Littérature Russe – Livres pour enfants – Poésie Russe – Nikolaï Vassilievitch Gogol – Le Révizor – Table des matières
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ACTE IV
Même décor qu’à l’acte précédent.
SCÈNE I
Entrent avec précaution et sur la pointe des pieds :
Ammos, Artème, le directeur des postes, Louka, Bobtchinski, Dobtchinski.
Ils sont tous en grande tenue Toute la première scène est jouée à voix étouffée.
AMMOS, les rangeant en demi-cercle. — Au nom du ciel, messieurs, en cercle, vite, et un peu plus d’ordre ! Que Dieu le bénisse ! Il fréquente la cour, houspille le Conseil d’État ! Au garde-à-vous, messieurs, ne manquez pas de vous mettre au garde-à-vous ! Vous, Pierre Ivanovitch, passez de ce côté, et vous, Pierre Ivanovitch, mettez-vous ici.
Les deux Pierre courent se placer sur la pointe des pieds.
ARTÈME. — Ne croyez-vous pas, Ammos Fiodorovitch, qu’il faudrait quand même tenter quelque chose ?
AMMOS. — Et quoi donc ?
ARTÈME. — Voyons, vous le savez bien.
AMMOS. — Lui glisser ?…
ARTÈME. — Mais oui.
AMMOS. — Diable, c’est que c’est dangereux ! Il peut se mettre en colère, dame, un homme d’État ! À moins de lui offrir cela sous forme de don de la part de la noblesse pour un monument quelconque.
LE DIRECTEUR DES POSTES. — Ou de lui dire : « Voilà, cet argent est arrivé par la poste, on ne sait pas à qui il appartient. »
ARTÈME. — Prenez garde qu’il ne vous envoie quelque par la poste, vous aussi. Écoutez : de telles affaires ne se traitent pas ainsi dans un pays bien organisé. Pourquoi sommes-nous ici tout un escadron ? Il faut se présenter individuellement, et là, entre quatre yeux, on s’arrange, et ni vu ni connu ! Voilà comment cela se passe dans une société bien organisée. Tenez, Ammos Fiodorovitch, vous devriez commencer le premier.
AMMOS. — Il vaudrait mieux que cela soit vous, c’est chez vous qu’il a été reçu, dans votre établissement.
ARTÈME. — Alors, que ce soit Louka Loukitch, en sa qualité d’éducateur de la jeunesse.
LOUKA. — Non, je ne peux pas, messieurs, je ne peux pas. Je vous avoue, c’est au-dessus de mes forces, dès que quelqu’un d’un peu supérieur m’adresse la parole, je perds la tête tout simplement, ma langue s’embrouille, je n’ai plus de moyens. Non, pas moi, messieurs, je vous en supplie, pas moi !
ARTÈME. — Allons, Ammos Fiodorovitch, à part vous, il n’y a personne. Vous êtes le plus qualifié, chacune de vos paroles est digne de Cicéron !
AMMOS. — Comme vous y allez ! De Cicéron ! Vous en avez des inventions ! Si parfois je me laisse emballer en parlant de mes chiens ou d’un limier…
TOUS, l’entourant. — Non, non, il n’y a pas que les chiens, il y a aussi l’Histoire sainte… Non, Ammos Fiodorovitch, ne nous abandonnez pas, soyez notre père à tous… Non, Ammos Fiodorovitch…
AMMOS. — N’insistez pas, je vous en prie, messieurs !
À ce moment on entend Khlestakov marcher et tousser dans sa chambre. Tous se précipitent vers la porte, se poussent et se bousculent. On entend des exclamations étouffées.
LA VOIX DE BOBTCHINSKI. — Aïe ! Pierre Ivanovitch ! Vous m’avez marché sur le pied !
LA VOIX DE ZEMLIANIKA. — Lâchez-moi, messieurs, de grâce, vous m’étouffez !
On entend encore quelques exclamations, puis tous parviennent à sortir et la pièce reste vide.
SCÈNE II
KHLESTAKOV, seul. Il entre, un bougeoir allumé à la main avec des jeux à moitié endormis. — J’ai l’impression d’avoir bien ronflé. Où diable ont-ils pris tant de matelas et d’édredons ! Cela m’a mis en nage ! Ils ont dû me fourrer quelque chose hier à ce déjeuner : la tête m’en tinte encore. Je vois qu’ici on peut agréablement passer son temps. J’aime la cordialité et je préfère, je l’avoue, qu’on me reçoive de tout cœur et non par intérêt. La fille du Gouverneur n’est pas mal du tout, et même avec la mère, on pourrait encore… Non, je ne sais pas, vraiment, j’aime ce genre de vie…
SCÈNE III
Khlestakov et Ammos.
AMMOS, entre et s’arrête. À part. — Mon Dieu ! Mon Dieu, pourvu que tout se passe bien, j’en ai les jambes coupées. (À. haute voix, après s’être mis au garde-à-vous :) J’ai l’honneur de me présenter : Liapkine-Tiapkine, assesseur de collège, juge auprès du tribunal du district.
KHLESTAKOV. — Veuillez vous asseoir. Alors, vous êtes le juge du district ?
AMMOS. — Depuis 1816. Élu pour trois ans par la noblesse, je n’ai pas cessé depuis lors d’assumer cette fonction.
KHLESTAKOV. — Et dites-moi, cela rapporte d’être juge ?
AMMOS. — Depuis les neuf ans que j’exerce, j’ai été proposé pour l’ordre de Saint-Vladimir de quatrième classe avec avis favorable de mes supérieurs. (À part.) J’ai la main en feu avec cet argent !
KHLESTAKOV. — J’aime assez l’ordre de Vladimir, celui de Sainte-Anne de troisième classe est déjà moins bien.
AMMOS, avançant petit à petit sa main fermée. À part — Seigneur, je ne sais plus où j’en suis. Je me sens sur des charbons ardents.
KHLESTAKOV. — Qu’avez-vous dans la main ?
AMMOS, perdant la tête et laissant tomber les billets. — Moi, rien !
KHLESTAKOV. — Comment rien ? Mais c’est de l’argent.
AMMOS, tremblant. — Non, non, ce n’est rien ! (À part.) Mon Dieu, ça y est, c’est la prison ! On m’emmène déjà sur la charrette !
KHLESTAKOV, ramassant les billets. — Mais si, c’est de l’argent.
AMMOS, à part. — Allons, tout est fini, je suis perdu ! perdu !
KHLESTAKOV. — Dites donc, savez-vous ? Vous devriez me prêter cette somme ?
AMMOS. — Comment donc, mais comment donc, avec plaisir. (À part.) Allons, courage, Sainte Mère de Dieu, sors-moi de là !
KHLESTAKOV. — Vous savez, j’ai eu pas mal de frais, durant mon voyage. Mais dès que je serai chez moi je vous le renverrai.
