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La Nuit De Mai Ou La Noyée de Nikolaï Vassilievitch Gogol


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V

LA NOYÉE

L’esprit libre de toute inquiétude, insoucieux des limiers lancés à ses trousses, le fauteur de tout ce remue-ménage approchait à pas lents de la vieille maison et de l’étang. Point n’est besoin, j’imagine, de vous dire que c’était Levko.

Il avait déboutonné sa peau de mouton noir et tenait son bonnet à la main, car il ruisselait de sueur. Majestueux et lugubre à la fois, le bois d’érables érigeait, face à la lune, sa masse noire qui ne s’éclaircissait qu’aux orées lointaines. La pièce d’eau immobile soufflait au-devant du promeneur harassé tant de fraîcheur qu’elle l’engagea à se reposer sur la berge. Tout était calme ; au plus épais du bois on n’entendait par intervalles que les roulades du rossignol. Un sommeil invincible ne tarda pas à engluer les paupières du jeune homme ; ses membres fourbus menaçaient de s’engourdir et de céder à la torpeur ; son menton allait toucher sa poitrine.

– Non, il ne me manquerait plus que de m’assoupir ici, dit-il en se remettant sur pied et en se frottant les yeux.

Il se retourna et la nuit lui parut encore plus lumineuse. Une sorte de rayonnement étrange et enivrant se mêlait maintenant à l’éclat de la lune. Jamais encore il n’avait rien vu de comparable. Un brouillard d’argent était descendu sur les parages d’alentour. L’arôme des pommiers en fleur et de ces corolles qui ne s’épanouissent que la nuit se répandait à flots sur la terre entière. Le jeune homme ébahi contemplait les eaux immobiles de l’étang ; l’antique maison de maître s’y reflétait à la renverse, pure de dessin, et non sans une manière d’orgueilleuse clarté. En lieu et place des mornes contrevents apparaissaient d’allègres fenêtres et des portes vitrées dont la transparence parfaite laissait entrevoir des dorures.

Et soudain, Levko eut l’impression que l’une des fenêtres s’ouvrait. Retenant son haleine, figé dans une complète immobilité, et l’œil fixé sans arrêt sur l’étang, il crut plonger sous les eaux, et alors… il vit ! Tout d’abord, un coude pâle se montra à la fenêtre, puis ce fut le tour d’un visage avenant aux prunelles étincelantes qui miroitaient doucement au travers des vagues de cheveux châtains, et ce visage vint s’appuyer sur cet avant-bras. Levko vit encore que l’apparition hochait la tête, qu’elle faisait signe de la main, qu’elle souriait… Le cœur du Cosaque précipita ses battements. Un frisson courut sur l’eau, et la fenêtre se referma.

Le garçon s’écarta sans hâte de l’étang et tourna ses regards vers la maison ; les mornes contrevents béaient, et les carreaux des fenêtres scintillaient au clair de lune.

« Voici une bonne preuve du peu de foi qu’il convient d’ajouter aux radotages des commères, pensa-t-il. Cette maison est toute neuve, les peintures paraissent vives, à croire que la dernière couche date d’aujourd’hui même. Cette demeure doit être habitée… »

Il se rapprocha sans mot dire, mais rien ne bougea derrière ces murs. Les brillantes modulations des rossignols se répondaient en échos d’une retentissante sonorité, et lorsque ces chanteurs paraissaient s’alanguir, n’en pouvant plus de volupté, on percevait le murmure des feuilles et le crépitement des grillons, ou encore le râle d’un oiseau des marais effleurant d’un bec rapide le spacieux miroir des eaux. Levko se sentit le cœur pénétré d’une sorte de douce sérénité, de liberté sans mesure. Il accorda sa mandore, joua la ritournelle et se prit à chanter :

Oh ! lune, chère lune,

Et toi, limpide crépuscule,

Comme il fait clair, là-bas, à l’auberge,

Où se trouve une jolie fille…

Une fenêtre s’ouvrit sans bruit, et cette même tête dont il avait aperçu le reflet dans l’étang se pencha au dehors et prêta une oreille attentive à la chanson. Les longs cils de la vision se rabattaient à demi sur ses yeux ; elle était toute blanche comme un linge, comme la clarté lunaire, mais qu’elle était merveilleuse dans sa beauté sans tache ! Elle se mit à rire et Levko tressaillit.

– Chante pour moi, jeune Cosaque, quelque sérénade, dit-elle à mi-voix, le front penché sur l’épaule, cependant que les cils voilaient entièrement ses prunelles.

– Quelle chanson voudrais-tu entendre de ma bouche, ma belle demoiselle ?

Des larmes roulèrent lentement sur le visage blême.

