mais à la caboche de ce borgne de maire,
Les douves se sont fendues.
Tonnelier, ne lui rafistole pas le crâne
Avec des cercles de fer.
Régale plutôt le maire, tonnelier,
À coups de trique, d’une bonne trique !
Notre n’a-qu’un-œil de maire grisonne !
Il est vieux comme le diable et mille fois plus méchant.
Volage et salace,
Il serre de près les filles ! Ah ! scélérat,
Est-ce à toi de faire le jeune homme ?
Faudrait plutôt te traîner au cercueil
Par tes moustaches, par le cou,
Et par le toupet, ton long toupet !
– Fameuse chanson, parent, dit le contremaître, en inclinant un peu la tête sur l’épaule pour dévisager le maire que tant d’insolence changeait en statue de pierre. Fameuse, oui ! dommage pourtant qu’au nom du maire s’accolent certaines épithètes qui frisent quelque peu l’indécence…
De nouveau, il étala les mains sur la table, et le regard confit d’une sorte d’attendrissement doucereux, il se prépara à entendre la suite, car on riait ferme sous la fenêtre et l’on réclamait à grand bruit :
– Bis ! bis !
Pourtant, un observateur perspicace aurait deviné du premier coup que ce n’était point la stupeur qui retenait si longtemps le maître du logis immobile à la même place. Seul, un vieux matou rompu à tout permet à une souris sans expérience de trottiner autour de sa queue, le temps pour lui d’échafauder un plan qui le mettra en mesure de barrer au rongeur la route vers sa tanière. L’œil unique du maire était encore braqué sur la fenêtre que déjà sa main, ralliant d’un geste prompt le dizainier, s’agrippait sur la poignée de la porte et soudain il y eut dans la rue de longues clameurs. Bourrant sa pipe d’un pouce hâtif, le contremaître, qui à la liste de ses nombreuses qualités ajoutait encore la curiosité, avait couru dehors, mais les joyeux drilles s’étaient égaillés.
– Non, tu ne me glisseras des pattes, vociférait le maire qui remorquait par le bras un individu en pelisse mise à l’envers, c’est-à-dire la fourrure de mouton noir tournée à l’extérieur.
Profitant de l’occasion, le contremaître se rapprocha pour voir quelle figure pouvait bien avoir ce perturbateur de la tranquillité publique, mais il bondit en arrière, pris de peur à la vue d’une barbe de fleuve et d’une trogne affreusement peinturlurée.
– Ah ! que non, tu ne m’échapperas point, criait toujours le maire, tout en traînant tout droit vers l’entrée son captif qui, sans opposer la moindre résistance, le suivait placidement, de l’air de quelqu’un qui rentre chez lui. Karpo, ouvre ce réduit, commanda le maire au dizainier, que nous flanquions cet oiseau dans la chambrette sans lumière. Après quoi, nous réveillerons les autres dizainiers et le scribe communal, et l’on ramassera jusqu’au dernier de ces insolents ; aujourd’hui même nous prendrons contre eux la décision qui s’impose.
Le dizainier fourgonna longtemps autour d’un petit cadenas dans l’entrée et finit par ouvrir le réduit. À l’instant même, profitant de l’obscurité des lieux, le prisonnier se dégagea des mains de cet homme par une saccade d’une violence peu banale.
– Où vas-tu ? hurla le maire en lui remettant au collet une poigne plus vigoureuse qu’auparavant.
– Lâchez-moi, c’est… c’est moi ! geignit l’autre.
– Inutile, l’ami, tout à fait inutile ! Piaille à ta guise, imite le diable si tu veux, quand tu seras las de contrefaire la fille ; avec moi, ça ne prend pas…
Sur ce, il le fourra dans la chambrette d’une poussée si brusque que le malheureux reclus gémit en roulant à terre. Sans s’arrêter, le maire en personne se rendit chez le scribe, escorté du dizainier, et suivi du contremaître qui crachait de la fumée comme un vapeur.
Tous trois cheminaient, tête basse, plongés dans leurs réflexions, quand soudain au détour d’une ruelle sombre, le trio poussa de conserve un cri de douleur, car ils venaient de se taper à toute volée le front contre quelque chose de dur qui brailla tout de suite, et aussi fort, en réponse. À force de clignoter, l’œil du borgne parvint à reconnaître à son grand étonnement le scribe communal escorté de deux dizainiers.