AMMOS. — Mais je vous en prie, ne vous donnez pas la peine, c’est déjà un tel honneur pour moi… De toutes mes faibles forces, par mon zèle et mon dévouement, pour les autorités, j’essaierai de me montrer à la hauteur… (Se mettant au garde-à-vous.) Je n’ose plus vous importuner par ma présence. N’avez-vous aucun ordre à me donner ?
KHLESTAKOV. — Quel ordre ?
AMMOS. — Je veux dire… n’avez-vous pas d’ordre à donner en ce qui concerne le tribunal ?
KHLESTAKOV. — Pour quoi faire ? Pour l’instant, je n’en vois pas l’utilité. Non, je vous remercie.
AMMOS, saluant et en sortant, à part. — Sauvé !…
KHLESTAKOV, lorsqu’il est seul. — Ce juge est un brave homme !
SCÈNE IV
Khlestakov et le directeur des postes qui entre et se met au garde-à-vous.
LE DIRECTEUR DES POSTES. — J’ai l’honneur de me Présenter. Conseiller de cour Chpékine, directeur des Postes
KHLESTAKOV. — Ah ! soyez le bienvenu ! J’aime me trouver en bonne société. Asseyez-vous. Vous habitez toujours ici, n’est-ce pas ?…
LE DIRECTEUR DES POSTES. — Parfaitement.
KHLESTAKOV. — Votre petite ville ne manque pas de charme. Évidemment il n’y a pas grand monde. Mais, après tout, ce n’est pas une capitale. N’est-ce pas vrai ; ce n’est pas une capitale ?
LE DIRECTEUR DES POSTES. — C’est tout à fait vrai !
KHLESTAKOV. — Ce n’est que dans la capitale qu’on trouve le bon ton. On ne risque pas d’y rencontrer un balourd de province. Votre avis, n’est-ce pas vrai ?
LE DIRECTEUR DES POSTES. — Parfaitement exact. (À part.) Au moins, il n’est pas fier, il cherche à se renseigner.
KHLESTAKOV. — Et pourtant, avouez-le, même dans une petite ville on peut vivre très heureux ?
LE DIRECTEUR DES POSTES. — Parfaitement.
KHLESTAKOV. — Que faut-il pour cela ? À mon avis uniquement qu’on vous respecte, qu’on vous aime sincèrement. N’est-ce pas vrai ?
LE DIRECTEUR DES POSTES. — Vous avez raison.
KHLESTAKOV. — Je suis très heureux, voyez-vous, que vous soyez de mon avis. Cela peut paraître bizarre, mais que voulez-vous, je suis ainsi. (Le regardant droit dans les yeux. À part.) Et si je lui demandais quelques billets à ce directeur ? (Haut.) Figurez-vous qu’il m’arrive une drôle d’histoire, j’ai dépensé tout mon argent en cours de route. Ne pourriez-vous pas m’avancer 300 roubles ?
LE DIRECTEUR DES POSTES. — Mais, parfaitement ! J’en serai ravi. Tenez, permettez. Je suis à votre entière disposition.
KHLESTAKOV. — Je vous suis très reconnaissant ! Car, voyez-vous, je déteste me refuser quoi que ce soit en cours de route, et au nom de quoi, après tout ? N’est-ce pas vrai ?
LE DIRECTEUR DES POSTES. — Si, parfaitement. (Il se lève et se met au garde-à-vous.) Je n’ose plus vous importuner par ma présence. N’auriez-vous aucune remarque à faire en ce qui concerne le service des postes ?
KHLESTAKOV. — Non, non, aucune.
Le Directeur des postes salue et sort.
KHLESTAKOV, allumant un cigare. — Ce Directeur des postes me semble, lui aussi, un excellent homme ; en tout cas ; il est très serviable. J’aime bien ce genre de gens.
SCÈNE V
Khlestakov et Louka, qui est presque projeté hors de la porte.
On entend distinctement derrière lui : « Vas-y, n’aie pas peur ! »
LOUKA, tremblant, se met au garde-à-vous. — J’ai l’honneur de me présenter : conseiller titulaire Khlopov, inspecteur des écoles.
KHLESTAKOV. — Ah ! soyez le bienvenu ! Asseyez-vous, asseyez-vous ! Voulez-vous un cigare ?
Il lui offre un cigare.
LOUKA, à part, hésitant. — En voilà une histoire ! Je n’avais pas prévu cela. Prendre ou ne pas prendre ?
KHLESTAKOV. — Prenez, voyons, prenez, c’est un bon cigare. Évidemment, ce n’est pas comme à Pétersbourg. Là-bas, mon cher, je fumais des cigares à 25 roubles le cent, c’est à s’en lécher les doigts. Tenez, voilà du feu, fumez-moi cela. (Louka Loukitch essaie de fumer et tremble de tous ses membres.) Mais vous le tenez par le mauvais bout !
LOUKA, effrayé, laisse tomber son cigare, crache, et avec un geste de désespoir. À part. — Que le diable emporte ma timidité !
KHLESTAKOV. — Vous n’êtes pas amateur de cigare, à ce que je vois. Moi, je l’avoue, c’est mon faible… Ça, et le beau sexe. Le beau sexe ne me laisse jamais indifférent. Et vous ? Lesquelles préférez-vous, les brunes ou les blondes ? (Louka, perplexe, ne sait que répondre.) Allons, dites-moi franchement… Brunes ou blondes ?
LOUKA. — Je n’ose pas…
KHLESTAKOV. — Non, non, pas de faux-fuyants. Je tiens absolument à connaître votre goût.
LOUKA. — Je me permettrai de vous avouer… (À Part.) Ah ! je ne sais plus ce que je raconte.
KHLESTAKOV. — Ah ! ah ! Vous ne voulez rien dire ! Sans doute quelque petite brunette vous a déjà joué un tour à sa façon. Allons, convenez-en ! (Louka se tait.) Ah ! ah ! vous rougissez ! Vous voyez ! Pourquoi ne parlez-vous pas ?
LOUKA, intimidé. — Intimidé, Votre Exce… Votre Alte… (À part.) Ah ! maudite langue, tu me perds !
KHLESTAKOV. — Vous êtes intimidé ? En effet, dans mes yeux, il y a quelque chose d’intimidant. En tout cas, je sais qu’aucune femme ne peut y résister. N’est-ce pas ?
LOUKA. — Parfaitement.
KHLESTAKOV. — Il m’arrive une drôle d’histoire. J’ai dépensé tout mon argent en cours de route, ne pourriez-vous pas me prêter 300 roubles ?
LOUKA, à part, fouillant dans ses poches. — Mon Dieu, pourvu que je les aie. Ah ! les voilà, les voilà…
Il sort les billets et les offreà Khlestakov.
KHLESTAKOV. — Je vous remercie.