– Jeune homme, répondit-elle, et il y avait dans ses accents quelque chose d’indéfinissable et de pathétique, jeune homme, trouve-moi ma belle-mère et il n’y aura rien dont je ne me dépouillerai sans regret en ta faveur. Je possède des gants brodés de soie, du corail, des colliers… Je te bâillerai une ceinture constellée de perles… J’ai de l’or aussi. Jeune homme, découvre cette marâtre, c’est une épouvantable sorcière. Elle ne m’a laissé ni trêve, ni repos en ce bas monde. Elle me tourmentait, me forçait à travailler comme une simple paysanne. Contemple mon visage : ses immondes sortilèges ont chassé l’incarnat de mes joues. Vois ma gorge de neige : rien ne les lavera, rien au monde ne les effacera, aucune eau ne les fera partir, les marques bleuâtres de ses griffes de fer… Considère mes pieds blancs : ils ont beaucoup marché, et point uniquement sur des tapis, mais par les sables brûlants, sur le sol humide, à travers les épines acérées… Et mes yeux, regarde-les donc ; ils sont aveuglés par les larmes… Trouve-la, mon garçon, trouve-la moi, cette marâtre !

Elle cessa de parler, bien que sa voix eût monté sur ces mots. Des flots de larmes coulèrent le long de ses joues livides. Un sentiment pénible qui débordait de pitié autant que de tristesse pénétra la poitrine du Cosaque.

– Je suis prêt à tout pour vous plaire, mademoiselle, dit-il, emporté par son émotion sincère. Mais comment faire, où la chercher ?

– Regarde, regarde ! dit-elle d’un ton haletant. Elle est là, sur la rive, où elle s’amuse à danser la ronde avec les vierges, mes compagnes, et se réchauffe au clair de lune. Mais elle est pleine de malice et de ruse. Elle a emprunté la forme d’une noyée, mais je la sais toute proche, je flaire sa présence… Parce qu’elle est là, le cœur me pèse, mon cœur se soulève de dégoût… Par sa faute, je ne puis nager librement, légèrement, comme un poisson. Je coule, et tombe au fond, comme une clef… Découvre-la jeune homme !

Levko jeta ses regards sur la rive ; sous le voile ténu du brouillard d’argent, passaient en éclair des nymphes fugaces comme des ombres, en longues robes qui avaient la blancheur d’une prairie jonchée de muguet. Colliers d’or, verroteries et ducats étincelaient à leurs gorges, mais toutes étaient livides ; leurs corps semblaient pétris de la même matière que les nuages transparents et le moindre rayon de lune avait l’air de les transpercer de part en part. En folâtrant, la ronde se rapprochait du Cosaque qui pouvait maintenant entendre distinctement certaines paroles.

– Jouons au corbeau, voulez-vous ? jouons au corbeau ! criaient-elles, toutes ensemble, et le concert de leurs voix produisait le même son que les roseaux de la berge frôlés à l’heure sereine du crépuscule par les lèvres éthérées du vent.

– Et qui donc sera le corbeau ?

On tira au sort et l’une des nymphes sortit du groupe. Levko se mit à la scruter attentivement. Robe, visage, rien sur elle ne la différenciait des autres. On remarquait seulement que ce rôle ne lui convenait qu’à moitié. La foule des noyées s’étira en une longue chaîne qui s’écartait vivement d’un côté ou de l’autre pour se dérober aux attaques du corbeau.

– Non ! je ne veux plus y être ! déclara la jeune fille qui n’en pouvait plus de fatigue. Le cœur me fend d’enlever ses poussins à une pauvre mère poule…

« Tu n’es pas la sorcière, se dit Levko. Qui donc sera maintenant le corbeau ? »

Les vierges se groupèrent de nouveau pour tirer au sort quand l’une d’elles proposa de son plein gré :

– Je ferai le corbeau !

Levko la dévisagea fixement. Elle se ruait à toute allure et sans la moindre retenue à la poursuite de ses compagnes rangées à la queue leu leu, et se démenait, tantôt à droite, tantôt à gauche pour capturer une victime. Dès lors, le Cosaque crut s’apercevoir que le corps de cette noyée était moins lumineux que celui des autres, et qu’au centre on distinguait quelque chose de noir. Soudain, un cri fut poussé ; le corbeau s’était précipité sur l’un des anneaux de la chaîne, et avait mis la main sur l’une des jeunes filles. Levko eut tout de suite l’impression que des serres poussaient à cette main et que ce visage fulgurait d’une joie cruelle.

Se retournant vers la maison, il montra le corbeau du doigt :

– Voici la sorcière ! dit-il.

La demoiselle éclata de rire, et les noyées entraînèrent avec de déchirantes clameurs celle de leur compagne qui avait tenu le rôle du rapace.

– Quelle récompense te donner, mon garçon ? Je sais que l’or ne te tente pas, mais tu chéris Hannah et ton père inflexible t’empêche de l’épouser. Il ne mettra plus obstacle à ton projet ; prends, et transmets-lui ce billet…

Elle tendit son bras blanc, son visage s’éclaira merveilleusement et resplendit. Pris d’un frisson inexplicable et de battements de cœur épuisants, Levko saisit le billet et… se réveilla.


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