Littérature Russe – Livres pour enfants – Poésie Russe – Nikolaï Vassilievitch Gogol – La Nuit De Mai Ou La Noyée – Table des matièress
< < < V – LA NOYÉE
La Lettre Perdue > > >
VI
LE RÉVEIL
« Se peut-il que je dormais ? se demanda le Cosaque en se relevant de la petite éminence où il s’était allongé. Tout cela était tellement vivant, comme si je l’avais vu à l’état de veille. C’est prodigieux, prodigieux ! répétait-il en promenant ses regards sur les alentours.
La lune qui brillait justement au-dessus de sa tête indiquait que minuit avait dû sonner ; un silence de mort régnait à la ronde ; une fraîcheur montait de l’étang que dominait, funèbre, la maison délabrée aux contrevents fermés ; la mousse et les herbes folles montraient que le logis était depuis longtemps fermé. À ce moment, il ouvrit le poing qu’il avait tenu convulsivement serré durant son rêve et cria de saisissement, en y découvrant un billet.
– Ah ! que ne sais-je lire ! se dit-il, en retournant le papier sur toutes ses faces.
Ce fut alors qu’il entendit du bruit derrière lui.
– N’ayez pas peur, empoignez-le sans barguigner !… Pourquoi cette venette ? Nous sommes ici une dizaine ; je parie que c’est un être humain, et pas un diable, criait le maire aux gens de son escorte et Levko se sentit appréhendé par plusieurs mains dont quelques-unes tremblotaient de frayeur.
– Allons, l’ami, ôte donc ton masque ! Tu t’es suffisamment joué de tes semblables, poursuivit le borgne en saisissant le prisonnier au collet, mais soudain il s’immobilisa net, son œil unique écarquillé. Levko, mon fils ?… clamait-il, en reculant au comble de l’ahurissement, et les mains collées au corps. C’est donc toi, fils de chien ?… Voyez-moi ça, l’engeance diabolique ! Je me demandais quel pouvait bien être ce sacripant, ce démon à la pelisse à l’envers, fauteur de ces manigances ?… et il paraît que c’est toi, rien que toi, bouillie indigeste demeurée en travers du gosier paternel, qui te permets d’organiser le banditisme au village, de composer des chansonnettes !… Ohoho !… Levko, que signifie ? Sans doute que le dos te démange ?… Qu’on le garrotte !
– Attends, papa, on m’a ordonné de te remettre ce billet, fit le jeune Cosaque.
– Point ne s’agit pour l’instant de billets, mon petit ami… Le garrotterez-vous, oui ou non ?
– Un moment, monsieur le maire, dit le scribe qui avait déplié le papier. C’est l’écriture du commissaire…
– Du commissaire ?
– Du… commissaire ? répétèrent machinalement les dizainiers.
« Du commissaire ? songeait Levko, voilà qui est de plus en plus merveilleux ! »
– Lis, s’exclama le maire, lis-nous ce que nous mande le commissaire…
– Prêtons l’oreille à ce que nous dit le commissaire, proféra sentencieusement le contremaître, la pipe aux dents et battant le briquet.
Le scribe se racla la gorge et commença la lecture :
Au maire Evtoukh Makogonenko,
ORDONNANCE,
Il est venu à mes oreilles, vieil imbécile, qu’au lieu de faire rentrer les redevances en retard et de veiller au maintien du bon ordre au village qui t’est confié, tu extravagues et mènes une vie de polichinelle…
Le maire interrompit la lecture.
– Écoutez, dit-il, Dieu m’est témoin que je ne saisis pas un traître mot…
Le scribe reprit du commencement :
Au maire Evtoukh Makogonenko,
ORDONNANCE,
Il m’est venu aux oreilles, vieil imbécile, que…
– Halte ! halte ! ceci n’a aucune importance, cria le maire… Bien que je n’aie rien entendu, je sais que l’essentiel doit se trouver plus loin… Saute ce passage…
– … heu… et en conséquence, je te requiers d’unir sur-le-champ ton fils Levko Makogonenko et la Cosaque Hannah Pétrytchenkowaya, habitante du susdit village, et pareillement, de réparer les caniveaux sur la grand-route et de ne plus réquisitionner à mon insu les chevaux de les administrés au profit des freluquets de l’administration judiciaire, quand bien même ils sortiraient tout droit de la Direction du Fisc. Si donc, lors de mon passage je trouve qu’il a été sursis à l’une quelconque des présentes dispositions, c’est de toi seul que j’exigerai des comptes
Signé :
Le commissaire,
Kosma DERGATCH-DRICHPANOWSKY.
Lieutenant en retraite.