LOUKA, au garde-à-vous. — Je n’ose plus vous importuner…
KHLESTAKOV. — C’est cela, au revoir !
LOUKA, qui sort presque en courant. — Ah ! Dieu merci… J’espère qu’il ne visitera pas l’école !
SCÈNE VI
Khlestakov et Artème, qui entre et se fige au garde-à-vous.
ARTÈME. — J’ai l’honneur de me présenter : conseiller de cour Zemlianika, surveillant des établissements de bienfaisance.
KHLESTAKOV. — Bonjour, prenez place, je vous prie.
ARTÈME. — J’ai eu l’honneur de vous accompagner et de vous recevoir personnellement dans les établissements confiés à ma surveillance.
KHLESTAKOV. — Ah ! oui, je me souviens. Vous nous avez régalés d’un excellent déjeuner.
ARTÈME. — Toujours heureux de me dévouer au service du pays !
KHLESTAKOV. — Je l’avoue, c’est mon faible, j’aime la bonne chère. Mais, dites-moi, je vous prie, il me semble qu’hier vous étiez un peu plus petit de taille, n’est-ce pas vrai ?
ARTÈME. — C’est fort possible. (Après un silence.) Je peux dire que je n’épargne pas mes forces et me consacre entièrement au service de mes fonctions. (Se rapprochant et continuant à mi-voix.) Ce n’est pas comme le Directeur des postes, qui ne fiche absolument rien ; toutes ses affaires sont en souffrance… on retient les paquets, veuillez vous en assurer vous-même. Le juge aussi, qui était là il y a un instant, il ne fait que courir le lièvre ; il tient ses chiens dans le prétoire et sa conduite — s’il faut tout vous dévoiler, et pour le bien du pays je suis obligé de le faire, quoiqu’il soit mon parent et ami — sa conduite est des plus condamnables. Il y a ici un propriétaire, un certain Dobtchinski que vous avez eu l’occasion de voir ; eh bien, dès que ce Dobtchinski quitte sa maison, l’autre est déjà là, auprès de sa femme. Je suis prêt à le témoigner… Tenez, regardez ses enfants, il n’y en a pas un qui ressemble à Dobtchinski, mais tous, jusqu’à sa petite dernière, c’est le juge tout craché.
KHLESTAKOV. — Ah ! bah ! Vraiment, je ne l’aurais jamais cru.
ARTÈME. — Jusqu’à l’Inspecteur scolaire… je me demande comment le gouvernement a pu le charger d’une telle fonction, c’est pire qu’un jacobin, il inculque à la jeunesse des principes si détestables qu’il est difficile même de les exprimer. Si vous le désirez, je peux vous exposer tout cela par écrit !
KHLESTAKOV. — C’est cela, c’est cela, par écrit ! Cela me sera très agréable. Quand je m’ennuie, vous savez, j’aime bien lire quelque chose de drôle… Comment vous appelez-vous, j’oublie toujours.
ARTÈME. — Zemlianika.
KHLESTAKOV. — Ah ! oui, Zemlianika ! Et dites-moi, je vous prie, avez-vous des enfants ?
ARTÈME. — Mais oui ! J’en ai cinq, dont deux déjà grands.
KHLESTAKOV. — Ah ! bah ! Déjà grands ! Et comment sont-ils… je veux dire… comment…
ARTÈME. — Vous désirez sans doute savoir comment on les appelle ?
KHLESTAKOV. — Oui, comment les appelez-vous ?
ARTÈME. — Nicolas, Ivan, Élisabeth, Marie et perpétue.
KHLESTAKOV. — Cela, c’est bien.
ARTÈME. — N’osant pas abuser plus longtemps des instants consacrés à de si hauts devoirs…
Il salue et se dirige vers la porte.
KHLESTAKOV, l’accompagnant. — Mais pas du tout ! C’est très drôle ce que vous m’avez raconté. Et s’il vous plaît une autre fois… je vous en prie… J’aime beaucoup cela. (Il revient et, ouvrant la porte, crie 🙂 Eh ! dites, comment donc ? J’oublie toujours votre nom ?
ARTÈME. — Artème Philippovitch Zemlianika.
KHLESTAKOV. — Rendez-moi ce service, Artème Philippovitch, il m’arrive une drôle d’histoire, j’ai dépensé tout mon argent en cours de route. N’auriez-vous pas… 400 roubles à me prêter ?
ARTÈME. — Si, je les ai.
KHLESTAKOV. — Voyez comme cela tombe bien. Je vous remercie infiniment.
SCENE VII
Khlestakov, Dobtchinski et Bobtchinski.
BOBTCHINSKI. — J’ai l’honneur de me présenter : habitant de cette ville, Pierre, fils d’Ivan Bobtchinski.
DOBTCHINSKI. — Propriétaire foncier, Pierre, fils d’Ivan Dobtchinski.
KHLESTAKOV. — Ah ! mais je vous ai déjà vus… C’est vous qui êtes tombé, il me semble. Alors, comment va votre nez ?
BOBTCHINSKI. — Dieu merci ! Ne vous inquiétez pas ! C’est déjà sec, complètement sec.
KHLESTAKOV. — Déjà sec ? C’est très bien. J’en suis ravi… (D’un ton brusque.) Avez-vous de l’argent ?…
DOBTCHINSKI. — De l’argent ? Comment de l’argent ?
KHLESTAKOV. — … À me prêter. Un millier de roubles ?
BOBTCHINSKI. — Mon Dieu, je n’aurai pas une telle somme… Et vous, Pierre Ivanovitch ?
DOBTCHINSKI. — Je n’en ai pas sur moi. Tout mon argent, si vous désirez le savoir, est placé à la Caisse de bienfaisance.
KHLESTAKOV. — Alors, si vous n’avez pas les 1 000, donnez-moi une centaine de roubles.
BOBTCHINSKI, fouillant ses poches. — Vous n’auriez pas 1oo roubles, Pierre Ivanovitch ? Moi je n’en ai que 40 en billets de banque.
DOBTCHINSKI, regardant dans son portefeuille. — 25 roubles seulement.
BOBTCHINSKI. — Cherchez un peu mieux, Pierre Ivanovitch. Vous avez, je le sais, une petite fente dans la poche droite, cela s’est peut-être glissé là-dedans.
DOBTCHINSKI. — Non, vraiment, je ne trouve rien, même dans la fente.
KHLESTAKOV. — Tant pis, cela ne fait rien. C’était simplement en passant. Donnez-moi toujours 65 roubles… cela n’a pas d’importance.
Il prend l’argent.
DOBTCHINSKI. — Puis-je me permettre de vous adresser une requête au sujet d’une affaire très délicate ?
KHLESTAKOV. — Quoi donc ?
DOBTCHINSKI. — C’est une affaire extrêmement délicate. Mon fils aîné, voyez-vous, est venu au monde avant mon mariage.