– J’allais chez toi, maître scribe !
– Et moi, je me rendais chez Votre Seigneurie, monsieur le maire.
– Il s’en passe de drôles, maître !
– Oui, de très drôles, monsieur le maire.
– Par exemple ?
– Les jeunes gens ont le diable au corps et par hordes entières font du scandale dans les rues. Ils parlent de Votre Seigneurie en de tels termes que… Bref ! j’aurais honte de les répéter. Même pris de boisson, un Russe y regarderait à deux fois avant de les proférer de sa langue impie… Pendant qu’il tenait ces propos, ce maigrichon de gratte-papier, en larges braies à carreaux et en gilet lie de vin, n’avait cessé d’allonger le cou et de le ramener immédiatement à sa place.
– J’allais m’assoupir, dit-il, quand ces maudits garnements me jetèrent à bas de ma couche par leurs ignobles refrains et les coups frappés à ma porte. Je me proposais bien de leur tanner la peau de la belle façon, mais le temps de passer culotte et gilet, ils avaient déguerpi dans toutes les directions. Leur chef n’a cependant pas réussi à nous échapper. Il s’égosille à présent dans cette cahute dont nous nous servons comme de geôle. L’envie me démangeait de savoir qui diable est cet oiseau, mais il a la trogne enduite de suie comme le diable qui forge des clous pour les damnés…
– Et comment est-il habillé, maître scribe ?
– Le fils de chien porte sa peau de mouton à l’envers, la fourrure à l’extérieur, monsieur le maire…
– Ne me ferais-tu pas des contes à dormir debout, maître ? Et que dirais-tu si le chenapan en question était détenu chez moi, dans mon propre réduit ?…
– Non, monsieur le maire, c’est vous-même, soit dit sans vous offenser, qui donnez maintenant une légère entorse à la vérité…
– Qu’on donne de la lumière, nous allons bien voir.
On apporta un flambeau et le maire brama de saisissement en se voyant face à face avec sa belle-sœur qui l’assaillit de ce flux de paroles :
– Ah ! ça, dis-donc, aurais-tu perdu le peu qui te restait jusqu’à présent de raison ? Y avait-il dans ta caboche de borgne une seule miette de cervelle quand tu m’as poussée dans ce réduit tout noir ? Encore une chance que je ne me sois pas cogné la tête à ce croc de fer ! Ne t’ai-je pas crié que c’était moi ?… Et lui, de me saisir, le maudit ours avec ses pattes d’acier et vlan !… de me flanquer là-dedans. Que les démons te le rendent dans l’autre monde !
Mais ces derniers mots, elle les cria au delà du seuil dans la rue où elle jugeait bon d’aller pour des raisons connues d’elle seule.
– Oui, oui, je vois bien que c’est toi ! avoua le maire, sorti de son ébahissement. Qu’en dis-tu, maître scribe ? N’est-il pas un astucieux sacripant, l’individu en question ?
– Exactement, monsieur le maire.
– N’est-il pas temps de donner une bonne leçon à ce ramassis de gredins et de les forcer à devenir sérieux ?
– Temps et grand temps, monsieur le maire.
– Ils se sont mis dans la tête, ces canailles que… Mais que diable ! il m’a semblé entendre ma belle-sœur crier dans la rue… ces canailles, dis-je, se sont mis dans la tête que je suis leur égal. Ils s’imaginent que je suis le premier venu de leurs pareils, un simple Cosaque…
La toux sèche qui ponctua cette harangue et le coup d’œil sournois promené à la ronde laissaient pressentir que l’orateur se préparait à lâcher quelque chose d’important.
– En mille… ah ! ces maudites dates, qu’on me tue sur place, mais je m’y perds toujours… Bref, en mille et quelque, l’ordre avait été donné à Lédatchy, commissaire à l’époque, de choisir parmi les Cosaques un sujet tranchant sur tout le reste par sa jugeote. Ho !… (et le maire lança cette interjection, en levant le doigt en l’air)… pour la jugeote ! et qui servirait de guide à l’impératrice. C’est alors que je…
– Est-il besoin d’en dire plus long ? Chacun est déjà au courant, monsieur le maire. Tous savent que vous vous êtes gagné les bonnes grâces de Sa Majesté. Mais avouez à présent que j’avais raison. N’avez-vous pas péché un tant soit peu contre la vérité en prétendant que vous aviez capturé ce vaurien en peau de mouton à l’envers ?