– En voilà bien d’une autre ! lâcha le maire, bouche bée. Vous entendez, vous autres, vous entendez ?… C’est le maire que l’on tiendra responsable de tout ; conséquemment, il faut m’obéir, et m’obéir au doigt et à l’œil, sans quoi, je vous demande bien pardon, mais… Quant à toi, continua-t-il en dévisageant Levko, je vais te marier, conformément à l’ordonnance du commissaire, bien que je cherche en vain de quelle source il a eu connaissance de ceci… Mais auparavant tu tâteras de la cravache, tu sais bien, celle que l’on voit chez nous, accrochée au mur, près de l’étagère aux saintes images… D’où te vient ce mot d’écrit ?
En dépit de la stupéfaction provoquée par la tournure inattendue que prenaient ses affaires, Levko avait eu la prudence de préparer mentalement une réponse propre à donner le change sur la provenance authentique du billet.
– Je me suis absenté hier soir aux approches du crépuscule pour me rendre à la ville où je suis tombé sur le commissaire qui descendait de sa calèche. À la nouvelle que j’étais originaire de notre village, il m’a donné ce papier et m’a prescrit de t’annoncer de vive voix, papa, qu’à son retour, il s’inviterait à déjeuner chez nous…
– Il a dit ça ?
– En propres termes.
– Entendez-vous ? dit le maire, tout gonflé d’importance, en s’adressant à ses compagnons. Le commissaire lui-même, en chair et en os, viendra déjeuner chez nous… je veux dire chez moi !… Oh ! oh ! et il pointa l’index vers le ciel, et pencha la tête comme s’il prêtait attentivement l’oreille à quelque chose. Le commissaire, entendez-vous bien, le commissaire viendra déjeuner chez moi. Que t’en semble, maître scribe, et toi aussi, parent, l’honneur est de quelque conséquence, n’est-il pas vrai ?
– Aussi loin que remontent mes souvenirs, intervint le scribe, pas un maire n’a encore reçu le commissaire à déjeuner…
– Tous les maires ne sont pas pétris de la même pâte, déclara le borgne, l’air suffisant, et une espèce de rire rocailleux et enroué qui rappelait plutôt le tonnerre roulant à quelque distance lui déforma la bouche. Qu’en penses-tu, maître scribe, il faudrait édicter que chaque ménage apportât à cet hôte de distinction, soit un poulet, soit une pièce de toile, et ainsi de suite… hein ?
– Il le faudrait ; bien sûr que oui, monsieur le maire.
– Et à quand ma noce, papa ? demanda Levko.
– La noce ?… je t’en donnerai, moi, des noces !… Eh bien tout de même, pour plaire à cet hôte de choix… le curé vous bénira dès demain… La peste de vous !… ainsi, le commissaire se rendra compte de ce que j’entends par ponctualité. Et maintenant, les amis, au lit ! Rentrez tous au logis. L’événement d’aujourd’hui me rappelle l’époque où je…
Et ce disant, le maire laissa, selon sa manie, filer de biais un regard emprunt de gravité et lourd de signification.
« Allons, le maire va maintenant raconter comment il conduisit l’impératrice, se dit Levko qui, le cœur allègre, se hâta vers la chaumière tapie dans les cerisiers et que nous connaissons déjà.
« Dieu te fasse paix, bonne et charmante demoiselle, songeait-il. Qu’il te soit donné de sourire éternellement dans l’autre monde parmi les saints anges ! Je ne soufflerai mot à âme qui vive du prodige qui s’est accompli cette nuit. La confidence sera pour toi seule, chère Hannah, parce que tu seras disposée à croire mon récit et nous prierons ensemble pour le repos de l’âme de la malheureuse noyée… »
Il arrivait tout près de la chaumière dont la fenêtre était ouverte ; à la clarté des rayons de lune qui y pénétraient à torrents, il aperçut Hannah plongée dans le sommeil. Sa tête reposait sur son bras, un incarnat léger teintait ses joues, et ses lèvres remuèrent pour murmurer sans doute le nom de l’aimé.
« Dors, ma jolie ! Puisses-tu voir dans ton rêve tout ce qu’il y a de meilleur ici-bas, mais qui, si beau qu’il soit, devra pâlir devant notre réveil… »
Il la bénit du signe de la croix, referma l’étroite fenêtre et s’éloigna sur la pointe du pied.
Quelques instants après, il n’y eut vraiment plus un être au village qui ne dormît. Seule, la lune cheminait, toujours aussi étincelante et magnifique, par les déserts incommensurables du ciel d’Ukraine. Le même souffle solennel hantait encore les altitudes sublimes et la nuit, nuit divine, achevait majestueusement de se consumer. Elle non plus, la terre, n’avait rien perdu de sa splendeur sous cette merveilleuse lumière d’argent. Mais plus personne ne restait pour savourer tant de charmes ; tout le monde dormait.
Seul, de loin en loin, un aboi violait le silence et longtemps encore l’ivrogne Kalenik erra par les rues ensommeillées, à la recherche de son logis.
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