KHLESTAKOV. — Ah ! oui…
DOBTCHINSKI. — C’est-à-dire, c’est une façon de parler, car il a été conçu par moi, exactement comme si le mariage avait eu lieu, et d’ailleurs j’ai légalisé la situation par la suite en me mariant officiellement. Eh bien, j’aurais désiré, voyez-vous, qu’il devînt véritablement mon fils légitime, qu’il pût porter mon nom, Dobtchinski.
KHLESTAKOV. — Eh bien, qu’il le porte, je n’y vois pas d’inconvénient.
DOBTCHINSKI. — Je ne vous aurais pas importuné, mais il est tellement doué… Ce gamin est plein de promesses. Il récite par cœur toutes sortes de poésies. Dès qu’un canif lui tombe sous la main, il se met à vous fabriquer des petits chariots avec une adresse stupéfiante. Pierre Ivanovitch pourrait vous le dire…
BOBTCHINSKI. — Oui, en effet, il est très doué.
KHLESTAKOV. — Bien, bien ! J’en fais mon affaire, j’en parlerai… j’espère que… enfin, tout s’arrangera, oui, oui… (À Bobtchinski :) Et vous, vous n’avez rien à me dire ?
BOBTCHINSKI. — Oh ! si, j’ai une très humble prière à vous adresser.
KHLESTAKOV. — Qu’est :-ce que c’est ?
BOBTCHINSKI. — Je vous demanderai très humblement, lorsque vous irez à Pétersbourg, dites là-bas à tous les grands seigneurs, aux sénateurs, aux amiraux, dites-leur : « Voilà, Votre Excellence ou Votre Altesse, dans telle ville vit un certain Pierre Ivanovitch Bobtchinski. » Oui, rien que cela : « vit un certain Pierre Ivanovitch Bobtchinski ».
KHLESTAKOV. — Très bien.
BOBTCHINSKI. — Et si par hasard vous rencontrez l’empereur, dites à l’empereur aussi : « Voilà, Sire, dans telle ville vit un certain Pierre Ivanovitch Bobtchinski. »
KHLESTAKOV. — Je n’y manquerai pas.
DOBTCHINSKI. — Excusez d’avoir abusé de votre patience.
BOBTCHINSKI. — Excusez d’avoir abusé de votre patience.
KHLESTAKOV. — Mais non, nullement ! Je suis enchanté. (Il les reconduit.)
SCÈNE VIII
Khlestakov, seul.
KHLESTAKOV. — Il y a ici beaucoup de fonctionnaires. J’ai l’impression qu’ils me prennent tous pour un homme d’État. J’ai dû leur faire une grande impression, hier après dîner. Quels imbéciles ! Si j’écrivais tout cela à mon ami Triapitchkine à Pétersbourg. Il s’amuse à torcher des articles, il les arrangera aux petits oignons. Eh ! Ossip ! donne-moi du papier et de l’encre ! (Ossip passe la tête à la porte, et dit : « Tout de suite. ») Et quand on tombe entre les pattes de Triapitchkine, gare ! Pour un bon mot, il n’épargnerait ni père ni mère ; de plus, il n’est pas insensible à l’argent. Par ailleurs, il faut le reconnaître, ces fonctionnaires sont de braves gens, c’est très gentil de leur part de m’avoir prêté de l’argent. Voyons, si je comptais un peu. De la part du Juge, 300, du Directeur des postes, 300, 600, 700, voilà un billet graisseux… 800, 900… Oh ! oh ! on dépasse les 1000… Si maintenant j’avais la chance de te coincer derrière un tapis vert, mon capitaine, tu verrais alors de nous deux qui aurait le dessus !
SCÈNE IX
Khlestakov et Ossip, qui entre avec de l’encreet du papier.
KHLESTAKOV. — Eh bien, tu vois, imbécile, comme on nous traite, comme on nous reçoit !
Il écrit.
OSSIP. — Oui, Dieu merci, il n’y a rien à dire ! Seulement, croyez-moi, Ivan Alexandrovitch…
KHLESTAKOV. — Quoi ?
OSSIP. — Partez d’ici ! Je vous jure qu’il est temps.
KHLESTAKOV, écrivant. — Quelle idiotie ! Pourquoi ?
OSSIP. — Comme cela ! Que Dieu les bénisse tous ! Vous avez eu deux jours de bon temps. Cela suffit maintenant. Pourquoi vous lier avec eux ? Laissez-les tomber ! On ne sait jamais ! Si quelqu’un d’autre allait arriver… Je vous assure, Ivan Alexandrovitch ! Et les chevaux sont fameux ici ; on pourrait s’en payer du voyage !…
KHLESTAKOV, continuant à écrire. — Non, j’ai encore envie de rester. On verra demain.
OSSIP. — Demain, demain ! Je vous assure, partons, Ivan Alexandrovitch ! C’est un grand honneur pour vous, mais quand même, il vaut mieux filer tout de suite, croyez-moi ; on vous a pris pour quelqu’un d’autre, c’est clair… Votre père aussi sera furieux si vous tardez trop. Croyez-moi, on en ferait du voyage ! On vous donnera ici des chevaux formidables !
KHLESTAKOV, écrivant. — Eh bien, soit ! Seulement, porte-moi d’abord cette lettre, tu en profiteras pour demander la feuille de route. Mais veille à ce qu’on nous donne de bons chevaux ! Tu diras aux cochers qu’il y aura un bon pourboire, qu’ils nous mènent un train d’enfer et qu’ils nous chantent des chansons ! (Continuant à écrire.) J’imagine la tête de Triapitchkine, il va en crever de rire…
OSSIP. — Je la ferai porter par quelqu’un d’ici, et moi je ferais mieux de faire la malle pour ne pas perdre temps.
KHLESTAKOV. — Comme tu veux. Mais apporte une bougie.
OSSIP sort, mais on entend sa voix en coulisse. — Eh ! écoute, vieux ! C’est pour porter une lettre à la poste. Dis au directeur qu’il l’accepte sans argent et qu’il nous envoie tout de suite son meilleur attelage. Tu lui diras qu’on ne paiera pas, que c’est au compte du gouvernement. Et que ce soit fait en vitesse, sinon mon maître se fâchera. Attends, la lettre n’est pas encore prête.
KHLESTAKOV, continuant à écrire. — Je serais curieux de savoir où il habite à présent : rue de la Poste ou rue des Pois. C’est que lui aussi aime assez à déménager sans payer le terme. Ma foi, je vais toujours lui écrire rue de la Poste.
Il plie la lettre et écrit l’adresse. Ossip apporte une bougie. Khlestakov cachette la lettre. On entend la voix de Dierjimorda.
LA VOIX DE DIERJIMORDA. — Où que tu vas, vieille barbe ? On te dit que c’est interdit d’entrer.
KHLESTAKOV, donnant la lettre à Ossip. — Tiens, porte cela.