– Quant à ce démon en peau de mouton à l’envers, qu’on lui mette les fers aux pieds pour apprendre aux autres, et qu’on le frappe d’un châtiment exemplaire, pour que ces gens saisissent enfin ce que c’est que l’autorité ! De qui donc le maire tient-il ses pouvoirs, sinon de Sa Majesté l’Empereur ? Après, nous remonterons à ses complices ; je n’ai pas oublié que ces damnés pendards m’ont lâché dans mon potager un troupeau de cochons qui ont dévoré jusqu’au dernier choux et concombres… Je me rappelle toujours que ces rejetons du diable ont refusé de battre mon blé… J’ai encore sur le cœur qu’ils… mais foin de ces galapiats, il me faut absolument savoir qui est ce fin matois en peau de mouton à l’envers…
– Hé hé ! c’est apparemment un rusé compère, déclara le contremaître dont les bajoues n’avaient cessé durant cet entretien d’emmagasiner de la fumée, comme une pièce d’artillerie de siège, et dont les lèvres, lâchant le brûle-gueule, laissèrent fuser un long jet de vapeur ardente. Il ne serait pas mauvais d’avoir à la distillerie un particulier de son acabit, à toutes fins utiles. Ou bien, meilleure solution encore, il faudrait le suspendre en guise de lustre d’église à la plus haute branche d’un chêne…
Sur ces entrefaites, ils n’étaient plus bien loin d’une bicoque branlante, au point qu’elle menaçait de crouler. La curiosité de nos pèlerins croissait à mesure qu’ils avançaient et finalement tous se groupèrent devant la porte. Le scribe sortit de sa poche une clef qui grinça en vain autour de la serrure, car cette clef était celle de son coffre. L’impatience grandit encore. Le scribe fourra la main dans sa poche, y entreprit des fouilles, mais il se répandit en malédictions devant l’inutilité de ses recherches.
– Je l’ai ! dit-il enfin, et il dut se courber pour extraire l’objet du fin fond de la vaste poche dont étaient pourvues ses larges braies à carreaux.
À ces mots, les cœurs de nos héros semblèrent s’agglutiner en un seul, et ce cœur démesuré battit si fort qu’on l’entendait palpiter par-dessus le bruit de ferraille de la serrure. La porte s’ouvrit… et le maire devint pâle comme un linge ; le contremaître crut que ses veines charriaient de la glace et il lui parut que ses cheveux cherchaient à prendre leur essor vers le ciel ; une terreur sans nom s’imprima sur les traits du scribe. Quant aux dizainiers, ils en eurent les semelles collées au sol et se sentirent impuissants à clore des bouches qui s’étaient comme d’un commun accord largement ouvertes. Ils avaient encore devant eux la belle-sœur !
Non moins stupéfaite que les nouveaux arrivants, elle avait néanmoins recouvré quelque présence d’esprit et esquissa donc un mouvement pour se porter à leur rencontre :
– Halte ! rugit sauvagement le maire en lui bouclant la porte au nez. Messieurs, ajouta-t-il, nous avons affaire à Satan. Du feu, et au plus vite ! Point de pitié pour la baraque bien qu’elle appartienne à l’État !… Qu’on l’incendie, oui, qu’on l’incendie afin que tout, jusqu’aux os du diable, disparaisse de cette terre…
La belle-sœur, terrorisée, donna de la voix, en entendant de l’autre côté de la porte cet ordre gros de menaces.
– À quoi pensez-vous donc, les amis ? dit le contremaître. Votre chevelure est, grâce à Dieu, presque tout entière poudrée par la neige des ans, mais vous n’avez guère jusqu’ici fait provision de bon sens. Voyons, on ne brûle pas une sorcière avec n’importe quel feu ! Seul, un incendie allumé avec les braises d’une pipe peut en avoir raison. Attendez, je vais vous montrer la façon de procéder…
Sitôt dit, sitôt fait ! il vida le culot enflammé de son brûle-gueule sur une botte de paille et entreprit de souffler dessus. Sur ce, le désespoir donna du cœur à l’infortunée belle-sœur qui se mit à les implorer à grands cris et à les convaincre de leur erreur.
