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L’Effroyable Vengeance de Nikolaï Vassilievitch Gogol


Littérature RusseLivres pour enfantsPoésie RusseNikolaï Vassilievitch Gogol – L’Effroyable Vengeance – Table des matièress
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XIII

– Chut ! plus bas, bonne femme, ne fais pas tant de bruit en marchant, mon enfant s’est assoupi. Il a longtemps pleuré, mon fils, et maintenant il dort. Je m’en vais au bois, bonne femme… Mais qu’as-tu à me regarder de la sorte ? Tu es horrible, de tes yeux sortent des grilles de fer… Brrr ! comme elles sont longues, et elles rougeoient comme du feu. Tu es, sans doute, une sorcière ? Mais si tu l’es, hors d’ici, tu volerais mon fils… Comme il est bête, ce capitaine Gorobietz ! il s’imagine que le séjour à Kiev me plaît, mais non, car ici reposent et mon fils et mon mari, dès lors qui veillera sur la maison ? je suis partie si doucement que pas un chat ne m’a entendue… Tu voudrais, bonne femme, rajeunir ? La chose ne souffre aucune difficulté, il n’est que de danser. Tiens, regarde, comme je danse !

Et à peine tenus ces propos sans suite, la voilà partie à danser, Catherine, laissant errer de tous côtés ses yeux vides de la moindre lueur de raison, et les deux poings sur les hanches elle bat du pied le sol en poussant des clameurs suraiguës. Les fers d’argent de ses bottes tintent sans rythme ni mesure ; sur sa gorge blanche s’agitent des tresses défaites. Légère comme l’oiseau, elle ne s’arrête plus, prend de l’élan et avec les moulinets de ses bras et ses hochements de tête, on dirait qu’à bout de forces elle va, ou bien s’écrouler sur le sol, ou bien s’envoler loin d’ici-bas.

La vieille nourrice se tient là, statue de la tristesse, et des larmes débordent du fond de ses rides ; ils ont aussi le cœur oppressé d’une lourde pierre, les fidèles serviteurs qui gardent leurs yeux fixés sur leur dame.

Mais déjà celle-ci, exténuée, se borne à piétiner mollement sur place, en s’imaginant qu’elle danse un branle effréné.

– Moi, j’ai un collier de verroteries, jeunes gars, dit-elle en s’arrêtant enfin, et vous n’en avez point… Où est mon mari ? clame-t-elle soudain, en tirant de sa ceinture un poignard turc… Oh ! ce n’est point le couteau qu’il faut…

À ces mots, des larmes roulent sur son visage qui reflète un immense chagrin.

– Le cœur de mon père est trop loin pour que cette lame l’atteigne. Il a le cœur bardé de fer, c’est une sorcière qui l’a forgé sur le feu de l’enfer. Pourquoi tarde-t-il donc, mon père ? Ignore-t-il que l’heure a sonné de le poignarder ? Sans doute attend-il que je me présente moi-même…

Elle s’interrompt en riant d’une manière bizarre.

– Il m’est revenu à la mémoire une histoire amusante. Je me suis rappelé comment on a enterré mon mari… Car enfin, on l’a mis en terre tout vivant… Et quelle envie de rire m’a prise !… Écoutez, écoutez !

Et au lieu de parler, elle entonne une chanson :

Un chariot ensanglanté roule

Où gît un Cosaque

Percé de balles et de coups de sabre.

Dans sa dextre il tient une lance

Il en coule du sang,

Toute une rivière de sang.

Au-dessus de la rivière, il y a un platane

Au-dessus du platane croasse un corbeau.

Sa mère pleure le Cosaque.

Ne pleure pas, mère, ne te désole pas,

Car ton fils s’est marié.

Il a pris pour femme une toute jeune demoiselle.

En pleins champs, une demeure souterraine

Qui n’a ni porte, ni fenêtres,

Et voici comment finit la chanson !

Le poisson dansait avec l’écrevisse,

Et qui ne m’aime pas, que sa mère en crève !…

Ainsi se brouillaient sur ses lèvres toutes sortes de refrains. Il y a deux jours qu’elle vit de nouveau chez elle et ne veut plus entendre parler de Kiev. Elle fuit les gens et du matin au soir erre dans les chênaies. Les branches griffues lui égratignent la face et les épaules, le vent emmêle ses cheveux dénoués, les feuilles d’automne craquent sous ses pieds et ses regards ne s’arrêtent sur rien. À l’heure où le crépuscule va s’éteindre, quand les étoiles n’ont point encore paru, que la lune ne brille pas, il est effrayant de marcher sous bois : aux arbres, les enfants morts sans baptême s’accrochent et se cramponnent aux branches, sanglotent, rient aux éclats, roulent, les jambes nouées au cou, par les sentes et dans les larges orties. Des flots du Dniépr accourent à la queue-leu-leu des jeunes filles qui se sont suicidées ; du crâne verdi la chevelure croule sur leurs épaules et l’eau avec un glouglou sonore ruisselle de ces longues mèches jusqu’à terre et la vierge luit à travers ce liquide comme si elle portait une chemise de verre. À ses lèvres naît un sourire charmant, les joues flambent, les prunelles se font aguichantes… ah ! elle se consumerait volontiers d’amour, elle aurait bien soif de baisers… Fuis, ô chrétien, ses lèvres sont de glace, sa couche est l’onde froide, elle te ferait expirer en te chatouillant et t’entraînerait alors dans le fleuve…

Catherine n’avait de regards pour personne ; privée de raison, elle ne craignait pas ces ondines et tard dans la nuit elle courait, couteau au poing, en quête de son père.

Un matin de bonne heure, s’en vint à cheval un visiteur inconnu, fort bien de sa personne, en justaucorps rouge et qui demandait des nouvelles du sire Danilo. Quand il eu tout entendu, il essuya du revers de la manche ses yeux gros de larmes et haussa les épaules. À l’en croire, il était un ancien frère d’armes de Bouroulbache ; ils avaient sabré de compagnie Tartares de Crimée et Turcs. Pouvait-il s’attendre à une telle fin pour le sire Danilo ? Il conta encore bien des choses et demanda à voir dame Catherine.

Au début, celle-ci ne faisait aucune attention aux propos de cet hôte, mais par la suite, elle prêta l’oreille comme une personne sensée, à ce qu’il disait. Il rapportait comment ils avaient vécu tous deux, absolument en frères consanguins, et qu’une fois, pour échapper à ceux de Crimée ils avaient dû ramer dur et longtemps… Catherine écoutait et ne détachait plus de lui ses regards.

« Cela va lui passer ! pensaient les serviteurs, ce nouveau venu la ramènera à la santé, voilà déjà qu’elle prête l’oreille, comme revenue à la raison… »

Le visiteur se mit à raconter entre autres choses qu’au cours d’un entretien à cœur ouvert le sire Danilo lui aurait dit : « Entends-moi bien, frère Koprian, quand la volonté de Dieu me rappellera de ce bas monde, conduis ma femme sous ton toit et qu’elle devienne ton épouse… »

Catherine darda sur lui des yeux terribles.

– Ah ! s’écria-t-elle, c’est lui, c’est mon père !… Elle s’élança, le couteau levé.

Il fallut à cet homme de longs efforts pour lui arracher l’arme ; il y parvint enfin et brandissant à son tour la lame, commit cet abominable forfait : un père tua sa fille privée de raison.

Les Cosaques plongés d’abord dans la stupéfaction auraient bien voulu se ruer sur lui, mais le sorcier, déjà en selle, avait disparu.


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