LA VOIX D’UN MARCHAND. — Laisse-nous passer, petit père, vous ne pouvez pas nous refuser ; on vient pour affaire !
LA VOIX DE DIERJIMORDA. — Allez, fichez le camp. Il ne reçoit pas ; il dort !
Le bruit augmente.
KHLESTAKOV. — Qu’est-ce qui se passe, Ossip ? Va voir pourquoi tout ce vacarme.
OSSIP, regardant par la fenêtre. — C’est des marchands qui veulent entrer, et l’agent les repousse. Ils agitent des papiers, sans doute veulent-ils vous voir.
KHLESTAKOV, à la fenêtre. — Qu’est-ce qu’il y a, mes amis ?
LA VOIX DES MARCHANDS. — On vient solliciter ta grâce, seigneur, ne nous refuse pas, accepte notre requête !
On voit des pétitions qui s’agitent au bas de la fenêtre. Khlestakov prend une des pétitions aperçues à la fenêtre.
KHLESTAKOV. — Laissez passer ! Qu’ils entrent. Ossip, dis-leur qu’ils viennent. (Ossip sort. Khlestakov reçoit les pétitions par la fenêtre, en déplie une et lit :) « À Son Altesse Sérénissime le monsieur des Finances de la part du marchand Abdouline. » Qu’est-ce que c’est que cela ? On n’a jamais vu un titre pareil !
SCÈNE X
Khlestakov et les marchands, qui entrent avec un panier de vin, deux pains de sucre, un plateau, une corde.
KHLESTAKOV. — Qu’est-ce qu’il y a, mes amis ?
LES MARCHANDS. — Nous saluons bien bas Votre Excellence.
KHLESTAKOV. — Que désirez-vous ?
LES MARCHANDS. — Aie pitié, seigneur ! On nous fait subir les pires persécutions.
KHLESTAKOV. — Qui donc ?
UN DES MARCHANDS. — Toujours le même, le gouverneur d’ici.
DEUXIÈME MARCHAND. — On n’a jamais vu, seigneur, un gouverneur pareil ! Il nous fait tant de misères qu’il est impossible de les décrire.
PREMIER MARCHAND. — Il nous accable de réquisitions, autant se mettre la corde au cou tout de suite. Il n’a aucune conduite. Il nous tire la barbe et nous traite de sale Tartare. Tel que !
DEUXIÈME MARCHAND. — Si encore nous lui avions fait quelque chose, mais on se conduit toujours correctement ; tout ce qu’il lui faut pour les robes de sa femme et de sa fille, on le lui donne sans lésiner. Mais pour lui, ce n’est jamais assez. Vrai !
PREMIER MARCHAND. — Il entre dans la boutique et ramasse tout ce qui lui tombe sous la main. Il voit une pièce de drap : « Voilà du bon drap », qu’il dit, « tu vas me la faire porter. »
DEUXIÈME MARCHAND. — Une pièce d’au moins cinquante aunes, et l’on est forcé de s’exécuter.
KHLESTAKOV. — Pas possible ! Mais c’est un véritable gredin !
TOUS. — Tel que.
DEUXIÈME MARCHAND. — On n’a jamais vu un gouverneur pareil ! Dès qu’on l’aperçoit, on cache tout dans la boutique ; s’il ne prenait que des choses délicates mais jusqu’à des saloperies ; des pruneaux qui sont restés dans leur tonneau depuis sept ans, dont mon garçon de boutique ne voudrait même pas, il s’en met plein les poches !
PREMIER MARCHAND. — Sa fête, c’est la Saint-Antoine ; on lui apporte de tout ce jour-là, on ne peut pas dire, il est vraiment comblé, eh bien, non, cela ne suffit pas. Il dit que la Sainte-Onufre c’est aussi sa fête Il faut fêter encore la Sainte-Onufre.
KHLESTAKOV. — Mais c’est tout bonnement un voleur !
TOUS. — Tel que.
DEUXIÈME MARCHAND. — Et si l’on essaie de protester il installe chez vous tout un régiment de cosaques, ou bien il vous fait fermer boutique. « Je ne te fouetterai pas, qu’il dit, je ne te ferai pas torturer puisque c’est interdit par la loi, mais, toi, mon gaillard, tu me boufferas du hareng saur ! »
KHLESTAKOV. — Quel gredin, mais il mérite la Sibérie !
TOUS. — Que Ta Grâce l’envoie où elle voudra, cela sera toujours bien, pourvu que ce soit loin d’ici.
DEUXIÈME MARCHAND. — Ne dédaigne pas nos hommages, Excellence, accepte ces pains de sucre et ce panier de vin.
KHLESTAKOV. — Non, non, ne croyez pas cela ; je ne prends jamais de pots-de-vin. Par contre, si vous vouliez, par exemple, me prêter 300 roubles, ce serait autre chose ; je peux toujours accepter un prêt.
DEUXIÈME MARCHAND. — Certainement, Excellence. (Sortant des billets de banque.) Mais pourquoi 300 ? Prends-en tout de suite 500, viens-nous seulement en aide.
KHLESTAKOV. — Si vous voulez, du moment que c’est un prêt, je ne dis rien, j’accepte.
DEUXIÈME MARCHAND, lui offrant l’argent sur un plat d’argent. — Faites-nous plaisir, acceptez le plateau avec !
KHLESTAKOV. — Eh bien, va pour le plateau !
PREMIER MARCHAND, saluant. — Prenez donc en même temps le sucre…
KHLESTAKOV. — Non, non, pas de pot-de-vin !
OSSIP — Excellence, pourquoi n’acceptez-vous pas ? Prenez ! En route, cela peut toujours servir. Allez, amène par ici ! Tout : les pains de sucre, le panier et le reste, rien ne sera perdu ! Qu’est-ce que tu as là ? Une ficelle ? Amène la ficelle, une ficelle peut toujours servir : on ne sait jamais, en route, quelque chose peut casser !
PREMIER MARCHAND. — Alors, faites-nous cette grâce, Votre Excellence, si jamais vous ne nous aidez pas, on ne sait pas ce qu’on deviendra.
TOUS. — Autant se mettre la corde au cou tout de suite !
KHLESTAKOV. — Certainement, certainement ! Je ferai pour le mieux.
Les Marchands sortent. Onentend une voix de femme.
LA VOIX DE FEMME. — Non, tu n’oseras pas m’empêcher d’entrer ! Je me plaindrai à lui-même ! Ne pousse pas comme cela, tu me fais mal !
KHLESTAKOV. — Qu’est-ce que c’est ? (Il s’approche de la fenêtre.) Qu’est-ce qu’il y a, la mère ?
VOIX DE DEUX FEMMES. — Grâce, justice ! Ordonne qu’on nous laisse passer, Excellence !
KHLESTAKOV. — Qu’on les laisse entrer.
SCÈNE XI
Khlestakov, la femme du serrurier et la femme du sous-officier.