– Attendez, les amis ! Pourquoi nous charger sans raison la conscience ? Il peut se faire que ce ne soit pas Satan, dit le scribe. Si cette femme… je veux dire… Si cet être enfermé là-dedans consent à se signer, nous aurons une preuve évidente que ce n’est point le diable.
La proposition reçut l’assentiment général.
– Attention, Satan ! continua le scribe, les lèvres collées au trou de la serrure. Ta parole que tu ne bougeras pas de place, et nous allons t’ouvrir !…
L’huis roula sur ses gonds.
– Signe-toi, commanda le maire, en regardant autour de lui, comme pour choisir la route la plus commode, au cas où il faudrait battre précipitamment en retraite.
La belle-sœur fit le signe de croix.
– Ce n’est pas le diable, mais ma belle-sœur toute crachée !
– Quel esprit immonde t’a donc entraînée dans cette niche, ma commère ?
Et elle alors de raconter avec force sanglots, comment des jeunes gens l’avaient enlevée à bras-le-corps dans la rue, et comment, malgré sa résistance, ils l’avaient descendue dans la cahute par la large fenêtre dont ils avaient ensuite cloué le volet. D’un coup d’œil, le scribe constata de fait que les charnières du grand volet étaient arrachées, et que le contrevent n’était assujetti à la partie supérieure qu’à l’aide d’une poutrelle.
– Je te reconnais bien là, borgne du diable, s’écria la femme en marchant droit au maire, qui rompit de quelques pas, tout en la fixant sans cesse de son œil sain. Je connais ton idée de derrière la tête. Tu étais content, que dis-je, tu grillais d’aise de profiter de l’occasion pour te défaire de ma personne afin de pouvoir plus librement courir les filles, sans un seul témoin des folies d’un grison en âge d’être grand-père. Tu t’imagines que j’ignore le genre de propos que tu tenais ce soir même à Hannah ? Oh ! mais rien ne m’échappe… Il est difficile de m’embobeliner, et en tout cas ce n’est point ta caboche sans cervelle qui y parviendra. Ma patience est longue, mais que tu fasses déborder la coupe, tant pis pour toi !
Pour en finir, elle lui montra le poing et s’en fut d’un bon pas, plantant là son parent tout ahuri.
« Non, non, il y a quand même du Satan là-dessous ! » songeait celui-ci en se grattant sans pitié le haut de la tête.
– Il est attrapé ! clamèrent à cet instant les dizainiers qui venaient d’accourir.
– Et qui ça ? demanda le maire.
– Le diable en peau de mouton à l’envers !
– Amenez-le-moi ! vociféra le borgne en agrippant le bras du prisonnier. Mais vous êtes fous ! C’est cet ivrogne de Kalénik !
– Que diantre ! nous l’avions pourtant bien dans les pattes, monsieur le maire, se récriaient les dizainiers. Les damnés maudits sujets nous ont cernés dans la venelle, se sont mis à danser, à nous bousculer, à nous tirer la langue, à nous échapper des mains, la peste soit d’eux !… Et comment nous sommes tombés sur ce vilain corbeau au lieu de celui qu’on cherche, Dieu seul pourrait l’expliquer…
– De ma propre autorité, et au nom des habitants de cette commune, proclama le maire, j’ordonne formellement de démasquer à l’instant même le susdit brigand, et pareillement, tous autres individus que vous rencontrerez par les rues, et de les conduire par devers ma personne, à moi d’en faire ce que doit…
– De grâce, monsieur le maire, se récusèrent quelques dizainiers en se prosternant, autant dire, à ses pieds. Si vous aviez vu ces gueules qu’ils ont ! Que Dieu nous foudroie, mais depuis le jour de notre naissance et de notre baptême, jamais nos yeux ne s’étaient posés sur des trognes aussi repoussantes. Ils sont à même de frapper un brave homme d’une telle terreur panique que pas une rebouteuse au monde ne se risquerait ensuite à tenter la guérison !
– Je vous en collerai, moi, de la panique ! Qu’est-ce que vous me chantez ? Vous refusez d’obtempérer aux ordres ? Mais vous leur prêter apparemment la main ! De la rébellion ! qu’est-ce à dire ? Que signifie ?… Mais vous poussez au brigandage !… Vous… Je vous dénoncerai au commissaire. À la minute, vous entendez bien, à la minute, filez, volez à tire d’aile… Autrement, je vous… sans quoi, vous me…
Tous avaient déjà détalé.
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