LA FEMME DU SERRURIER, saluant très bas. — Ayez pitié !
LA FEMME DU SOUS-OFFICIER. — Grâce, Excellence !
KHLESTAKOV. — Mais qui êtes-vous ?
LA FEMME DU SOUS-OFFICIER. — La femme du sous-officier Ivanov.
LA FEMME DU SERRURIER. — La femme du serrurier Févronia Pétrovna Pochliopkina, mon père.
KHLESTAKOV. — Attends. Parle la première, toi ! Qu’est-ce que tu veux ?
LA FEMME DU SERRURIER. — Je demande grâce, justice contre le gouverneur, seigneur ! Que Dieu l’accable de tous les maux, le bandit ! lui et ses enfants, ses oncles et tantes, s’il en a !
KHLESTAKOV. — Pour quelle raison ?
LA FEMME DU SERRURIER. — Il a fait partir mon mari dans l’armée, le gredin ! Ce n’était pas son tour et la loi le défend puisqu’il était marié.
KHLESTAKOV. — Mais comment a-t-il pu le faire ?
LA FEMME DU SERRURIER. — Il l’a fait, le gredin, il l’a fait ! Que le bon Dieu le frappe dans ce monde et dans l’autre, que sa tante, s’il en a une, attrape la vermine et que son père, s’il vit encore, crève ou s’étrangle pour l’éternité, la canaille ! C’était au fils du tailleur de partir, avec cela que c’était un pochard ; mais ses parents lui ont fait un riche cadeau, alors il s’est rejeté sur le fils de la marchande Pantéléiéva, et la Pantéléiéva envoie trois pièces de toile à sa femme, alors il s’est tourné vers moi. « Qu’est-ce que cela te fait, qu’il me dit, qu’on prenne ton mari ?… il ne te sert plus à rien. » — Mais moi, je le sais, s’il me sert ou s’il me sert pas ; c’est mon affaire cela, espèce de gredin ! — « C’est un voleur, qu’il dit, bien qu’il n’ait pas encore volé, c’est tout comme, il volera un jour, de toutes façons, il faudra qu’il parte l’année prochaine comme recrue ! » — Et moi, qu’est-ce que je vais faire sans mari, gredin que tu es ! Je suis sans défense, moi, espèce de salaud ! Que toute ta lignée soit privée de la lumière du jour, et que ta belle-mère, si tu en as une… »
KHLESTAKOV. Il l’accompagne jusqu’à la porte. — C’est bon ! C’est bon ! Et toi ?
LA FEMME DU SERRURIER, en s’en allant. — Ne m’oublie pas, mon père, sois miséricordieux !
LA FEMME DU SOUS-OFFICIER. — C’est contre le gouverneur, mon petit père, que je viens !
KHLESTAKOV. — De quoi s’agit-il ? Parle, mais sois brève !
LA FEMME DU SOUS-OFFICIER. — Il m’a fait fouetter, mon petit père !
KHLESTAKOV. — Comment cela ?
LA FEMME DU SOUS-OFFICIER. — Par erreur ! Nos femmes se sont battues au marché, et la police est arrivée trop tard. Alors c’est moi qu’on a empoignée. Ils m’ont si bien arrangée que je n’ai pas pu m’asseoir pendant deux jours.
KHLESTAKOV. — Et alors, qu’est-ce qu’on peut y faire ?
LA FEMME DU SOUS-OFFICIER. — Pour y faire, on ne peut rien y faire, évidemment ! Mais pour l’erreur, fais-lui payer une indemnité. Je ne peux pas refuser cette chance, j’ai besoin d’argent en ce moment.
KHLESTAKOV. — Bien, bien. Allez ! Je m’en occuperai. (Des mains paraissent à la fenêtre, tendant des pétitions.) Qu’est-ce qu’il y a encore ? (Il s’approche de la fenêtre.) Non, non, je ne veux plus ! Inutile ! Inutile ! (Il se retire.) Ils m’ennuient à la fin ! Ne laisse plus entrer, Ossip !
OSSIP, criant par la fenêtre. — Allez, allez ! On n’a pas le temps. Revenez demain ! (La porte s’ouvre et l’on aperçoit une figure vêtue d’un long manteau, mal rasée, avec une lèvre enflée et la joue bandée. Derrière, quelques autres personnages se profilent au second plan.) Dehors, dehors ! On n’entre pas !
Il repousse le premier et sort avec lui en fermant la porte.
SCÈNE XII
Khlestakov et Maria.
MARIA. — Ah !
KHLESTAKOV. — Qu’est-ce qui vous a fait si peur, mademoiselle ?
MARIA. — Moi, je n’ai pas eu peur.
KHLESTAKOV, faisant des grâces. — Permettez, mademoiselle, je suis au contraire très flatté que vous m’ayez pris pour quelqu’un qui pourrait… Oserai-je vous demander où vous aviez l’intention d’aller ?
MARIA. — Vraiment, je n’allais nulle part.
KHLESTAKOV. — Et pourquoi, s’il vous plaît, n’alliez-vous nulle part ?
MARIA. — Je pensais que maman était peut-être ici.
KHLESTAKOV. — Non. Je voudrais savoir pourquoi vous n’alliez nulle part ?
MARIA. — Je vous ai dérangé. Vous étiez pris par des affaires importantes.
KHLESTAKOV, même jeu. — Il n’y a pas d’affaires importantes qui vaillent vos yeux, mademoiselle ! Vous ne pouvez nullement me déranger, d’aucune manière ; au contraire, vous ne pouvez que me faire plaisir
MARIA. — Vous vous exprimez comme à la capitale.
KHLESTAKOV. — Mais c’est pour une aussi exquise personne que vous ! Oserai-je avoir le bonheur de vous offrir une chaise ? Mais que dis-je, ce n’est pas une chaise qu’il vous faudrait, c’est un trône !
MARIA. — Vraiment, je ne sais… il faudrait que je m’en aille.
Elle s’assied.
KHLESTAKOV. — Vous avez un charmant petit fichu…
MARIA. — Vous raillez ! Vous voulez seulement vous moquer d’une pauvre provinciale.
KHLESTAKOV. — Ah ! mademoiselle, comme je voudrais être ce fichu pour entourer votre col de lis !
MARIA. — Je ne comprends pas du tout de quoi vous parlez… De quel fichu… Quel drôle de temps aujourd’hui !
KHLESTAKOV. — Vos petites lèvres, mademoiselle, valent mieux que n’importe quel temps.
MARIA. — Vous me dites des choses… Je vous demanderai de m’écrire plutôt quelques vers sur mon album en souvenir. Vous devez en savoir beaucoup.
KHLESTAKOV. — Pour vous, mademoiselle, je ferais n’importe quoi. Exigez ! Quels vers voulez-vous ?
MARIA. — N’importe. De ces vers qui sont beaux et nouveaux.
KHLESTAKOV. — Des vers ! Mais j’en connais tant !
MARIA. — Alors, dites-moi ceux que vous m’écrirez.
KHLESTAKOV. — Pourquoi faire ? Puisque je les connais !
MARIA. — Je les aime tellement…
KHLESTAKOV. — C’est que j’en ai de toutes sortes. Tenez, ne serait-ce que ceci, par exemple : « Oh ! toi qui dans la douleur te plains vainement de Dieu », et tant d’autres… Ils ne me reviennent pas sur le moment ; d’ailleurs, cela n’a pas d’importance. Je voudrais plutôt vous entretenir de mon amour, de mon amour que vos regards…
Il rapproche sa chaise.
MARIA. — L’amour ! je ne comprends pas ce que c’est. L’amour, je n’ai jamais su ce que c’était.
Elle éloigne sa chaise.
KHLESTAKOV. — Pourquoi éloignez-vous votre chaise ? Nous serions mieux assis l’un près de l’autre.
MARIA, éloignant sa chaise. — Pourquoi près ? Nous sommes aussi bien en étant loin.
KHLESTAKOV, se rapprochant. — Pourquoi loin ? Nous sommes aussi bien en étant près !
MARIA, s’éloignant. — À quoi bon ?
KHLESTAKOV. — Il vous semble que nous sommes près, mais vous n’avez qu’à vous imaginer que nous sommes loin… Comme je serais heureux, mademoiselle de vous serrer dans mes bras !
MARIA, regardant par la fenêtre. — Tiens… J’ai cru voir passer un oiseau ! Serait-ce une pie ou bien…
KHLESTAKOV, lui baisant l’épaule et regardant par la fenêtre. — C’est une pie.
MARIA, se levant, furieuse. — Ah ! non, cela va trop loin. Quelle impudence !
KHLESTAKOV, la retenant. — Excusez-moi, mademoiselle, je l’ai fait par amour, uniquement par amour
MARIA, essayant de se dégager. — Vous me prenez pour une provinciale.
KHLESTAKOV, la retenant toujours. — Par amour je vous jure que c’était par amour. J’ai voulu plaisanter, Maria Antonovna, ne vous fâchez pas. Je suis prêt à vous demander pardon à genoux. (Il tombe à genoux) Pardonnez-moi, pardonnez-moi ! Vous voyez je suis à genoux !
SCÈNE XIII
Les mêmes et Anna.
ANNA, voyant Khlestakov à genoux. — Ah ! quel tableau !
KHLESTAKOV, se relevant. — Ah ! nom d’un chien !
ANNA— Qu’est-ce que cela veut dire, mademoiselle ? En voilà une conduite !
MARIA. — Mais, maman…
ANNA. — Hors d’ici, tu entends ! Allez, va-t’en… Et que je ne te voie plus. (Maria sort en pleurs.) Excusez-moi, monsieur, mais, je l’avoue, je suis tellement et étonnée…
KHLESTAKOV, à part. — Mais elle est très appétissante, la mère, et pas mal du tout. (Tombant à genoux.) Madame, vous voyez, je brûle d’amour.
ANNA. — Comment, vous, à genoux ? Mais relevez-vous ! Le parquet n’est pas seulement balayé !
KHLESTAKOV. — Non, à genoux, je resterai à genoux ; je veux savoir ce qui m’attend, la vie ou la mort.
ANNA. — Permettez, je ne comprends pas encore le sens exact de vos paroles. Si je ne me trompe, vous me faites une déclaration au sujet de ma fille ?
KHLESTAKOV. — Non, je suis amoureux de vous. Ma vie ne tient qu’à un fil. Si vous ne couronnez pas cet amour éternel, je suis indigne de l’existence terrestre. La flamme au cœur, je vous demande votre main.
ANNA. — Permettez-moi de vous faire remarquer que je suis en quelque sorte… je suis mariée.
KHLESTAKOV. — Cela n’a pas d’importance. L’amour ne fait pas de distinction, Karamzine l’a dit : « Si les lois nous condamnent, nous nous réfugierons à l’ombre d’un ruisseau. » Votre main, je demande votre main.
SCÈNE XIV
Les mêmes et Maria, qui entre en courant.
MARIA. — Maman, papa a dit que… (Apercevant Khlestakov à genoux.) Ah ! quel tableau !
ANNA. — Eh bien quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? En voilà une étourdie ! Tu arrives là comme un chat échaudé ! Qu’as-tu donc trouvé de si extraordinaire ? Qu’est-ce que tu t’es encore imaginé ? Vraiment, on dirait une enfant de trois ans. On ne dirait jamais, jamais que tu as déjà dix-huit ans. Je me demande quand tu deviendras plus raisonnable. Quand tu sauras te conduire en fille bien élevée, quand tu apprendras enfin ce que c’est que les bonnes manières et la maîtrise de soi-même.
MARIA, en larmes. — Vraiment, maman, je ne savais pas.
ANNA. — Tu n’as qu’un perpétuel courant d’air dans la tête, tu prends exemple sur les filles de Liapkine-Tiapkine. Qu’as-tu à les regarder ? Tu ne devrais pas les regarder ! Tu as d’autres exemples devant toi ta mère. Voilà les exemples que tu devrais suivre !
KHLESTAKOV, saisissant la main de la fille. — Anna Andréievna, ne vous opposez pas à notre bonheur ! Bénissez un amour éternel !
ANNA, étonnée. — Comment, c’est elle, que…
KHLESTAKOV. — Décidez, la vie ou la mort !
ANNA. — Eh bien, tu vois, imbécile, tu vois, c’est à cause de toi, espèce de propre à rien, que notre hôte a daigné se mettre à genoux, et toi, tu arrives comme une folle. Vraiment, mais alors vraiment, tu mériterais que je refuse : tu es indigne d’un tel bonheur.
MARIA. — Je ne le ferai plus, petite maman, je ne le ferai plus jamais.
SCÈNE XV
Les mêmes et le gouverneur, qui entre tout essoufflé.
LE GOUVERNEUR. — Votre Excellence, pitié ! Ne me perdez pas ! je vous en supplie !
KHLESTAKOV. — Qu’avez-vous ?
LE GOUVERNEUR. — Des marchands sont venus se plaindre à Votre Excellence. Sur mon honneur, je vous le jure, il n’y a pas la moitié de vrai dans ce qu’ils ont raconté. C’est eux-mêmes qui trompent et volent le pauvre peuple. La femme du sous-officier vous a menti en disant que je l’ai fait fouetter ; elle a menti, je vous jure qu’elle a menti. C’est elle qui s’est fouettée elle-même.
KHLESTAKOV. — Mais qu’elle aille au diable ! Il s’agit bien de cela !
LE GOUVERNEUR. — Ne les croyez pas ! Ne les croyez pas ! Ce sont de tels menteurs. Un enfant ne les croirait pas. Toute la ville les connaît pour leurs mensonges. Ce sont de tels filous, permettez-moi de vous le dire, que jamais des filous pareils n’ont existé au monde.
ANNA — Sais-tu l’honneur que nous fait Ivan Alexandrovitch ? Il demande la main de notre fille !
LE GOUVERNEUR. — De qui ? De qui ? Tu as complètement perdu la tête, ma pauvre mère. Excusez-la, Excellence, ne vous fâchez pas, elle est un peu dérangée, cela lui vient de sa mère.
KHLESTAKOV. — Mais c’est exact, je demande sa main. Je suis amoureux.
LE GOUVERNEUR. — Je ne peux pas le croire, Excellence.
ANNA. — Mais puisqu’on te le dit !
KHLESTAKOV. — Je ne plaisante pas. L’amour peut me faire perdre la raison.
LE GOUVERNEUR. — Je n’ose croire… Je suis indigne d’un tel honneur.
KHLESTAKOV. — Si vous ne consentez pas à m’accorder la main de Maria Antonovna, le diable m’emporte, je ne réponds pas de moi…
LE GOUVERNEUR. — Je ne peux pas le croire ; vous voulez plaisanter, Excellence !
ANNA. — Quelle tête de mule ! Mais puisqu’on te le répète.
LE GOUVERNEUR. — Je ne peux pas le croire.
KHLESTAKOV. — Donnez-la ! Donnez-la-moi ! Je suis un homme terrible, résolu à tout ; quand je me serai brûlé la cervelle, on vous traînera devant les tribunaux.
LE GOUVERNEUR. — Oh ! mon Dieu ! Je ne suis coupable ni de chair ni d’esprit. Ne vous fâchez pas ! Veuillez faire comme il plaira à Votre Grâce. Vraiment je n’ai plus la tête à moi. Je ne comprends plus rien à ce qui se passe. Je n’ai jamais été aussi idiot de ma vie.
ANNA. — Allons, donne-leur ta bénédiction.
Khlestakop s’approche avec Maria.
LE GOUVERNEUR. — Que Dieu vous bénisse ! Mais je n’y suis pour rien. (Khlestakov échange un baiser avec Maria ; le Gouverneur les regarde.) Diable ! Mais, en effet ! (Il se frotte les yeux.) Ils s’embrassent, mais oui, ils s’embrassent. Ils sont fiancés pour de bon. (Il crie en bondissant de joie :) Ah ! Anton ! Ah ! Anton ! Ah ! le Gouverneur ! Voilà maintenant où nous en sommes !
SCÈNE XVI
Les mêmes et Ossip.
OSSIP — Les chevaux sont prêts.
KHLESTAKOV. — Bon… je viens.
LE GOUVERNEUR. — Comment ? Vous partez ?
KHLESTAKOV. — Oui, je pars.
LE GOUVERNEUR. — Mais alors quand, je veux dire… Vous avez daigné vous-même, il me semble, faire allusion à un mariage ?
KHLESTAKOV. — Oui, mais… c’est l’affaire d’une minute ; je passe une journée chez mon oncle, un vieillard richissime, et je reviens le lendemain.
LE GOUVERNEUR. — Nous n’osons pas vous retenir, dans l’espoir d’un heureux retour.
KHLESTAKOV. — Mais oui, mais oui, je ne fais qu’aller et venir. Adieu, mon amour… Non, vraiment, je ne sais comment m’exprimer… Adieu, ma chérie…
Il baise la main de Maria.
LE GOUVERNEUR. — N’auriez-vous besoin de rien pour la route ? Vous aviez, semble-t-il, quelque besoin d’argent ?
KHLESTAKOV. — Oh non, pour quoi faire. (Se ravisant.) Quoique, après tout, si cela peut vous faire plaisir…
LE GOUVERNEUR. — Combien désirez-vous ?
KHLESTAKOV. — Tenez, vous m’avez déjà donné 200 roubles… c’est-à-dire non, 400. Je ne veux pas profiter de votre erreur. Eh bien, donnez-m’en autant, et cela fera 800 en chiffres ronds.
LE GOUVERNEUR. — Tout de suite. (Il les sort de son portefeuille.) Tenez, comme un fait exprès, en billets tout neufs.
KHLESTAKOV. — Mais oui. (Il prend les billets et les examine.) Cela c’est bien. À billets neufs, bonheur nouveau, comme on dit.
LE GOUVERNEUR. — Parfaitement.
KHLESTAKOV. — Adieu, Anton Antonovitch ! Très obligé pour votre hospitalité ! Je l’avoue de tout cœur, je n’ai jamais été aussi bien accueilli. Adieu, Anna Andréievna ! Adieu, ma chérie, Maria Antonovna !
Ils sortent. Onentend leurs voix en coulisse. Anna et Maria se précipitent à la fenêtre.
LA VOIX DE KHLESTAKOV. — Adieu, ange de mon âme, Maria Antonovna.
LA VOIX DU GOUVERNEUR. — Comment, vous dans une simple voiture de poste ?
LA VOIX DE KHLESTAKOV. — Oui, c’est mon habitude. Les ressorts me donnent mal à la tête.
LA VOIX DU COCHER. — Hooh !
LA VOIX DU GOUVERNEUR. — Il faudrait au moins couvrir la banquette, ne fût-ce que d’un tapis. Voudriez vous que je fasse apporter un tapis ?
LA VOIX DE KHLESTAKOV. — Mais non, pour quoi faire ? Ce n’est rien. Au reste, si vous y tenez, qu’on apporte le tapis.
LA VOIX DU GOUVERNEUR. — Eh ! Avdotia, cours à la remise, sors le meilleur tapis, celui qui est à fond bleu, le persan, fais vite !
LA VOIX DU COCHER. — Hooh !
ANNA. —Quand est-ce que nous aurons le plaisir de vous revoir ?
LA VOIX DE KHLESTAKOV. — Demain ou après-demain.
LA VOIX D’OSSIP. — Ah ! voilà le tapis ! Amène-le, pose-le là ! Maintenant, de ce côté, une botte de foin.
LA VOIX DU COCHER. — Hooh !
LA VOIX D’OSSIP. — De ce côté, je te dis ! Par ici ! encore ! C’est bon. Voilà qui est fameux ! (Il tapote le tapis avec sa main.) Maintenant, vous pouvez vous asseoir, Votre Excellence.
LA VOIX DE KHLESTAKOV. — Adieu, Anton Antonovitch !
LA VOIX DU GOUVERNEUR. — Adieu, Votre Excellence !
ANNA et MARIA, ensemble. — Adieu, Ivan Alexandrovitch ! !
LA VOIX DE KHLESTAKOV. — Adieu, petite maman.
LA VOIX DU COCHER. — Hue, mes colombes !
On entend les grelots.
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